Après avoir débuté sa collaboration avec les entreprises de céramique architecturale Bigot (1) et Gilardoni & Brault (2) pour le décor du Castel Béranger (1895-1898), Guimard leur reste fidèle pendant plus d’une douzaine d’années. Cependant, ses commandes, encore très importantes pour la villa Berthe (1896) et le Porche d’une grande habitation à l’exposition de la Céramique en 1897, décroissent rapidement pour devenir épisodiques. Guimard s’intéresse alors à la lave émaillée, matériau plus onéreux mais qui répond sans doute mieux à ses désirs, avant de l’abandonner après 1903. Guimard ne se tourne pas non plus vers l’entreprise de céramique architecturale Gentil et Bourdet (3) qui prend son essor à partir de 1901.
De fait, très peu d’éléments en grès émaillé dont la création est postérieure à 1900 sont venus à notre connaissance. Cette plaque (d’une paire) est certainement l’une d’eux. Sans marque de fabricant, signature ni millésime, elle est munie de trois emplacements pour vis qui impliquent une utilisation en intérieur pour un aménagement que nous ne connaissons pas.
Guimard a persisté jusque dans les années dix à créer des modèles de vases et de jardinières, sans doute destinées à être éditées en céramique. Mais seule la jardinière sur pied qui figurait dans le vestibule de l’hôtel Guimard semble avoir franchi le cap de la réalisation.
Guimard l’expose en 1913 avec un ensemble de fontes ornementales au sein d’une roseraie (4).
Le dernier décor architectural en grès émaillé créé par Guimard pourrait donc être l’encadrement de la baie centrale du premier étage de l’hôtel Mezzara (1910-1912), au 60 rue Jean-de-La-Fontaine à Paris.
La symétrie de la partie centrale de la façade conduit le regard au centre du groupement de fenêtres agencé au-dessus du portique. Guimard renforce encore l’intérêt de cette baie centrale en la plaçant en retrait, au fond d’une alcôve protégée par un grand balcon GA flanqué de ses deux retours cintrés. Il s’agit des fontes ornementales les plus élaborées de l’hôtel et, par contraste, Guimard a disposé de part et d’autre d’elles deux appuis de croisée GG très discrets. Ainsi mise en valeur, cette baie centrale semble désigner une pièce maîtresse du bâtiment. Mais en réalité, il ne s’agit que d’un boudoir, pièce de transition entre les chambres respectives du couple (5) Mezzara.
Le plan en élévation de la façade, signé en avril 1910, prévoit un décor entre la baie au fond de l’alcôve et le chambranle en façade, décor dont le relief semble s’amenuiser à mesure qu’il s’éloigne de la baie. Guimard suggère ainsi qu’il pourrait être sculpté sur la pierre. Mais il va choisir de modifier ce parti.
La façade utilise principalement la brique silico-calcaire en parement, mais aussi en quart de rond pour la plupart des verticales comme les jambages des ouvertures. Sa couleur beige est proche de celle de la pierre de taille. Celle ci, susceptible d’être sculptée, est réservée aux parties qui sont à la fois les plus en vue et celles qui nécessitent le plus de solidité comme les linteaux, les appuis de fenêtres, les chambranles de la porte d’entrée, des baies de l’oriel au rez-de-chaussée, mais aussi des trois baies centrales du premier étage. La paroi de l’alcôve est recouverte d’un simple enduit à faux jointoyage qui lui aussi est d’une couleur proche de celle de la pierre de taille. Cette paroi conduit à l’encadrement en céramique émaillée (il s’agit probablement de grès) qui nous intéresse ici, plus foncé et qui encadre lui-même un rang de briques silico-calcaires en quart de rond, lequel précède la menuiserie peinte en beige. Tous ces matériaux : bois peint, brique, grès émaillé, enduit et pierre constituent un camaïeu coloré discret (6), éloigné des harmonies colorées plus voyantes du Castel Béranger. Il est donc fréquent qu’au premier abord on ne remarque pas cet encadrement en grès, malgré le relief de sa frise.
L’encadrement est constitué de 17 éléments qui se succèdent sur un seul rang et dessinent une frise. Les jambages gauche (éléments de 1 à 5) et droit (éléments de 13 à 17) sont identiques. À partir des angles supérieurs, les claveaux de la frise forment un arc en anse de panier culminant à 3 m 90 avec l’élément central 9 jouant le rôle de clé. La frise devient alors grossièrement symétrique.
Cette frise en relief présente un décor de prime abord simplifié et facilement lisible. Sur les jambages, jusqu’aux deux tiers de la hauteur, des petits segments semblent se détacher des bords internes et externes et se terminer par un motif arrondi. D’autres éléments arrondis parsèment régulièrement la partie centrale et deviennent plus nombreux sur les éléments 5 et 13 qui précèdent les angles. Ces segments et motifs arrondis peuvent facilement être assimilés à des tiges végétales se terminant par des boutons floraux. À partir des éléments 5 et 13, le décor se complexifie. Les segments naissent aussi à partir du centre qui est bientôt marqué par une ligne qui se poursuit jusqu’à la clé de l’élément 9. De part et d’autre de cette tige d’autres segments en arc de cercle évoquent des pétales de fleurs à présent écloses. Même s’il est conçu pour être vu de loin, le dessin de cette frise, par son caractère volontairement naïf, surprend de la part de Guimard et ne ressemble pas à son style habituel. Sachant que d’autres artistes ont participé au décor de l’hôtel Mezzara, on est même en droit de se demander si ce travail peut lui être réellement attribué. Et pourtant, en accédant au balcon et en observant de près le modelage, on se rend compte qu’il s’agit indubitablement d’un modelage guimardien aux « bouillonnements » caractéristiques.
Ce type de segment se retrouvera sur les cheminées et sur la clef du linteau de la porte d’entrée de la mairie du Village français que Guimard édifiera pour l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs en 1925.
Il y a aussi une certaine analogie avec certains détails décoratifs d’une gamme de fontes de Guimard, celle des grands balcons GM/GN, des balcons de croisée GF et GG ainsi que des panneaux de porte et impostes GM, GO et GP qui ont été ajoutées au catalogue vers 1912. Elle détonnent un peu dans l’ensemble par leur sobriété, leurs nombreuses lignes orthogonales, la présence de motifs floraux inhabituels chez Guimard mais aussi par de petits motifs placés aux angles des croisements de lignes. Vus de loin, ces petits motifs s’apparentent à des rivetages, un peu à la manière des assemblages des barres de fer de Victor Horta.
Mais vus de près, ces petits motifs sont bien des « bouillonnements » habituels de Guimard.
Jusqu’ici nous n’avons pu déterminer le nom du fabricant auquel Guimard s’est adressé pour l’exécution de ce décor architectural. Il n’est pas certain qu’il s’agisse de Bigot car l’émaillage de ces éléments est inhabituel. Au lieu d’être appliqués au pinceau, les émaux ont été vaporisés à l’aérographe en plusieurs passes de couleurs différentes : beige, gris et violine, qui se mêlent pour mieux souligner les reliefs. L’aérographe a été réglé de façon à envoyer des gouttelettes de peinture assez importantes pour produire une sorte de mouchetage et non l’effet habituel, mais moins intéressant, de couleurs se fondant les unes dans les autres. Il est à noter que la plaque décorative que nous présentons plus haut a, elle aussi, reçu un émaillage selon la même technique.
Cette technique qui est utilisée par de nombreux céramistes est aussi celle qui est employée par Eugène Gillet, le fournisseur des laves émaillées de Guimard. Mais d’une part, en 1910, Guimard ne commande plus de laves émaillées à Gillet depuis plusieurs années. D’autre part, on ne relève pas la netteté des détails, propre à la sculpture sur lave. Et enfin, la présence d’un important fêle de cuisson présent au niveau de l’élément 14 atteste qu’il s’agit bien d’une pâte céramique et non d’une pierre de lave sculptée. Le grès émaillé est donc le matériau qui a le plus de probabilité d’avoir été employé pour cet ultime décor architectural (7). Par son dessin inhabituel, Guimard montre qu’en pleine possession de son style assagi, il n’hésite pas à innover et à se rapprocher des tendances qui sont alors en train de donner naissance à l’Art déco.
F. D.
1- Alexandre Bigot (1862-1927) est chimiste de formation. Il fonde en plusieurs étapes à partir de 1893 son entreprise qu’il établit à Mer (Loir-et-Cher) et qu’il concentre sur la production de grès émaillé, au contraire des entreprises Muller et Gilardoni qui produisent parallèlement des tuiles, des briques et de la terre cuite émaillée. Elle se développe rapidement, recevant des commandes de nombreux architectes et éditant les créations de nombreux artistes, pour atteindre une dimension industrielle à partir de 1897. Trois ans plus tard elle triomphe à l’Exposition Universelle de Paris et concurrence très sérieusement Muller en renommée auprès des tenants du courant moderne.
2- L’entreprise Gilardoni et Brault, à Choisy-le-Roy est issue de la maison Garnaud, active depuis le mitant du XIXe siècle et connue pour ses terres cuites architecturales imitant la pierre sculptée. Alphonse Brault reprend l’entreprise en 1871. Il a fait auparavant la connaissance en Alsace d’Émile Muller et de Xavier-Antoine Gilardoni avec qui il s’associera en 1880 sous le nom de Gilardoni et Brault. Deux ans plus tard, Alfred Brault, fils d’Alphonse, reprend les rênes de l’entreprise. Après le décès d’Alphonse Brault en 1895, la société devient Gilardoni fils A. Brault et Cie. Alfred Brault se retirant en 1902, la société devient alors Gilardoni fils et Cie et reste florissante jusqu’au début des années dix.
3- Fondée en 1901 à Boulogne (dans une ancienne villa construite par Guimard) par les architectes Alphonse Gentil et le nancéien Eugène Bourdet, l’entreprise propose des produits similaires à ceux de Bigot, dans une palette de couleurs plus restreinte. Elle industrialise davantage sa production et se spécialise bientôt dans la production de carreaux et de mosaïque architecturale qui lui permet une grande longévité jusque dans les années quarante et, au passage, de supplanter Bigot. Elle collabore avec des architectes de renom comme Jacques Hermant, Charles Plumet ou Henri Sauvage. Cependant Guimard ne figure pas dans ses catalogues connus.
4- Exposition l’Art du Jardin organisée par la Société Nationale des Beaux-Arts, l’Union Centrale des Arts Décoratifs et la Société des Amateurs de jardins dans les palais et le parc de Bagatelle du 20 mai au 15 juillet 1913.
5- La chambre de gauche est celle de la maîtresse de maison et celle de droite, communiquant par l’arrière avec l’atelier, est celle du maître de maison.
6- De plus, il est fort probable que les fontes n’étaient pas peintes en noir comme elles le sont actuellement. Les photographies les plus anciennes de la façade (datant des années quarante) montrent qu’elles étaient peintes dans une tonalité intermédiaire.
7- On ne peut toutefois exclure totalement la possibilité qu’il s’agisse de lave reconstituée, matériau qui s’estampe sur un moule avant cuisson.
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