Nous publions ci-dessous la version complète d’un article — augmenté de quelques photographies — qui nous a été demandé par la maison de vente aux enchères Leclere pour le catalogue de sa vente Art nouveau du 18 mai 2018 à l’hôtel Drouot. Comme nous le faisons ponctuellement et de manière exceptionnelle, nous avons accepté de répondre favorablement à cette sollicitation afin de mettre en avant un objet rare et méconnu de la carrière de Guimard.
Ce vase en faïence émaillée est issu de la collaboration entre l’architecte et décorateur Hector Guimard (1867-1942) et l’un des plus célèbres céramistes de son temps, Édouard Achille dit Edmond Lachenal (1855-1948), collaboration attestée par la signature des deux artistes au culot du vase.
Les circonstances exactes de la rencontre entre Guimard et Lachenal ne nous sont pas connues. S’ils n’avaient pas noué de contact auparavant, ils ont pu se rencontrer à l’Exposition de la céramique et des arts du feu de 1897 où ils ont exposé tous deux. À cette date, Lachenal est déjà célèbre. Formé chez Théodore Deck, il possède son propre atelier depuis 1881. Au début des années 1900, le céramiste fait partie du comité fondateur de la Société des Artistes Décorateurs dont Guimard est lui-même membre fondateur. Il connait un succès certain notamment grâce au fameux service de table « au gui » vendu aux abonnés du journal Les Annales politiques et littéraires. Il abandonnera progressivement la céramique mais gardera toujours un œil sur le travail de ses fils à qui il a transmis son atelier.
De son côté, Guimard a manifesté un intérêt très tôt pour la céramique en l’employant d’abord comme décoration architecturale. Ce matériau, sous forme de faïence émaillée, se retrouve dès 1889 sur son pavillon de l’électricité à l’Exposition universelle puis sur les façades des hôtels Roszé, Jassedé et Delfau. Le contexte entourant la construction du Castel Béranger lui permet ensuite de proposer plusieurs vases en céramique exécutés par la maison Gilardoni et Brault et présentés dans la monographie qu’il consacre à l’édifice de la rue La Fontaine en 1898. Enfin, les commandes de la Manufacture de Sèvres, début 1900, apparaissent comme le couronnement de son travail dans ce domaine. À quelques rares exceptions près, Guimard renoncera à la céramique architecturale au milieu des années 1900 et se contentera d’exposer dans les salons des modèles déjà existants sans proposer de nouvelles créations.
Cet objet décoratif a bien failli passer inaperçu dans la carrière de l’architecte en raison, d’une part, de sa production très limitée. En effet, si l’on exclut cet exemplaire dont la provenance familiale laisse penser qu’il a peut-être été acheté dans un salon de l’époque, seuls deux autres modèles sont répertoriés à ce jour. Un exemplaire se trouve dans une collection privée, l’autre fait partie des très belles collections du Bröhan-Museum à Berlin.
D’autre part, Guimard a fait preuve d’une certaine discrétion à son égard. Il a même parfois été confondu avec d’autres créations contemporaines de l’architecte alors que nous savons aujourd’hui que ce vase est un modèle à part entière avec une histoire propre.
Il faut en effet attendre la 2ème édition du Salon d’Automne en 1904 pour voir apparaître la seule mention officielle connue le concernant dans le prospectus publicitaire que Guimard édite à cette occasion. Il y est précisé : « Vase, style Guimard, terre cuite, exécuté par Lachenal. Prix : 100 francs ». Le descriptif est clair : Guimard a dessiné le modèle, le céramiste étant cantonné au rôle de simple exécutant. Mais on imagine mal Guimard attendre 1904 pour présenter un vase dont le style particulièrement mouvementé est plutôt celui de ses toutes dernières années du XIXe siècle. Nous savons que l’architecte rajoutait des objets dans ses expositions sans forcément les mentionner dans ses envois et qu’il est donc possible que ce vase ait figuré dans d’autres présentations. Mais toujours est-il que les catalogues et les articles de presse ultérieurs ne mentionneront plus jamais son existence, alors que le vase de Cerny, le cache-pot de Chalmont et la jardinière des Binelles, ses créations prestigieuses éditées par la Manufacture de Sèvres, capteront davantage l’attention.
D’autres collaborateurs de Guimard sont pourtant régulièrement cités et mis en avant dans les envois de l’architecte repris par les catalogues officiels. Le meilleur exemple est sans doute celui de Paul Philippon, un de ses plus fidèles collaborateurs, ciseleur hors pair et remarquable interprète du Style Guimard. Peut-être Guimard n’était-il pas entièrement satisfait de sa collaboration avec le céramiste Lachenal ? Il aurait pu dès lors considérer le vase comme un objet secondaire et n’aurait pas encouragé sa publicité.
Nous savons cependant qu’il l’utilisait ponctuellement pour décorer des ensembles mobiliers. Et la publication de photographies où il figure nous permet donc de le dater vers 1898-1899. Il apparaît en particulier sur une photographie prise en 1899 au sein au Castel Béranger. Dans la vitrine (actuellement au musée de l’École de Nancy) on peut également voir le modèle d’un vase qui sera édité en 1900 par la manufacture de Sèvres sous le nom de vase de Cerny.
Sur une rare photo d’époque du fonds Guimard conservé à la bibliothèque du Musée des arts décoratifs, le vase apparaît également, posé sur un chevet dans une mise en scène montrant un lit « Style Guimard ». La partie supérieure de l’objet est dissimulée par un bouquet de fleurs mais l’on aperçoit nettement les lignes nerveuses sculptant l’objet dans un mouvement circulaire qui annoncent le dessin complexe s’intercalant avec les cinq lobes sommitaux couronnant le col et faisant écho à sa base étoilée. Cette dernière caractéristique permet de l’identifier avec certitude.
La silhouette tourmentée du vase Guimard-Lachenal s’accompagne de couleurs non moins étonnantes, en tous cas radicalement opposées d’un exemplaire à l’autre. Les deux modèles parvenus jusqu’à nous se caractérisent par leur texture fine, délicate et leur ton, jaune ou vert, parfaitement uni, d’une sobriété extrême presque déconcertante. En comparaison, les coulures émaillées bicolores du vase passé en vente le 18 mai 2018 font toute son originalité et sont peut-être le signe d’une commande spéciale.
Résultat de la vente : 8 500 € au marteau, soit 11 050 € avec les frais. Nous avons eu la bonne surprise d’apprendre qu’il a été préempté par le Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.
Olivier PONS
Dans cet article, nous revenons sur la petite table de Guimard qui s’est vendue le 22 novembre 2022 et qui a été acquise par le musée d’Orsay, pour nous intéresser plus spécifiquement à son piètement. Celui-ci est étonnamment proche d’une petite table de Riemerschmid, mais aussi d’une jardinière commercialisée par Thonet. Mais qui s’est inspiré de qui ?
En septembre 1899, un cliché pris dans un appartement du Castel Béranger a paru au sein d’un article consacré au Castel Béranger dans la Revue de Arts décoratifs. Deux mois plus tard, il a à nouveau été publié, avec une meilleure qualité, dans le premier numéro de la Revue d’Art dont Guimard avait dessiné la couverture. Un article de Frantz Jourdain y présente des créations récentes de Guimard en matière de mobilier. On y trouve en particulier une vitrine[1] et une petite table au piètement singulier sur laquelle est posée, à gauche un petit sujet de Carpeaux (une femme endormie), au centre un vase[2] réalisé en collaboration avec Edmond Lachenal, et à droite un bougeoir[3].
Sa vente en novembre 2022 a permis d’en avoir de meilleures images.
Le piètement et le cadre du plateau sont en noyer avec un décor sculpté très fouillé comprenant plusieurs ajours, tandis que le plateau reçoit un placage marqueté en ronce de noyer, de bouleau, d’érable et de sycomore, avec sur un fond de loupe, des lignes sinueuses encadrant quatre quartiers symétriques très inhabituels puisque leur partie centrale est une tranche transversale.
Deux éléments en nacre, dont un représentant le monogramme de Guimard, complètent la marqueterie du plateau.
Cette table a été montrée au public en 1933 à l’exposition Le Décor de la vie sous la IIIe République de 1870 à 1900 au Musée des Arts Décoratifs comme le prouve l’étiquette placée sous le plateau.
Ce modèle de table avait dû particulièrement plaire à Guimard car dix ans après sa création il a conçu une autre table de structure semblable pour le salon de son hôtel particulier au 122 avenue Mozart. Dans la même démarche, il a aussi recréé pour son salon une vitrine proche de celle publiée dans la Revue d’Art[4].
Cette table a également fait partie d’une exposition présentant des créations de Guimard. Malheureusement, pour l’instant, nous en ignorons encore la date et la localisation.
Elle est passée en vente en 2012, ce qui a permis de constater a posteriori les différences avec le modèle de 1899 qui illustrent l’assagissement du style de Guimard autour de 1910 : le piètement et le cadre du plateau sont en poirier et non plus en noyer, avec un décor sculpté plus raffiné, moins nervuré et sans ajours ; le plateau n’est plus marqueté mais revêtu d’un simple placage de loupe de noyer en quatre quartiers symétriques ; la signature de Guimard est cette fois gravée sur la bordure du plateau avec la date 1909. Si les dimensions de son plateau sont proches de celles de la table de 1899, la nouvelle table est légèrement moins rectangulaire et plus haute d’une dizaine de centimètres.
L’intérêt de ces deux modèles de tables réside tout particulièrement dans leur piètement qui n’a pu être imaginé que par un plasticien et non par un praticien du bois tant sa structure est contraire aux règles les plus élémentaires de la construction des meubles. De chaque pied part un montant qui rejoint le coin supérieur placé à sa gauche et non celui qui est à son aplomb. La finesse de ces montants et surtout leur obliquité donnent en effet une impression de dangereuse fragilité qui est à peine compensée par la présence des traverses horizontales sous le plateau et par les lignes arquées qui partent un peu au-dessus de chaque pied pour rejoindre le montant placé à droite au tiers de sa hauteur.
Guimard a aussi expérimenté les montants obliques pour la tablette inférieure d’une sellette contemporaine de la petite table de 1899. Mais protégé par les quatre montants principaux de la sellette, ce soutien de la tablette semble moins périlleux.
Historiquement, une structure de piètement comparable à celle des petites tables est très rare. On connait bien les pliants ou ployants dérivés des modèles antiques en X. Cependant, si leurs montants sont bien obliques, ils se croisent dans le même plan.
Plus proche des tables de Guimard, mais bien antérieure, la coiffeuse qu’Antoni Gaudí a conçu pour Isabel Güell est un meuble pré Art nouveau des plus curieux. Gaudí l’a dotée d’un pied avant droit qui soutient une petite tablette et dont les deux montants se croisent dans des plans parallèles.
Leur souplesse fait penser à la démarche d’un félin avec un mouvement qui va donc de haut en bas, alors qu’au contraire, les montants des tables de Guimard donnent l’impression d’un mouvement ascendant. Cette impression est d’une part due à leur assimilation à une arborescence, ancrée dans le sol et s’élevant vers le ciel et d’autre part à leurs lignes tendues qui évoquent un ressort.
Plus tardif que la coiffeuse Güell et très probablement postérieur à la petite table de Guimard de 1899, un panier à tricot dont ni l’auteur ni la date de création ne sont connus, est bien de style Art nouveau. Il présente également de fins montants obliques aux courbes dynamiques. En se croisant là aussi dans ses plans parallèles, ils ne confèrent pas au panier l’impression de fragilité que présentent les petites tables de Guimard.
Conscient de la fragilité de sa structure (ou guidé par un modèle comme nous le verrons plus loin), Guimard a relié les montants de ses petites tables par des lignes arquées qui se détachent des pieds et viennent s’insérer à leur tiers inférieur. Ce sont des transpositions organiques des fameuses « jambes de force » en fonte préconisées par Viollet-le-Duc pour soutenir des plafonds ou des voûtes de grandes dimensions[5]. Il réutilisait là des éléments de charpente traditionnels qui, posés en oblique, permettent de raidir une structure.
Sous une forme réduite, ces jambes de force sont devenues très fréquentes dans le mobilier art nouveau français où elles permettaient de remplacer une entretoise tout en assimilant le meuble à des troncs d’où sont issues des branches.
On comprend qu’au-delà de l’admiration esthétique qu’elles pouvaient susciter, les deux tables de Guimard avaient peu de perspectives d’avenir, du moins avec les techniques traditionnelles de l’ébénisterie. Mais il n’est pas étonnant de trouver une disposition semblable chez le fabricant de mobilier germano-autrichien Thonet dont les techniques de fabrication étaient tout autres.
L’entreprise a été fondée par Michael Thonet (1796-1891) avant de passer à ses fils. Thonet a développé et perfectionné puis industrialisé une technique totalement différente de la menuiserie traditionnelle. Son principe est d’étuver des montants de hêtre, ce qui amollit leurs fibres, puis de les cintrer sur des moules métalliques. Au séchage, les bois conservent la forme arquée qui leur a été donnée. Ils sont ensuite assemblés par vissage. Les meubles ainsi obtenus sont légers mais solides, aptes à équiper les lieux publics comme les cafés et les salles de spectacle, voire certaines pièces secondaires des intérieurs bourgeois mais peu les pièces de réception.
Remarquée à l’Exposition de Londres en 1851, la production de Thonet a dès lors rencontré un succès toujours plus important, bientôt concurrencée après l’expiration de ses brevets par d’autres fabricants, comme Kohn à Vienne.
Les meubles Thonet ont parfois — et en particulier dans la littérature anglo-saxonne — été présentés comme des précurseurs du mobilier art nouveau, en raison de leurs courbes et aussi du versant social qu’a pu avoir l’Art nouveau qui a souvent prôné — sans vraiment la réaliser — une alliance entre l’art et l’industrie. Cette opinion est sans doute inexacte, du moins pour l’Art nouveau des pays latins. La technique même des meubles Thonet a bien induit une esthétique nouvelle mais ses courbes ne sont pas celles, ouvertes et en coup de fouet, développées par Victor Horta et reprises par les créateurs de sa génération. En raison de la juxtaposition des pièces de bois, la ligne des meubles Thonet n’est pas continue ce qui contredit l’idée d’un tout organique que l’on retrouve chez la plupart des créateurs art nouveau. Toutefois, après 1900, quelques rares modèles de Thonet semblent bien avoir été inspirés par les lignes de certains meubles de style Art nouveau français. Dans ce cas, on retrouve bien une ligne continue qui parcourt les sièges.
Mais si une certaine convergence a donc bien existé, elle s’est plutôt faite après coup avec l’évolution de l’Art nouveau vers des formes plus géométriques et moins naturalistes. En Autriche, à partir de 1905, plusieurs artistes de la Sécession viennoise comme Josef Hoffmann et Koloman Moser ont collaboré avec l’entreprise Kohn, pour concevoir des meubles modernes déjà très éloignés de l’Art nouveau tel qu’il s’entendait quelques années plus tôt en France. Une évolution semblable a eu lieu chez Thonet.
Pourtant, le piètement d’un modèle de jardinière de Thonet offre une troublante similitude avec celui de ces deux petites tables de Guimard.
L’étiquette de la marque Thonet collée sous son plateau caractérise une large plage temporelle, entre 1888 et 1922.
Mais on peut retrouver cette jardinière dans le catalogue Thonet de 1904 au n° 9431. Il n’est cependant pas aisé de déterminer la date de sa création car nous ignorons à partir de quelle année elle est apparue dans le catalogue.
Son piètement diffère cependant un peu de celui des petites tables de Guimard. Tout d’abord, les proportions sont différentes et la jardinière en étant moins large donne une impression de moindre fragilité. Ensuite, sur les tables de Guimard les montants obliques vont de droite à gauche en s’élevant alors que sur la jardinière de Thonet, ils vont de gauche à droite[6]. Enfin, sur les tables de Guimard ils restent dans un plan vertical, alors que sur la jardinière de Thonet ils se rapprochent du centre où ils sont réunis par une entretoise en croix et non rectangulaire.
Cette jardinière n’était pas la seule a avoir un piètement non conventionnel qui aurait été complexe à réaliser avec les techniques traditionnelles de menuiserie mais non avec le hêtre étuvé. Par exemple, pour ces deux piètements de tables, chacun des trois ou des quatre pieds se dédouble pour aller en oblique vers le coin supérieur à sa gauche et à sa droite.
Pour cette sellette, les montants soutenant les tablettes sont obliques et ont une certaine parenté avec ceux qui soutiennent la tablette de la sellette de Guimard (cf. plus haut).
De même, chez Kohn, en 1902, le viennois Gustav Siegel (1880-1970) a créé ce modèle de sellette tripode dont les pieds se croisent dans des plans parallèles (comme nous l’avons vu plus haut pour les pieds de la coiffeuse Güell de Gaudí et pour les montants du panier à tricot).
Il peut être flatteur pour Guimard de penser que les dessinateurs de Thonet ont pu s’inspirer des photos de ses meubles parus dans la presse en 1899. Ils auraient ainsi pu les transformer en des produits commerciaux robustes avec d’autant plus de facilité que la technique utilisée par leur firme permettait une réalisation aisée. Mais il est plus raisonnable de croire que c’est plutôt Guimard qui a pu reprendre des idées glanées sur un catalogue Thonet. Il est d’ailleurs avéré que la technique du bois étuvé l’a intéressé puisqu’il l’a employée épisodiquement sur son propre mobilier. On trouve en effet cette précision sur certains catalogues des expositions auxquelles il a participé. Il semble s’en être servi principalement pour les meubles de petites dimensions comme certaines chaises. Autre indice, nous savons que Victor Horta, avec lequel Guimard était en relation suivie pendant les premières années de sa conversion à l’Art nouveau, était profondément intéressé par les meubles Thonet. Avant de concevoir son propre mobilier, il avait meublé la salle à manger de son hôtel particulier de la rue Américaine à Bruxelles avec du mobilier Thonet.
Une autre troublante coïncidence dans la construction du piètement peut être relevée sur une petite table qui faisait partie de la salle de musique[7] présentée par le munichois Richard Riemerschmid (1868-1957) à l’Exposition d’art allemand à Dresde en 1899. Des photos en ont été publiées dans la revue allemande Dekorative Kunst ainsi que dans sa version française, L’Art Décoratif, en juin 1899.
Cette table de Riemerschmid a également existé en version à trois pieds mais celle qui nous intéresse est sa version à quatre pieds, comme celles de Guimard. Sans décor sur le plateau, ni sculpture sur le piètement, elle est beaucoup plus économique et aussi plus moderne.
Si on la compare à celles de Guimard, ses pieds rectilignes disposés en biais, rejoignent le plateau, non pas au niveau du coin suivant, mais au milieu du côté qui suit ce coin. Quant aux jambes de force qui joignent les pieds entre eux, elles ne sont pas arquées presque horizontalement mais pratiquement verticales et placées plus haut. Alors que les pieds sont découpés dans une planche d’épaisseur constante, ces jambes de forces sont tridimensionnelles pour accomplir une torsion d’un quart de tour. Un peu plus haute, mais surtout moins large que celles de Guimard, la table de Riemerschmid donne une impression d’élévation dynamique plus forte.
S’il est pratiquement certain que Riemerschmid n’a pas vu la table de Guimard avant sa publication en septembre 1899, il est presque sûr que, de son côté, Guimard a vu la photographie de la table de Riemerschmid en juin 1899. Mais le délai de trois mois entre les deux publications nous parait trop court pour qu’il ait eu le temps d’en concevoir, faire exécuter et publier sa propre version. Nous émettons donc l’hypothèse d’une conception quasi-simultanée, sans doute toutes deux stimulées par les créations de Thonet, avec une version volontairement épurée et partiellement exécutée à la machine chez Riemerschmid, tandis que Guimard préférait créer un meuble d’exception, exécuté de manière traditionnelle et dont la fragilité dérangeante participe à la séduction qu’il opère sur l’observateur.
Frédéric Descouturelle avec la participation d’Olivier Pons
Nous remercions vivement les lecteurs qui nous ont écrit et qui nous ont permis d’améliorer et de compléter notre article après sa première publication :
Françoise Aubry, ancienne conservatrice du musée Horta, nous a rappelé que, dans un premier temps, Horta avait meublé sa propre salle à manger de la rue Américaine par du mobilier Thonet.
Koen Roelstraete nous a indiqué l’existence de la sellette de Gustav Siegel éditée par Kohn en 1902 dont il nous a fourni une photographie. Il nous a également fourni une photographie d’un fauteuil n° 17613 de Thonet.
Robert Zehil nous a envoyé une photographie du panier à tricot d’auteur inconnu qui figure dans sa collection.
Benjamin Subtil a très heureusement corrigé notre plus sérieuse omission en nous soumettant les deux modèles de petites tables de Riemerschmid datant de 1899.
Notes :
[1] Cette vitrine est proche de celle qui a été donnée en 1949 au musée de l’École de Nancy par Adeline Oppenheim-Guimard.
[2] Cf. notre article du 18 mai 2018.
[3] Ce bougeoir a été acheté par le Cercle Guimard en 2022. Nous l’avons présenté à l’Assemblée Générale de 2023 et il a fait l’objet d’un article.
[4] Cette vitrine a été acquise par notre partenaire Hector Guimard Diffusion en 2019.
[5] Viollet-le-Duc, Eugène, Entretiens sur l’architecture, XIIe entretien, 1863-1872.
[6] Notons que sur le dessin du catalogue Thonet, les pieds sont orientés dans l’autre sens.
[7] Cette salle a signalé Richard Riemerschmid comme l’un des designers allemands moderne les plus remarquables et son talent a été confirmé l’année suivante à l’Exposition Universelle de Paris avec « la chambre de l’amateur d’art ».
À la fin de l’année 2022, le Cercle Guimard a fait l’acquisition d’un bougeoir créé par Hector Guimard. De façon inhabituelle, l’achat a été effectué sur eBay. Le vendeur connaissait la nature et la valeur approximative de ce qu’il mettait en vente et nous avons remporté l’enchère pour 3 219 € (avec les frais de port), somme non négligeable mais tout à fait convenable pour cet objet particulièrement rare.
Nous en connaissions l’existence par plusieurs photographies anciennes dont celle — incontournable — parue en septembre 1899 dans la Revue des Arts décoratifs et en novembre 1899 dans la Revue d’Art. Sur la petite table qui a fait l’objet d’un article récent, se trouve un bougeoir, assez difficile à distinguer si l’on ne repère pas la bougie blanche torsadée dont il est pourvu.
Guimard, comme d’autres décorateurs à l’époque, a pris l’habitude d’enjoliver les clichés de ses réalisations de meubles avec des bibelots de toutes natures : copies d’antiques (statuettes de Tanagra), sujets médiévaux (pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne), sujets Renaissance (Persée de Cellini) ou tirages modernes comme la femme endormie de Carpeaux, posé sur la même table que le bougeoir. Il a bien entendu également placé au sein de ses compositions ses propres créations d’art décoratif. Sur la photographie ci-dessus, un vase[1] réalisé en collaboration avec Edmond Lachenal est placé à côté du bougeoir et, dans la vitrine, le plâtre du vase de Cerny[2] qui sera édité un peu plus tard par la Manufacture de Sèvres voisine avec le plâtre d’un autre vase édité en bronze.
Preuve que Guimard en avait conservé un exemplaire qu’il utilisait comme accessoire, ce bougeoir apparait aussi sur d’autres clichés de mobiliers qui ont probablement été pris au sein des ateliers de Guimard, vers 1900-1903.
À une époque où l’équipement des logements par l’électricité gagnait du terrain, de nombreux intérieurs bourgeois étaient encore éclairés au gaz ou plus simplement par des lampes à pétrole. Le tout récent Castel Béranger lui-même ne bénéficiait alors pas de l’éclairage électrique. Lors de ses premières années de créations modernes, Guimard a donc dessiné de multiples appareils d’éclairage en fonction des sources lumineuses disponibles chez ses clients. Si une lampe éclairée au gaz pouvait ensuite être facilement électrifiée en faisant passer le fil électrique dans le tuyau d’alimentation, il en allait autrement pour les lampes à pétrole et plus encore pour les chandeliers. Très peu de ceux qui ont été conçus par Guimard nous sont parvenus, vite relégués et sans doute parfois détruits une fois le logement équipé en électricité. Nous connaissons seulement les images du miroir en triptyque créé pour Mme Fournier, la commanditaire du Castel Béranger [3], pourvu de cinq bougeoirs,
ainsi que celle du lustre du Castel Henriette à Sèvres. Sur celui-ci, les bougies ont un rôle accessoire, voire purement décoratif, puisque le centre est occupé par une lampe à pétrole. Guimard a peut-être voulu renforcer par cette couronne de bougies le caractère médiéval du « castel ».
Contrairement aux lampes à pétrole à poser qui ne devaient être déplacées qu’avec précaution, le rôle d’un bougeoir était d’apporter une source lumineuse ambulatoire. C’est pourquoi on en trouvait souvent sur les chevets des lits pour pouvoir éclairer les déplacements nocturnes (cf. les photos plus haut). Quoi qu’ait pu affirmer le marché de l’art récemment, nous ne connaissons pas d’autre modèle de bougeoir (ou de flambeau) de Guimard que celui que nous avons acquis.
Sa silhouette est globalement piriforme, légèrement concave pour recueillir le surplus de cire fondue. Trois petites pattes, comme on peut en voir sur certaines lampes à huile romaines, le maintiennent en hauteur. Deux ajours à l’avant et un autre latéral sont comme les dentelures que l’on pourrait observer sur une feuille d’arbre attaquée par des insectes. La coupelle recevant la bougie est exhaussée au centre avec un mouvement tournoyant. Elle semble elle-même couler sur son pourtour comme le fait la cire. Cette forme prend d’ailleurs tout son sens lorsqu’on y fait bruler une bougie.
La principale caractéristique de cet objet par rapport aux productions de l’époque est son caractère unitaire, comme le serait un organisme vivant. Cet aspect caractérise d’ailleurs la quasi-totalité des œuvres de Guimard de cette période où l’intervention manuelle au cours du modelage est non seulement visible mais montrée.
Vu par dessous, la comparaison avec une forme animale est encore plus probante, sa poignée s’assimilant à une queue.
On trouve aussi à la face inférieure le monogramme de Guimard en creux.
Coulé en laiton, ce bougeoir a probablement été produit à plusieurs exemplaires. Cependant aucun autre tirage n’est encore connu. Son caractère unitaire, sans montage, avec un volume complexe en contre-dépouille empêche l’utilisation d’un moule bivalve. La technique utilisée a sans doute été la fonte « à cire perdue », plus chère et nécessitant la destruction du moule en plâtre pour chaque tirage. Sous la poignée, un « Y » (ou la lettre grecque lambda) correspond probablement à la marque du fondeur.
Au niveau du départ de la poignée, se trouve une petite proéminence. Sa présence n’est pas anodine car lorsqu’on tient le bougeoir en main, on s’aperçoit que le pouce vient naturellement s’insérer contre cette butée. Guimard semble l’avoir matérialisée à la fois pour aider au maintien du bougeoir et pour simuler le fait que le métal est repoussé par l’action du pouce.
La forme de la poignée peut sembler gratuite, mais en réalité elle est parfaitement conçue pour pouvoir utiliser le bougeoir aussi bien de la main gauche que de la main droite. Son crochet terminal vient en effet se bloquer contre les deux dernières phalanges du cinquième doigt de la main gauche.
ou contre le cinquième métatarsien de la main droite.
La création et le modelage de ce bougeoir ont donc bien fait l’objet d’une réflexion quant à son utilisation et à sa signification. Et cet objet, aussi simple soit-il, fait comprendre toute la distance qui existe entre une forme mouvementée conçue par Guimard et une forme aléatoire.
Frédéric Descouturelle
[1] Cf. notre article du 18 mai 2018.
[2] Cf. notre livre La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[3] Elle n’y a emménagé que bien plus tardivement.
À partir de la liste des convives du repas de fiançailles offert par le couple Guimard-Oppenheim le 30 janvier 1909 ainsi que celle des témoins présents lors des cérémonies civile et religieuse lors de leur mariage le 17 février 1909, j’ai cherché à tracer les relations amicales que le couple entretenait.
I. Les fiançailles d’Adeline et d’Hector
I.1 Les annonces dans la presse
Les fiançailles d’Adeline Oppenheim et d’Hector Guimard sont annoncées le 18 décembre 1908 dans le journal Gil Blas comme suit :
« Mademoiselle Adeline Oppenheim, jeune artiste peintre américaine vient de se fiancer avec Monsieur Hector Guimard, architecte. »
Quelques semaines plus tard, le samedi 30 janvier 1909, une seconde annonce paraît simultanément dans deux autres journaux Le 19ème siècle : journal quotidien ainsi que Le Rappel :
« Cette semaine ont été fêtées les fiançailles de l’architecte d’art Hector Guimard avec Mademoiselle Adeline Oppenheim, l’une des artistes peintres les plus appréciées de la haute société américaine de Paris. »[1]
Outre la fantaisie des dates, on peut déceler un parti-pris différent dans la rédaction des annonces précédentes : dans la première, celle de la mi-décembre 1908, le couple Guimard-Oppenheim souhaite une certaine intimité en ne déclarant pas la date précise de leur engagement réciproque. De plus, le statut social des deux fiancés est purement informatif. D’Adeline il est dit qu’elle est jeune et peintre et d’Hector qu’il est architecte.
En revanche, dans les annonces subséquentes, celles de fin janvier 1909, le statut professionnel et social du couple est mis en avant avec force. Hector, tout comme Adeline, sont de grands artistes. Cette fois-ci, le message met plus en avant Hector en le plaçant en premier. Ces deux annonces ont pour mérite d’être plus informatives que la première, car les noms de certains invités du dîner de fiançailles y sont mentionnés. Les voici dans l’ordre utilisé dans les deux annonces :
« Le Dr et Mme Coyon, M. Evain, Conseiller municipal, l’artiste décorateur Gaston Couty, le poète et Mme Alcanter de Brahm, MM. Georges Bans, Lionel Nastorg, notre confrère et Mme, Fernand Hauser, MM. Girard, Chiza,[2] Renault … »
Notre précédent article a montré que les décors en céramique du Castel Béranger ne sont que partiellement attribuables à l’entreprise Bigot, spécialisée dans le grès émaillé. En nous penchant sur une réalisation contemporaine, celle du stand présenté par Guimard à l’Exposition de la Céramique en 1897, nous continuons à préciser les rôles des entreprises de céramique auxquelles Guimard a fait appel, celui des modeleurs qui l’ont secondé, et la nature des produits de leur travail (grès ou terre cuite). Quelques décors en céramique réalisés dans la filiation de ceux du Castel Béranger, mais pour d’autres constructions, seront également évoqués.
Le panneau au chat faisant le gros dos dont nous avons traité précédemment se retrouve (sans doute avant sa mise en place définitive sur le Castel Béranger) inclus dans le stand de Guimard à l’Exposition de la Céramique et de tous les Arts du feu[1] en 1897.
Cette exposition mêle tous les produits issus de la céramique (et de la verrerie) qu’ils soient des matériaux de construction, des matériaux techniques ou des expressions artistiques. Pour ces dernières, outre l’indispensable section rétrospective, on y trouve les noms de ceux qui s’exprimeront bientôt de façon remarquable dans le style moderne : Bigot[2], Lachenal, Delaherche, Massier, Dalpayrat, mais aussi des entreprises plus importantes et plus industrielles aux productions nécessairement éclectiques comme Loebnitz, Keller et Guérin, Muller, Gilardoni & Brault[3]. Bien entendu la Manufacture de Sèvres est largement représentée[4].
La seule image que nous ayons du stand de Guimard se trouve sur l’une des cartes postales de la série Le Style Guimard[5].
Dans la mesure où le public parisien ne pouvait alors qu’incidemment connaître l’existence du Castel Béranger en cours de finition, ce stand a été la première manifestation publique du style moderne de Guimard et a certainement provoqué un choc visuel par son aspect radicalement novateur. Plus qu’un stand, cette présentation est une véritable réalisation architecturale adoptant le parti d’un porche d’immeuble[6] adossé à un mur aveugle garni de miroirs. Ses murs sont en briques et Guimard, en ajoutant un auvent au toit de tuiles, a déployé un important matériel de faîtage, de corniches et de tympan qui surmonte le riche encadrement des ouvertures à claire-voie dont une fenêtre à meneaux et jardinière en partie basse. Le décor se poursuit à l’intérieur avec une console et un pilastre au départ de l’escalier, un lambris qui accompagne la montée des marches et probablement un plafond.
L’exposition « Guimard & Avatars » s’est tenue les 15 et 16 septembre 2018 au sein de l’hôtel Mezzara pour les Journées Européennes du Patrimoine.
Un journal de l’exposition de quatre pages en format A3 a été édité à cette occasion pour en être le complément indispensable. Il fait le tour complet de la question, montrant la filiation entre les premières créations de vases par Guimard à partir de 1896 et trois œuvres majeures — le cache-pot de Chalmont, le vase de Cerny et la jardinière des Binelles — qui y sont décrites et analysées. Leurs « avatars », ensuite édités par la faïencerie De Bruyn à Lille, Keller & Guérin à Lunéville, Massier à Golfe-Juan ou la SAPCR à Rambervillers, en constituent des démarques populaires plus ou moins largement répandues, diffusées avec ou sans le consentement de l’architecte, mais qui témoignent de son réel impact dans ce domaine au lendemain de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Trois autres exemples montrent que même des céramistes contemporains ont été tentés par des interprétations du cache-pot de Chalmont ou de sa version par Fives-Lille.
Vous pouvez commander ce journal en envoyant un chèque de 6 € et vos coordonnées postales à notre adresse :
Le Cercle Guimard / Le Castel Béranger / 14 rue Jean de La Fontaine / 75016 Paris
Retrouvez ci-dessous les documents et les pièces de l’exposition qui ne sont pas reproduits dans le journal et qui y sont signalés par des numéros.