En juin 2023, alertés par des amis, nous nous sommes rendus à Reims à la salle des ventes de la Porte de Mars (Collet-Lumeau) pour photographier un « portemanteau de style Art nouveau » non signé et qui allait être mis aux enchères. Son image nous était familière puisqu’il n’était autre qu’un doublon du portemanteau Coilliot qui se trouve à présent au Detroit Institute of Art (Michigan). Mais les belles histoires de meubles exceptionnels vendus pour une bouchée de pain sont bien rares et, à notre arrivée, le commissaire-priseur et son associée avaient déjà été mis au courant du nom de son concepteur et de la valeur qu’ils étaient en droit d’en espérer. La décision avait été prise de le retirer de la vente prévue afin d’organiser la publicité de sa future remise en vente et même de faire les frais d’un expert. Ils nous ont néanmoins aimablement laissé le photographier.
Il n’existe pas vraiment de nom satisfaisant pour désigner ce type de meuble multifonctionnel puisqu’outre sa fonction de portemanteau, il fait également office de porte-chapeaux, porte-cannes et porte-parapluie et est généralement pourvu d’un miroir afin d’inspecter son allure avant de sortir. Certains possèdent aussi une petite boîte où l’on range le nécessaire pour cirer les chaussures. Par simplification, nous retiendrons le terme de « portemanteau »[1]. Obligatoirement placé à proximité immédiate de la porte d’entrée de la maison ou de l’appartement, il doit avoir le moins d’encombrement possible. Seules certaines vastes demeures pouvaient accueillir un meuble d’antichambre comprenant aussi un canapé.
À Reims, nous avons eu tout le loisir d’examiner le meuble afin de pouvoir le comparer à celui du Detroit Institute of Art. Ce dernier est désormais bien éloigné de nous géographiquement mais une belle photo ainsi qu’une petite video commentée par Graham W. J. Beal, le directeur du musée, permet de l’apprécier correctement. Ils ont bien la même structure mais présentent aussi d’importantes différences. Les plus visibles sont bien sûr les quatre plaques de lave émaillées qui, sur l’exemplaire de Detroit, remplacent les panneaux sculptés de l’exemplaire de Reims. Ces plaques aux dessins particulièrement élégants et d’une coloration discrète ont été produites par l’entreprise parisienne d’Eugène Gillet d’après un carton fourni par Guimard. Il n’est pas étonnant que ce dernier ait choisi d’utiliser la lave émaillée, un matériau presque inaltérable, pour un meuble moins abrité qu’un autre puisque sa fonction nécessite de le placer près d’une porte d’entrée. De plus, la lave émaillée s’imposait tout naturellement pour Coilliot[2] puisque ce matériau a été utilisé en abondance pour la façade de sa maison du 14 rue de Fleurus à Lille, ainsi qu’à l’intérieur. Cependant, étant donné que Louis Coillot résidait en fait dans l’immeuble de la rue Fabricy qui est connexe à celui de la rue de Fleurus, la localisation exacte du portemanteau reste incertaine.
La menuiserie en acajou est pratiquement identique sur les deux meubles. Seule la jonction supérieure des deux montants arqués qui relient l’avant du logement du bac aux montants latéraux est plus individualisée sur l’exemplaire de Detroit. Contrairement à l’exemplaire de Reims, la glace de celui de Detroit est biseautée, mais rien n’indique que, dans un cas comme dans l’autre, la glace en place soit celle d’origine. Le nombre de patères est différent : trois pour Detroit et quatre pour Reims. La configuration de l’exemplaire de Detroit est probablement celle d’origine et, au contraire, c’est la configuration à quatre patères qui a sans doute fait l’objet d’une demande spéciale. En effet, dans ce dernier cas, même si les deux patères latérales donnent de loin l’impression de venir se loger idéalement sur des petits emplacements délimités par de légers reliefs arrondis, lorsqu’on s’approche, on se rend compte que ces zones ne sont pas planes, ce qui diminue la surface de contact entre le bois et les patères. Enfin, les deux exemplaires comportent bien un bac en tôle de zinc, accessoire indispensable pour recevoir les parapluies et les cannes. Il est plus haut sur l’exemplaire de Detroit.
La structure de ces portemanteaux était connue par un dessin à grandeur d’exécution conservé au Musée d’Orsay dans le fonds Guimard. La seule inscription qu’il porte est « Étude modelée d’un Porte Manteaux », sans indication de date ni de commanditaire. Sur ce dessin les deux tablettes supérieures ne sont pas jointes comme c’est le cas sur les exemplaires de Detroit et de Reims.
L’absence de signature de Guimard sur les deux exemplaires n’est pas étonnante car avant de posséder ses ateliers de l’avenue Perrichont, il ne l’apposait que rarement sur ses productions. Dans le cas de Louis Coilliot le nombre de commandes passée à Guimard a été considérable à partir de 1898 et au moins jusqu’en 1903. Mais pour le portemanteau de Reims, le vendeur n’a malheureusement pas été capable de fournir d’indications concernant son origine et la commande dont il aurait pu faire partie. Faute de documents précis, la datation de ces deux portemanteaux (dont on imagine qu’ils ont été créés dans le même temps ou à très peu de distance) ne peut être déterminée avec certitude. Cependant l’évolution stylistique de Guimard a été si rapide dans les premières années qu’il est quand même possible d’en donner une approximation.
On connait peu d’autres exemples de meubles similaires dans son œuvre. Le plus ancien, asymétrique, à la fois néogothique et naturaliste, date de 1894 ou 1895[3]. Il est habituellement donné comme provenant de l’hôtel Delfau mais les informations relatives à son premier achat indiquent qu’il proviendrait plutôt de l’hôtel Jassedé construit par Guimard en 1893.
Quelques années plus tard, vers 1898, Guimard a conçu ce portemanteau en bois de Jarrah arborescent et asymétrique dans un style résolument art nouveau où les lignes droites ont disparu. Il l’a fait photographier au sein du Castel Béranger et le cliché est paru dans l’article d’Édouard Molinier dans Art & Décoration en mars 1899. Sa localisation actuelle est inconnue.
Le portemanteau qui nous intéresse ici est la troisième occurrence de ce type de meuble. Il est devenu symétrique, la fougue des premières années ayant cédé le pas à la recherche d’élégance.
Ses tablettes hautes fixées sur de fins montants se dédoublant font penser aux candélabres des portiques des entourages découverts du métro qui adoptent des lignes courbes semblables se penchant vers l’intérieur à leur extrémité. La traverse supérieure de la glace du portemanteau joue le même rôle que le porte-enseigne du portique du métro.
Ces tablettes hautes se retrouvent sur d’autres meubles de Guimard à partir de 1900. C’est le cas d’une paire de vitrines de l’agence de Guimard dont la photographie est parue en novembre 1899 dans le premier numéro de la Revue d’Art.
C’est aussi le cas des étagères du stand du parfumeur Millot à l’Exposition Universelle de 1900 et du buffet de la salle à manger de la maison Coilliot qui a été aménagée vers 1900[4]. Étant donné le fait qu’un des deux portemanteaux ait été destiné à Louis Coilliot, 1900 est donc la date la plus probable de leur création.
On trouve pourtant encore ces tablettes hautes sur une vitrine datée cette fois avec certitude de 1902.
Les patères en laiton sont indéniablement les éléments les plus séduisants de ces portemanteaux. Elles ont une profondeur assez inhabituelle qui peut engendrer un important porte-à-faux si on y suspend un manteau assez lourd. Il a donc été prévu de renforcer la fixation de leurs quatre vis en mettant en place des tubes métalliques qui traversent le bois de part en part. Leur forme très complexe implique qu’elles ont été réalisées au moyen de la technique de la fonte à cire perdue. Guimard leur a donné une forme souple et même agressive car on peut facilement y voir la tête redressée d’un cobra prêt à attaquer.
Mais une des caractéristiques les plus intéressantes de ce meuble n’a jusqu’à présent pas fait l’objet de commentaires. Il s’agit de la façon à la fois élégante et désinvolte avec laquelle Guimard a conçu la ceinture métallique permettant de recevoir les cannes et les parapluies. Il a tout d’abord utilisé un simple fer laminé en U qui a été cintré et dont les bords ont été découpées et pliés aux deux extrémités. Des platines de fer découpées ont été soudées au bord inférieur et au fond du fer en U pour l’accrocher avec solidité à la menuiserie. Ensuite, un simple fil de fer a été soudé à la platine supérieure et, après avoir parcouru une boucle sur le montant latéral du portemanteau, il est venu s’insérer dans le fond du fer en U. Ce faisant, il apporte un relief qui renforce l’intérêt visuel de cette ceinture,
tout en masquant les insertions par vis d’une simple lame de fer placée du côté intérieur de la ceinture. Cette lame a été pliée à de multiples reprises pour former des encoches pouvant recevoir les cannes et les parapluies.
Malgré la découpe artistique des platines latérales et la boucle terminale du fil de fer, l’utilisation de ces matériaux industriels contraste avec la finesse des sculptures de l’acajou obtenue par un travail artisanal de qualité. Elle est pourtant caractéristique de la manière dont Guimard traite habituellement le fer en se refusant à faire exécuter des travaux de ferronnerie d’art pour mieux mettre en valeur le design de ses créations.
Remis en vente à Reims, le 19 novembre 2023, le portemanteau a été acheté pour 57 340 € (avec les frais de vente) par Hector Guimard Diffusion, notre partenaire pour la création d’un espace muséal dédié à Guimard au sein de l’Hôtel Mezzara. Il y figurera dans l’entrée pour accueillir les visiteurs.
Frédéric Descouturelle
Nous remercions Fabien Choné pour les précisions concernant la disposition et l’accrochage des patères.
Notes
[1] Nous récusons le terme de « vestiaire » abusivement utilisé par le marché de l’art ; un vestiaire étant soit une pièce entière, soit un casier fermant à clé.
[2] Cf. notre ouvrage La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[3] Date de sa présentation au Salon de la SNBA et de sa publication dans le portfolio de La Décoration Ancienne et Moderne, 3e année, pl. 86. Il est alors désigné comme un « porte-parapluie ».
[4] Même si une photo ancienne de ce buffet, non encore mis en place, n’a été publiée qu’en septembre 1901 dans la revue Le Mois.
À la fin de l’année 2022, le Cercle Guimard a fait l’acquisition d’un bougeoir créé par Hector Guimard. De façon inhabituelle, l’achat a été effectué sur eBay. Le vendeur connaissait la nature et la valeur approximative de ce qu’il mettait en vente et nous avons remporté l’enchère pour 3 219 € (avec les frais de port), somme non négligeable mais tout à fait convenable pour cet objet particulièrement rare.
Nous en connaissions l’existence par plusieurs photographies anciennes dont celle — incontournable — parue en septembre 1899 dans la Revue des Arts décoratifs et en novembre 1899 dans la Revue d’Art. Sur la petite table qui a fait l’objet d’un article récent, se trouve un bougeoir, assez difficile à distinguer si l’on ne repère pas la bougie blanche torsadée dont il est pourvu.
Guimard, comme d’autres décorateurs à l’époque, a pris l’habitude d’enjoliver les clichés de ses réalisations de meubles avec des bibelots de toutes natures : copies d’antiques (statuettes de Tanagra), sujets médiévaux (pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne), sujets Renaissance (Persée de Cellini) ou tirages modernes comme la femme endormie de Carpeaux, posé sur la même table que le bougeoir. Il a bien entendu également placé au sein de ses compositions ses propres créations d’art décoratif. Sur la photographie ci-dessus, un vase[1] réalisé en collaboration avec Edmond Lachenal est placé à côté du bougeoir et, dans la vitrine, le plâtre du vase de Cerny[2] qui sera édité un peu plus tard par la Manufacture de Sèvres voisine avec le plâtre d’un autre vase édité en bronze.
Preuve que Guimard en avait conservé un exemplaire qu’il utilisait comme accessoire, ce bougeoir apparait aussi sur d’autres clichés de mobiliers qui ont probablement été pris au sein des ateliers de Guimard, vers 1900-1903.
À une époque où l’équipement des logements par l’électricité gagnait du terrain, de nombreux intérieurs bourgeois étaient encore éclairés au gaz ou plus simplement par des lampes à pétrole. Le tout récent Castel Béranger lui-même ne bénéficiait alors pas de l’éclairage électrique. Lors de ses premières années de créations modernes, Guimard a donc dessiné de multiples appareils d’éclairage en fonction des sources lumineuses disponibles chez ses clients. Si une lampe éclairée au gaz pouvait ensuite être facilement électrifiée en faisant passer le fil électrique dans le tuyau d’alimentation, il en allait autrement pour les lampes à pétrole et plus encore pour les chandeliers. Très peu de ceux qui ont été conçus par Guimard nous sont parvenus, vite relégués et sans doute parfois détruits une fois le logement équipé en électricité. Nous connaissons seulement les images du miroir en triptyque créé pour Mme Fournier, la commanditaire du Castel Béranger [3], pourvu de cinq bougeoirs,
ainsi que celle du lustre du Castel Henriette à Sèvres. Sur celui-ci, les bougies ont un rôle accessoire, voire purement décoratif, puisque le centre est occupé par une lampe à pétrole. Guimard a peut-être voulu renforcer par cette couronne de bougies le caractère médiéval du « castel ».
Contrairement aux lampes à pétrole à poser qui ne devaient être déplacées qu’avec précaution, le rôle d’un bougeoir était d’apporter une source lumineuse ambulatoire. C’est pourquoi on en trouvait souvent sur les chevets des lits pour pouvoir éclairer les déplacements nocturnes (cf. les photos plus haut). Quoi qu’ait pu affirmer le marché de l’art récemment, nous ne connaissons pas d’autre modèle de bougeoir (ou de flambeau) de Guimard que celui que nous avons acquis.
Sa silhouette est globalement piriforme, légèrement concave pour recueillir le surplus de cire fondue. Trois petites pattes, comme on peut en voir sur certaines lampes à huile romaines, le maintiennent en hauteur. Deux ajours à l’avant et un autre latéral sont comme les dentelures que l’on pourrait observer sur une feuille d’arbre attaquée par des insectes. La coupelle recevant la bougie est exhaussée au centre avec un mouvement tournoyant. Elle semble elle-même couler sur son pourtour comme le fait la cire. Cette forme prend d’ailleurs tout son sens lorsqu’on y fait bruler une bougie.
La principale caractéristique de cet objet par rapport aux productions de l’époque est son caractère unitaire, comme le serait un organisme vivant. Cet aspect caractérise d’ailleurs la quasi-totalité des œuvres de Guimard de cette période où l’intervention manuelle au cours du modelage est non seulement visible mais montrée.
Vu par dessous, la comparaison avec une forme animale est encore plus probante, sa poignée s’assimilant à une queue.
On trouve aussi à la face inférieure le monogramme de Guimard en creux.
Coulé en laiton, ce bougeoir a probablement été produit à plusieurs exemplaires. Cependant aucun autre tirage n’est encore connu. Son caractère unitaire, sans montage, avec un volume complexe en contre-dépouille empêche l’utilisation d’un moule bivalve. La technique utilisée a sans doute été la fonte « à cire perdue », plus chère et nécessitant la destruction du moule en plâtre pour chaque tirage. Sous la poignée, un « Y » (ou la lettre grecque lambda) correspond probablement à la marque du fondeur.
Au niveau du départ de la poignée, se trouve une petite proéminence. Sa présence n’est pas anodine car lorsqu’on tient le bougeoir en main, on s’aperçoit que le pouce vient naturellement s’insérer contre cette butée. Guimard semble l’avoir matérialisée à la fois pour aider au maintien du bougeoir et pour simuler le fait que le métal est repoussé par l’action du pouce.
La forme de la poignée peut sembler gratuite, mais en réalité elle est parfaitement conçue pour pouvoir utiliser le bougeoir aussi bien de la main gauche que de la main droite. Son crochet terminal vient en effet se bloquer contre les deux dernières phalanges du cinquième doigt de la main gauche.
ou contre le cinquième métatarsien de la main droite.
La création et le modelage de ce bougeoir ont donc bien fait l’objet d’une réflexion quant à son utilisation et à sa signification. Et cet objet, aussi simple soit-il, fait comprendre toute la distance qui existe entre une forme mouvementée conçue par Guimard et une forme aléatoire.
Frédéric Descouturelle
[1] Cf. notre article du 18 mai 2018.
[2] Cf. notre livre La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[3] Elle n’y a emménagé que bien plus tardivement.
Léna Lefranc-Cervo, doctorante en Histoire de l’art, avait déjà publié sur notre site un article sur les tentatives précoces de protection du patrimoine Art nouveau parisien. Elle nous fait à présent l’amitié de partager avec le Cercle Guimard sa contribution à la journée d’étude « La norme et son contraire » qui s’est tenue à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne à Rennes en 2020. Elle y analyse la question de la norme architecturale à travers la production des architectes de la Société des Architectes Modernes dont Hector Guimard a été vice-président. Elle nous aide ainsi à mieux le situer au sein des courants architecturaux modernes de l’après-guerre dont il fut loin d’être éloigné.
La Société des architectes modernes[1] (SAM) nous paraît constituer une entrée intéressante pour aborder la question de la norme, tant les discours sur l’architecture produits par ses membres, en particulier, sur l’architecture moderne ont impliqué cette notion. La modernité en architecture questionne en effet directement la place de la doctrine et le rapport à un corpus normatif entendu comme définition d’un cadre primordial à la conception architecturale. L’historien de l’architecture Gilles Ragot a mis en avant, dans sa thèse sur le Mouvement moderne[2], le fait que Le Corbusier et André Lurçat furent les seuls à tenter la définition d’une doctrine de l’architecture moderne. Il rappelle que cette propension à la théorisation est marquée par les nombreuses publications de Le Corbusier (plus de quatorze entre 1918 et 1938). Les Cinq points de l’architecture moderne constitue la plus emblématique de cette production éditoriale par sa clarté et son caractère pédagogique. Or ces deux architectes ne firent jamais partie de la Société des architectes modernes qui compta pourtant plus de 200 membres à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La SAM se distingue d’ailleurs par son absence de la sphère de la théorie de l’architecture. La production théorique des architectes de ce groupement, qu’elle soit individuelle ou collective, est en effet très pauvre. De ses publications communes à travers les Bulletins qui paraissent seulement à partir de 1936 et notamment des deux articles intitulés « Modernisme » écrits par Auguste Bluysen[3] et Adolphe Dervaux[4], respectivement président et vice-président de la société à cette date, on en retient surtout le flou doctrinal. Cette constatation nous amène à nous interroger sur le rapport des architectes de la SAM avec la doctrine et avec la définition d’un cadre pour la conception. Elle nous invite aussi à nous demander si, pour les membres de la société, la modernité architecturale, qui sous-tend la rupture avec un corpus normatif, induit le remplacement de celui-ci par de nouvelles doctrines architecturales ou bien si, au contraire, elle peut s’en affranchir.
La modernité architecturale un combat contre la norme
Le Groupe des architectes modernes voit le jour dans un contexte de lutte artistique pour la commande à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925. À sa constitution en 1922[5], il est alors présidé par Frantz Jourdain[6]. Architecte, écrivain et critique d’art tout à la fois, Jourdain avait été, dans les années 1890-1900, l’un des plus ardents défenseurs des « novateurs ». Il publie en 1893 L’Atelier Chantorel[7], roman–pamphlet contre l’enseignement qu’il juge sclérosé de l’École des beaux-arts. Au moment de son décès, en 1935, Marcel Lathuillière, le représentant du Groupe algérien de la SAM, n’hésite pas à le présenter comme « le premier Moderne[8] ». Jourdain semble alors incarner, y compris pour les membres les plus jeunes de la société, l’esprit même de la modernité architecturale : « [Frantz Jourdain] libéra une jeunesse ardente de la plus intolérable des servitudes et permit aux talents neufs de s’affirmer sans craindre la censure[9] ». La « jeunesse ardente » fait évidemment référence, dans l’esprit de Lathuillière, aux architectes de la génération qui a commencé sa carrière dans les années 1890-1900 et qui a alors participé au renouveau des arts avant de fonder, vingt ans plus, tard le Groupe des architectes modernes (GAM) : parmi eux, Henri Sauvage, Hector Guimard, Louis Sorel, Adolphe Dervaux et Lucien Woog. Par ailleurs, Lathuillière désigne clairement les oppresseurs de Jourdain et de sa phalange : « Épris d’idées nouvelles, il entra en lutte contre les Maîtres, alors tout puissants, de l’Architecture académique[10] ». De nombreux autres membres de la société s’accordent sur l’identité de cet ennemi commun, comme Bluysen qui relate que cette « jeunesse scolaire se trouvait, par ses vieux maîtres pasticheurs, maintenue sous la férule académique[11] ». Le terme d’« Architecture académique » renvoie donc à un corpus perçu comme normatif et imposé par un groupe de professionnels affiliés à un organe institutionnel désigné comme auteur de tous les maux : l’École des beaux-arts.
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Le Bureau du Cercle Guimard
Nous publions cet article dans le cadre d’une série de textes sur les liens entre Guimard et les États-Unis inaugurée en début d’année[1]. Nous verrons qu’ici le lien est indirect et le fruit du hasard mais il permet surtout d’évoquer cette réalisation de Guimard restée discrète et sa place au sein de son œuvre.
Nos lectrices et lecteurs attentifs se souviennent peut-être de la première fois où nous avons évoqué l’existence de cette réalisation inédite de Guimard. C’était en 2013 à l’occasion d’une vente parisienne dans laquelle deux chaises, dont nous soupçonnions qu’elles avaient fait partie de l’ameublement de ce salon de thé, étaient proposées aux enchères (https://www.lecercleguimard.fr/fr/objets-guimard-ou-non-a-la-vente-sothebys-du-16-fevrier-2013/).
En effet, ce modèle ne nous était pas totalement inconnu puisque deux chaises équivalentes étaient déjà passées en vente en 1989. Une comparaison minutieuse des deux paires nous apprenait qu’il s’agissait en fait des mêmes meubles qui avaient fait l’objet d’une restauration.
La notice du catalogue de 1989 acquis peu de temps auparavant[2] nous donnait déjà plusieurs informations. En plus d’une photo et des caractéristiques des deux chaises, alors dans un état moyen (résultat d’un séjour prolongé dans le grenier familial), elle précisait la provenance des meubles bien qu’une faute d’orthographe malheureuse nous ait induite en erreur quelque temps[3].
Grâce aux archives commerciales parisiennes puis à la découverte d’une mention sur un dessin du fonds Guimard, enfin à l’étude du monogramme figurant sur le dossier des chaises[4], nous avions réussi à établir le lien avec les époux Lecante, propriétaires d’un commerce entre 1898 et 1927 qui a bénéficié à l’époque d’une certaine notoriété : la maison Doret, une pâtisserie située 17 rue de Rome à Paris (75008).
Notre curiosité étant quelque peu aiguisée, nous avons mis à profit ces dernières années pour tenter d’en apprendre un peu plus sur cette mystérieuse réalisation de Guimard passée totalement inaperçue au sein de la littérature consacrée à Guimard au cours de ces dernières décennies. Un article de presse relatant l’inauguration de « la Maison de Thé moderne de Lecante » permettait d’en préciser la date puis la découverte de l’identité du propriétaire de l’immeuble de la pâtisserie d’établir le lien direct avec Guimard. Enfin, des recherches généalogiques récentes nous ont mis en relation avec les descendants des époux Lecante. Nous en profitons pour remercier chaleureusement les familles Pi, de Ricou, Sassot et Serra pour leur accueil et leur bienveillance, en particulier Mme Françoise Pi, la mémoire de la famille, dont les souvenirs précieux nous ont aidés dans notre compréhension de l’histoire et du contexte familial[5].
D’une manière générale, les difficultés rencontrées pour trouver des informations sur le salon de thé Lecante tiennent à la quasi-absence de documents ni même de mentions au sein des différents fonds Guimard conservés en France et à l’étranger mais aussi dans les archives familiales qui ont disparu en grande partie au gré des évènements du siècle dernier. À notre connaissance, la seule évocation par Guimard de cette réalisation se trouve dans un document résumant sa carrière qu’il a rédigé en 1925 pour Henri Clouzot, conservateur du musée Galliera. Il y mentionne des « salons de thé » au chapitre des décors d’intérieurs et ameublements[6]. Cette paire de chaises reste donc à ce jour le seul mobilier connu provenant du salon de thé Lecante.
Même si les informations sur cette œuvre demeurent lacunaires — notamment d’un point de vue iconographique – la présentation d’une des deux chaises au sein de l’exposition sur Guimard qui se tiendra à Chicago à partir du 22 juin prochain (après celle de New York qui se termine[7]) nous a incités à publier nos recherches.
La maison Doret, une pâtisserie familiale
Le 21 avril 1898, le couple formé d’André (Albert) Lecante (1853-1912) et (Marie) Berthe née Robert (1859-1944) rachetait le fonds de commerce occupé par une pâtisserie, la maison Doret, situé 17 rue de Rome[8]. Cette profession ne leur était pas inconnue puisqu’ils tenaient précédemment (depuis 1886) une autre pâtisserie située à Nogent-sur-Marne[9] dont la spécialité était le Valdaï, un gâteau russe.
Si le quartier dans lequel ils venaient de s’installer présentait en cette fin du XIXème siècle à peu près la même physionomie qu’aujourd’hui, la fin des transformations principales était récente. Entre 1837 et 1889, le secteur n’avait cessé de se structurer au rythme du prolongement et des agrandissements de son élément principal, la gare Saint-Lazare, qui avait vu sa fréquentation augmenter de manière exponentielle avec le développement des lignes de fer vers l’Ouest parisien et la Normandie[10].
Suivant le mouvement, l’ouverture de la rue de Rome s’est faite progressivement : la section comprise entre la rue Saint-Lazare et le boulevard des Batignolles a été ouverte en 1850, celle comprise entre le boulevard Haussmann et la rue Saint-Lazare date de 1868. La construction du bâtiment haussmannien dont le rez-de-chaussée était occupé par la maison Doret remonte à cette époque.
Avant son rachat par les époux Lecante en 1898, un commerce de pâtisserie existait déjà à cet emplacement puisqu’un certain Bonnard spécialisé dans les tartes de Linz (ou Linzer-Tartes) — une spécialité viennoise aux framboises ou à l’abricot[11] — y était établi au début des années 1870. C’est au moment de son rachat le 03 octobre 1875[12] par Henry Doret (1829-1897) que la pâtisserie prendra définitivement son nom. En 1884, Henry Doret cédait la pâtisserie à son fils Célestin[13] qui lui-même s’en séparait en 1898 au profit d’Albert et Berthe Lecante. Ceux-ci avaient donc bien compris le potentiel représenté par un tel emplacement, idéalement situé en face de la gare Saint-Lazare.
Sur les menus de l’époque parvenus jusqu’à nous, on y retrouve les tartes de Linz qui ont fait la renommée de l’établissement mais aussi les spécialités du couple Lecante comme le Valdaï russe ainsi que toutes les recettes qu’une pâtisserie de cette époque se doit de proposer à sa clientèle[14].
L’intervention de Guimard
Entre la fin du XIXème siècle et le milieu des années 1900, la maison Doret a connu une période prospère. Entre-temps les époux Lecante ont marié leurs deux filles — Louise en 1901[15] puis Henriette en 1904 qui s’est uni avec Charles Bricard[16], un chef d’entreprise à la tête d’une affaire de vitrauphanie florissante — mais ils se sentaient à l’étroit dans leur commerce de la rue de Rome essentiellement constitué d’un espace de vente à emporter.
Cherchant à s’agrandir afin de donner un nouvel élan à leur affaire, ils souhaitaient offrir à leur clientèle et aux voyageurs de la gare Saint-Lazare un nouvel espace de dégustation tout en se démarquant de la concurrence nombreuse dans le quartier.
Une telle opération ne pouvait se faire qu’avec une modification du bail commercial et donc l’accord de la propriétaire de l’immeuble. Or celle-ci n’était autre que Mme Grivellé[17]… Les spécialistes de Guimard connaissent bien Appolonie Grivellé (1838-1933) [18] parfois considérée comme sa marraine. Elle a joué un rôle central dans la vie et la carrière de l’architecte tant à ses débuts en lui offrant ses premières commandes que par la suite – l’exemple de la maison Doret en est une nouvelle démonstration — alors même que Guimard était déjà bien installé professionnellement. Il apparait évident que c’est grâce à l’entremise d’Appolonie Grivellé que les époux Lecante ont fait appel à l’architecte dont ils ne pouvaient ignorer par ailleurs qu’il était l’auteur des accès de métro situés à quelques pas de leur boutique.
À la faveur d’une modification du bail intervenu le 31 mai 1905, le couple Lecante a donc obtenu la jouissance de plusieurs nouveaux locaux comprenant un appartement à l’entresol, un autre au 5ème étage, qui deviendra l’appartement familial, et six chambres de domestiques au 6ème étage où seront logés une partie du personnel. Enfin le bail va leur donner les moyens de réaliser leur projet d’agrandissement en les autorisant à créer un accès entre la boutique et l’appartement de l’entresol et à y installer une maison de thé[19].
C’est donc dans cet espace situé juste au-dessus de la boutique, qu’Albert et Berthe Lecante ont décidé d’aménager leur salon de thé et de faire appel à Guimard pour le décorer et le meubler. Celui-ci s’est exécuté de bonne grâce d’autant que les aménagements commerciaux de ce type étaient rares jusqu’à présent dans son parcours professionnel[20]. Peut-être avait-il aussi une revanche à prendre sur un projet similaire, le salon de thé Melrose, probablement jamais réalisé et qui aurait dû prendre place à quelques rues de la maison Doret[21]. Pour Guimard il s’agissait donc d’honorer une commande inédite rejoignant (ou devançant) certains de ses confrères dans cet exercice dont les grandes villes européennes étaient friandes à l’époque.
Depuis le milieu des années 1890 la mode s’était emparée de ces lieux de convivialité et de représentation qu’étaient les cafés, les restaurants ou encore les fumoirs. Création plus récente, le salon de thé – parfois appelé tea room ou five o’clock par anglomanie — n’échappait pas à la règle. Il occupait d’ailleurs un genre à part entière, distinct du café et du restaurant. Devenu un lieu de rendez-vous élégant et de bonne compagnie, on y consommait entre ami(e)s aussi bien des boissons que des spécialités salées ou sucrées. De plus, de façon avouée ou non, les salons de thé luttaient contre la propagation de l’alcoolisme dont on accusait alors les cafés, les bars et les brasseries.
Dans le style moderne, la série des tea rooms de Mrs Cranston décorés par Charles R. Mackintosh à Glasgow figuraient parmi les plus célèbres en Europe mais Paris présentait quelques aménagements intéressants comme le salon de thé de la maison Potin.
La province n’était pas en reste et dans la ville où l’art décoratif moderne s’était le mieux développé, le tea room des Magasins Réunis à Nancy aménagé par Louis Majorelle était l’un des plus raffinés.
Au milieu de cette année 1905, cette commande est arrivée à point nommé pour Guimard au moment où il terminait l’un de ses chefs d’œuvre, l’hôtel Nozal. Le gros œuvre était achevé et même si une partie de la décoration intérieure de cet hôtel particulier devait se poursuivre pendant encore un an, son achèvement a certainement allégé l’emploi du temps de l’architecte. C’est d’ailleurs sans surprise que la seule mention se référant à ce projet dans le fonds Guimard à Orsay se situe au dos d’un dessin se rapportant à l’hôtel Nozal[22].
Quelques mots écrits à la hâte : « Lecoeur – profilé table à thé – Lecante » nous renseignent doublement. Tout d’abord sur le type d’ameublement (assez logiquement des tables à thé accompagnaient les chaises) mais aussi sur la société à laquelle Guimard a fait appel pour réaliser au moins une partie du mobilier du salon de thé, l’entreprise Le Cœur et Cie[23]. Cette menuiserie était capable d’effectuer à la fois les travaux les plus considérables comme des travaux artistiques de premier plan. La maison Le Cœur qui s’est très tôt qualifiée de « Menuisier d’Art » s’était attirée les faveurs des architectes et décorateurs les plus en vue de l’époque qui lui commandaient des travaux sur mesure[24]. Cette société avait déjà travaillé pour Guimard à plusieurs reprises depuis Le Castel Béranger dont elle avait réalisé les menuiseries[25]. Lui qui se qualifiait volontiers d’« Architecte d’Art », il avait trouvé chez ce menuisier la possibilité de sous-traiter ponctuellement la fabrication en petites séries de meubles de qualité que ses ateliers de l’avenue Perrichont — non dimensionnés pour ce type de commandes — ne lui permettaient pas de réaliser.
Pour le dessin des chaises, Guimard, peut-être pressé par les délais et probablement aussi par souci d’économie s’est inspiré, en le simplifiant, d’un modèle exposé l’année précédente au Salon d’automne de 1904. Les sculptures bourgeonnantes qui ornaient deux des montants du dossier ont ainsi disparu, remplacées par de fines rainures qui accompagnent les courbes élégantes du dossier. Seules les extrémités latérales du médaillon accueillant le monogramme ont conservé une sculpture figurant une fleur stylisée libérant des grains de pollen. Sans surprise Guimard a utilisé un de ses bois favoris, le poirier, dont le grain serré se prêtait admirablement à l’expression du style qui portait désormais son nom.
Le salon de thé Lecante a ouvert ses portes en fin d’année 1905. Au mois de décembre, la revue La Critique s’est faite l’écho de l’inauguration, dans une ambiance très mondaine, de la « Maison de Thé Moderne de Lecante » dans un bel article qui donne une idée relativement précise des aménagements réalisés par Guimard provoquant d’autant plus une certaine frustration en l’absence de photos parvenues jusqu’à nous… La Critique ayant soutenu Guimard dès ses débuts[26], nous ne sommes pas surpris du ton particulièrement flatteur employé dans l’article et de retrouver la garde rapprochée de l’architecte parmi les invités : Stanislas Ferrand, directeur du journal Le Bâtiment, G. Beauregard, député de Paris, Georges Bans, directeur de La Critique et bien sûr fidèle parmi les fidèles, le poète Alcanter de Brahm, chargé de prononcer quelques paroles.
Nous retranscrivons ci-dessous les meilleurs passages de cet article intitulé « Le Style Guimard » en respectant la ponctuation, l’orthographe et la casse du texte d’origine.
« Nous avons eu le plaisir de trouver l’une des meilleures applications de la méthode artistique de notre maitre architecte Hector Guimard, près de la Gare Saint Lazare, à la pâtisserie Doret, 17, rue de Rome. Des salons de Thé ont été aménagés avec tout le luxe et le confort modernes. Des ors, des glaces et des cristaux lumineux encadrent des meubles dessinés avec art et exécutés comme pour un musée.
(…) A l’inauguration, après les allocutions très chaleureuses (…) auxquelles a répondu avec une cordiale émotion M. Hector Guimard, M. Alcanter de Brahm, au nom de la critique d’avant-garde qui fut la première à discerner le sens novateur de l’esthétique du brillant architecte d’art, a prononcé quelques paroles dont voici la substance :
C’est un sentiment de courtoisie que vous trouverez bien naturel à l’égard de notre cher Hector Guimard, qu’au nom des premiers amis de ses heures de lutte résolue contre les préjugés scolaires de l’architecture classique, je me présente ici, modeste interprète de la jeune génération de la Critique de saluer d’un ton cordial notre cher amphitryon.
Car cet hommage, qui est en même temps une marque de reconnaissance et d’admiration, coïncide avec un nouveau triomphe. Au cœur de Paris dont il avait déjà su égayer la monochromie des gares par la sveltesse de ses lignes élégantes et vives, voici la Maison de Thé moderne de Lecante, installée avec tout le charme désirable, avec, jusqu’aux plus habituels objets mobiliers, chaises, tapis, vases, et jusqu’aux girandoles, d’où jaillit, miraculeuse, la lumière étincelante, le tout révélateur d’un art exquis et non plus renouvelé d’autrefois, mais créé pour la magie inépuisable d’un artiste sincère et véritable.
Après le Castel Béranger, la maison Boileau, l’hôtel Nozal, le véritable palais de l’avenue de Versailles, après cent autres trouvances, qui, si elles ne permettent pas à la présomption (…) de la qualifier « nouveau style ou modern style » affirment délibérément leur raison de s’appeler « style Guimard ». Voici la Maison de Thé, rendez-vous assuré du bon ton et de l’élégance parisienne.
(…) C’est le triomphe après cette bataille livrée contre la banalité traditionnelle, que nous sommes fiers de célébrer, en levant notre verre à la gloire et aux succès actuels et futurs de notre cher Guimard ».
A partir de 1905, la mention « salons de goûter » a fait son apparition sur les menus pour mettre en avant la nouveauté. « Lecante Successeur » continue à s’afficher en grosses lettres en travers du menu aux côtés d’un petit « Ancienne Maison Doret ». Cette dernière appellation ne disparaitra d’ailleurs jamais complétement puisque plusieurs offres d’emploi publiées autour de 1910 reprennent la raison sociale d’origine.
Si l’intervention de Guimard s’est probablement cantonnée aux salons de thé de l’entresol et n’a pas concerné la boutique du rez-de-chaussée, nous pensons qu’il est peut-être à l’origine des ajouts sur la devanture qui apparaissent à partir de cette époque. Sur une photographie prise durant les inondations de 1910, la pâtisserie semble habillée d’une structure.
Plusieurs poteaux, probablement en bois, s’élèvent de la base de la devanture et viennent supporter les jardinières fleuries de l’entresol pour souligner la présence nouvelle du salon de thé au-dessus de la pâtisserie.
André Lecante est décédé le 19 janvier 1912 laissant son épouse seule à la tête de la maison Doret et face à un voisin de plus en plus envahissant, la Pharmacie de Rome A. Bailly, qui ne cessait de s’agrandir et lorgnait sur cette enclave commerciale qui lui échappait. C’était sans compter avec le caractère bien affirmé de Berthe peu disposée à se séparer de la boutique.
Pendant encore une quinzaine d’années, elle a dirigé la Maison Doret entretenant des relations parfois tumultueuses avec son encombrant voisin[27].
Au milieu des années 1920, elle a délégué la gérance au couple Tiphaine-Peyta avant de lui céder définitivement le fonds de commerce (et pour un très bon prix) le 16 mai 1927[28].
Enfin une petite annonce datée du 12 juin 1927 est venue mettre un terme définitif à cette aventure. Quelques mots informaient l’acheteur potentiel de la vente de l’ensemble du « Matériel pâtisserie, articles confiserie, mobilier magasin, salon de thé, placards, etc. – 17 rue de Rome » [29]. S’il restait encore du mobilier de Guimard à cette époque, il est probable que cette vente a fini de le disperser…
Heureusement, la paire de chaises parvenue jusqu’à nous avait été conservée par la famille grâce à la volonté d’un homme. L’architecte Georges Bovet (1903-1980), père des descendants actuels, connu pour ses réalisations plus modernistes[30] qu’Art nouveau ne pouvait cependant pas ignorer qui était Guimard, lui qui installera son agence au début des années 1960, 21 avenue Perrichont (Paris 16è) à deux pas des anciens ateliers de l’architecte… Bien conscient de la valeur de ces deux meubles, il avait insisté pour qu’ils soient gardés par la famille.
De la décoration fixe imaginée par Guimard pour le salon de thé Lecante, il ne reste plus rien aujourd’hui. Les plans d’origine n’ont pas été retrouvés et le bâtiment a subi de lourdes transformations intérieures à la suite des agrandissements de la Pharmacie A. Bailly qui a progressivement racheté tout l’immeuble.
Seule la consultation du dossier de permis de construire de 1968 permet d’accéder à des plans complets et de se faire une idée approximative de la configuration des lieux. L’entresol du 17 rue de Rome fait apparaitre un espace encore bien délimité d’une soixantaine de m² qui semble correspondre à l’appartement d’origine occupé par le salon de thé. L’escalier entre la boutique du rez-de-chaussée et le salon de thé de l’entresol est toujours en place et la disposition des lieux laisse penser que trois petits salons ont pu être aménagés par Guimard.
Au cours de nos échanges avec les descendants de la famille, une question revient souvent : qu’est-il advenu de tout le reste[31] ? L’aménagement de trois salons de thé suppose un ameublement conséquent. Où sont donc passés les autres chaises, les tables à thé, les tapis, les vases ou encore les girandoles décrits par Alcanter de Brahm en 1905 ? Nos recherches dans la base du mobilier Guimard en cours de constitution ne nous ont pas encore permis de rattacher d’autres meubles ou objets avec certitude à cette réalisation tout comme nos tentatives pour en trouver des photographies.
Pourtant, bien que relativement modeste, le caractère unique de cette réalisation au sein du corpus des œuvres de Guimard, sa place à une période charnière de sa carrière qui voit son style s’assagir et s’affiner, à une période où il maitrise la quasi-totalité des champs d’application des arts décoratifs, font de l’étude du salon de thé Lecante un sujet particulièrement intéressant.
A l’instar de nos précédents dossiers, nous espérons que la publication de cette étude permettra d’améliorer les connaissances sur cette œuvre et lançons donc un appel en ce sens à nos lectrices et à nos lecteurs qui accepteraient de partager de nouvelles informations. Nous poursuivons les recherches de notre côté et ne manquerons pas de vous tenir informés.
Olivier PONS
[1] Voir l’article de Marie-Claude Paris et Olivier Pons « Le premier voyage de Guimard aux États-Unis – New York 1912 », Le Cercle Guimard, février 2023.
[2] Lot 89 de la vente aux enchères Binoche-Godeau le 20/03/1989 à Paris.
[3] La mention sur la provenance est rédigée de la manière suivante : « Provenance : Maison Dore à Paris ».
[4] Le monogramme est composé des trois lettres STL entrelacées pour « Salon de Thé Lecante ».
[5] Nous remercions vivement M. Edouard Derville pour ses précieuses recherches généalogiques ainsi que Laurent Sully Jaulmes, la galerie Robert Zehil, la galerie Macklowe et Sotheby’s pour les photos des chaises.
[6] Feuillet composé de cinq pages dont quatre manuscrites, 1925. Coll. auteur.
[7] Cette exposition se tient au Cooper Hewitt, Smithsonian Design Museum de New York jusqu’au 21 mai 2023, puis du 22 juin 2023 au 7 janvier 2024 à Chicago au (Richard H.) Driehaus Museum.
[8] Archives commerciales de la France du 23 avril 1898.
[9] Archives commerciales de la France du 20 mars 1886 : la pâtisserie de Nogent-sur-Marne située 98 Grande-Rue (aujourd’hui Charles de Gaulle) avait été rachetée à un certain Roux le 2 mars 1886.
[10] Une gare provisoire est construite en 1837 suivie dans les années 1840 à 1850 d’une première gare définitive réalisée par l’architecte Armand et l’ingénieur Flachat avec un allongement des voies vers le sud. Enfin de 1885 à 1889, le bâtiment est détruit pour laisser la place à une nouvelle construction de l’architecte Lisch doté de sa façade actuelle tandis que la cour du Havre est aménagée à la place de l’ancien bâtiment.
[11] Voir Lacam et son célèbre « Mémorial historique et géographique de la pâtisserie », 1900.
[12] Archives commerciales de la France du 07/10/1875.
[13] Archives commerciales de la France du 22/05/1884.
[14] A l’époque, une pâtisserie ne s’entendait pas au sens strict d’une boutique dans laquelle on achetait et emportait des gâteaux, mais aussi comme une sorte de restaurant où l’on pouvait manger, parfois sur place, des tartelettes, des bonbons ou encore des glaces mais aussi des plats salés tout en buvant de l’eau frappée, du lait, des sirops ou des vins.
[15] (Berthe) Louise (Andrea) : 1880-1922 mariée le 08/07/1901 (Paris 8è) à Alphonse (Auguste Joseph) Leclercq (1873-1950) dont trois enfants (Robert, Geneviève et Marie Louise Berthe).
[16] Henriette (Marie Joséphine) 1882-1944 mariée le 19/11/1904 (Paris VIIIème) à Charles (Édouard Auguste) Bricard (1878-1939) dont trois enfants (Andrée-Paule, Thérèse et Jacqueline Georgette).
[17] Registre des hypothèques, volume n° 84, folio n° 78, Archives de Paris.
[18] Voir l’article de Marie-Claude Paris « De Lyon à Paris, Hector Guimard et ses proches : famille, voisins et clients », Le Cercle Guimard, juillet 2020.
[19] Revue des loyers, 7ème année, n° 70.
[20] La seule réalisation recensée de ce type est l’armurerie Coutollau située à Angers dont Guimard avait dessiné la devanture et aménagé les intérieurs.
[21] Plusieurs dessins du fonds Guimard à Orsay datés de 1896 concernent ce projet de salon de thé qui devait être une dépendance du théâtre de la Bodinière, 16-18 rue Saint Lazare (Paris IXème).
[22] Fonds Guimard au musée d’Orsay. Côte GP 1076. Le recto représente une partie de la porte d’entrée principale de l’hôtel Nozal.
[23] Joseph Théodore Le Cœur (1860-1904), ingénieur des arts et manufactures, était à la tête de l’entreprise familiale Le Cœur et Cie dont l’usine était située 141 rue Broca à Paris (XIVème).
[24] La maison Le Cœur et Cie a notamment réalisé toutes les boiseries et les menuiseries (dont les cheminées) de l’hôtel particulier que l’architecte Xavier Schoellkopf a fait construire en 1898, 4 avenue d’Iéna (Paris XVIème).
[25] On retrouve notamment la maison Le Cœur et Cie parmi les collaborateurs de Guimard qui ont participé à la construction du pavillon « Le Style Guimard » pour l’Exposition de l’Habitation de 1903.
[26] Nous renvoyons nos lecteurs aux nombreux articles du Cercle Guimard faisant référence à La Critique. Cette revue littéraire et artistique progressiste éditée entre 1895 et 1920 a régulièrement mis en avant les idées et les travaux de Guimard.
[27] Selon les témoignages familiaux, la maison Doret et la Pharmacie de Rome s’accusaient mutuellement de mauvaises odeurs…
[28] Archives commerciales de la France des 24 mai et 03 juin 1927.
[29] L’Intransigeant du 12 juin 1927.
[30] Élève de Tony Garnier à l’École régionale d’architecture de Lyon en 1921 puis d’Emmanuel Pontremoli à l’École des beaux-arts de Paris, Georges Bovet a été 1er second Grand Prix de Rome en 1931. Il remporte le concours pour l’hôtel de ville de Bois-Colombes (92) et obtient son diplôme en 1938. Il s’est illustré en construisant des œuvres liées aux domaines de l’éducation et du sport. On lui doit notamment le Centre nautique de Valence en 1950, un lycée de garçons à Pau en 1955, l’Institut National des Sports dans le bois de Vincennes entre 1934 et 1962 ou encore certains bâtiments du Campus universitaire de Grenoble entre 1965 et 1968.
[31] La famille conserve par ailleurs de la vaisselle aux chiffres de la maison Doret mais qui n’a visiblement pas été dessinée par Guimard.
Le 06 février 2023, à la demande de la Société des Amis du musée national de Céramique et en étroite collaboration avec ce dernier, nous avons présenté une conférence intitulée « Hector Guimard, la Céramique et la Manufacture de Sèvres ».
Elle résume notre livre « La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard », publié il y a quelques mois aux éditions du Cercle Guimard, tout en développant plus particulièrement le chapitre consacré aux relations entre Guimard et la Manufacture de Sèvres.
Vous pouvez à présent la retrouver sur YouTube à cette adresse.
À l’invitation de la Société des Amis de Sèvres et en étroite collaboration avec le musée national de la Céramique, le Cercle Guimard donnera une conférence ce 06 février à 18h00.
Les auteurs du livre « La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard » publié il y a quelques mois aux Éditions du Cercle Guimard, Olivier Pons et Frédéric Descouturelle, animeront la conférence intitulée « Hector Guimard, la céramique et la Manufacture de Sèvres » qui sera suivie d’une séance de dédicace et d’un cocktail.
Ce sera l’occasion pour eux d’évoquer la collaboration entre l’architecte et la Manufacture mais aussi, plus généralement, la place de la céramique et de la lave émaillée dans la carrière de Guimard.
Pour s’inscrire à la conférence (droit d’entrée de 11€, 16 € pour un couple) et obtenir tous les détails pratiques, nous vous remercions d’envoyer un mail à l’adresse suivante : infos@lecercleguimard.fr
Nous avons été heureux de pouvoir acquérir récemment en vente publique[1] un décor de linteau en grès émaillé d’Hector Guimard édité par Bigot. Tout en le présentant à nos lecteurs, nous le replaçons dans le contexte de sa création, le comparons aux autres décors de ce type et décrivons brièvement leur évolution dans l’œuvre de Guimard. Cet article recoupe des informations contenus dans de précédents articles consacrés au stand Gilardoni & Brault de 1897, aux décors en céramique du Castel Béranger, au décor du vestibule du Castel Béranger, ainsi que dans le livre consacré à la céramique et à la lave émaillée de Guimard (éditions du Cercle Guimard, 2022).
Rappelons que les linteaux sont des traverses horizontales reposant sur deux points d’appui au-dessus d’une ouverture ou d’une baie et ayant pour fonction de soutenir la maçonnerie. Leurs décors, qu’ils soient sculptés sur les pierres du linteau ou plaqués devant elles, sont des éléments décoratifs des façades et des intérieurs dont l’origine se confond avec celle de l’architecture. En extérieur, sous nos climats, leur colorisation était problématique et ce n’est qu’avec l’arrivée de la lave émaillée à partir des années 1830 puis de la faïence ingerçable à partir des années 1840 que des décors architecturaux colorés et résistants aux intempéries ont pu commencer à enjoliver les façades de façon pérenne. Cette offre s’est multipliée avec l’augmentation du nombre de fabriques capables de les proposer et surtout avec leur industrialisation permettant de les éditer sur catalogues. L’apparition du grès émaillé à la toute fin du XIXe siècle est venue compléter une palette de produits déjà étendue.
Dès ses premières œuvres architecturales, Guimard a créé des décors de linteaux. Celui ornant l’hôtel Roszé (1891), a été sculpté en pierre. Pour cette raison, malgré le caractère répétitif de ses motifs floraux, il a sans doute été le plus coûteux de ces petites villas de l’ouest parisien.
Car la presque totalité de ces premiers décors, notamment au niveau des linteaux et des tympans de ces premières villas a été réalisé de façon plus économique en céramique cloisonnée d’après les dessins de Guimard. Ils ont tous été exécutés et en partie édités par Muller & Cie. On se réfèrera à notre ouvrage La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard qui les décrit entièrement pour l’hôtel Roszé (1891), l’hôtel Louis Jassedé (1893), la villa Charles Jassedé (1893), l’hôtel Delfau (1894) et la galerie Carpeau (1894-1895). Ces décors sont constitués d’éléments séparés avec motif de début, de milieu et de fin, illustrant des motifs floraux plus ou moins identifiables.
D’autres décors sont plus simplement composés d’éléments identiques répétés (métopes), souvent encadrés par des barres métalliques orthogonales. Avec la métope n° 13, Guimard évolue stylistiquement par rapport aux motifs précédents en évoquant la poussée d’un bouton floral repoussant ses involucres avec une stylisation qui en rend la lecture difficile au premier abord.
Pour les façades du Castel Béranger (1895-1898), immeuble qui a marqué son entrée dans le style Art nouveau, Guimard a également conçu des décors de linteaux. Quelques-uns sont en pierre sculptée, particulièrement épais et occupant toute la hauteur de la corniche du 4e étage de la façade sur rue.
Mais la plupart des décors de linteaux des façades du Castel sont beaucoup plus discrets, masquant un linteau métallique par des métopes encadrées par des lames métalliques. Techniquement, Guimard agit ici dans la continuité de sa mise en place de décors de linteaux quelques années plus tôt sur l’hôtel Louis Jassedé et la villa Charles Jassedé. Mais stylistiquement, ses motifs ont évolué vers un modelage où l’évocation du monde du vivant est perceptible mais sans que l’on puisse réellement identifier une espèce, ni même la rattacher au règne animal ou végétal. Les colorations ont également changé, passant d’aplats de couleurs vives cloisonnées à des camaïeux de couleurs ocres ou bleutées fondues.
Comme nous l’avons établi dans le livre sur la céramique de Guimard, les décors extérieurs en céramique émaillée du Castel Béranger ont été produits par Gilardoni & Brault et non en grès par Bigot. Cependant nous savons qu’un exemplaire de cette métope a été repéré à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher[2]. Sa localisation à 25 km de Mer, lieu d’implantation de l’entreprise A. Bigot et Cie, dans une zone géographique où la diffusion de Gilardoni & Brault était nulle, introduit un doute quant à son attribution. Contrairement aux autres décors en céramique des façades du bâtiment, ce modèle précis de métope pourrait donc avoir été produit par Bigot.
À l’extérieur du Castel Béranger, un autre décor de linteau est particulièrement remarquable. Il s’agit de celui qui coiffe la (ou les) devanture(s) de boutiques(s) se trouvant à l’origine au niveau des 7e et 8e travées, du côté droit de la façade[3]. Ce linteau métallique, comparable à son contemporain du préau de l’École du Sacré-Cœur[4], était visiblement destiné à recevoir une (ou deux) enseigne(s). Le décor qui le surmonte est des plus étranges. Trois groupes de deux types de métopes (un grand modèle et un petit) sont enserrés dans des cornières métalliques en arc de cercle, séparés par des motifs en tôle découpée pouvant évoquer des fleurs en boutons. Les métopes, en céramique émaillée, ont l’aspect inédit d’une matière informe et convulsive, s’écartant radicalement de la plupart des autres décors des façades qui conservent une parenté avec le monde du vivant.
Ce style nouveau et propre à Guimard se retrouve largement sur les éléments en grès émaillé, cette fois produits par Alexandre Bigot, qui garnissent les parois du vestibule. Leur matière bouillonnante qui semble contenue par le strict motif de treillage en barres métalliques orthogonales présente des empreintes de doigts qui ont été enfoncées dans la terre glaise au moment de leur modelage.
C’est sans doute dans le même laps de temps (vers 1897) qu’ont été conçus les décors de linteaux en grès émaillé dont nous présentons un exemplaire en début d’article. Ils peuvent dissimuler un linteau métallique en étant placés devant lui, mais leur forme semi-elliptique les destine aussi à être mis en place sous un arc porteur en briques[5]. Cette disposition permet alors d’équiper les baies par des fenêtres à vantaux rectangulaires, plus économiques que des vantaux à traverses supérieures arquées.
Comme sur les panneaux en grès émaillé du hall du Castel Béranger, on trouve de multiples empreintes de doigts, regroupées dans de petites zones comme si ces empreintes appartenaient à une même main.
On retrouve sur leur tranche supérieure, tracées à la pointe, les signatures « Hector GUIMARD Arch[6] » et « A Bigot cer ». Ils sont donc signés de façon similaire à certains panneaux en grès émaillé du vestibule du Castel Béranger et aux cheminées en grès émaillé, éditées par Bigot et placées à une vingtaine d’exemplaires dans les salles à manger de l’immeuble (« GUIMARD Arch » et « A Bigot cer »).
Contrairement à ces cheminées du Castel Béranger, le revers de notre décor de linteau ne présente pas le logo de Bigot : une tour crénelée.
L’édition de ce décor de linteau est attestée par sa présence au sein du catalogue édité en 1902 par la société A. Bigot & Cie qui le commercialisait au prix de 40 F-or. Il est annoncé en longueur courante de 1 m avec la possibilité de porter celle-ci à 1 m 30. Pour l’instant, nous ne connaissons aucun exemplaire de cette dernière longueur. Mais même dans sa dimension courante, il a sans doute été peu diffusé puisque, sauf nouvelle découverte, nous n’en connaissons aucun exemplaire en place ailleurs que sur des bâtiments de Guimard.
Non seulement Guimard semble avoir été le seul à utiliser ces décors de linteaux édités par Bigot, mais qui plus est, il ne les a pas employés au moment de leur conception, préférant créer à chaque fois de nouveaux modèles. C’est seulement quelques années plus tard, alors que son style avait radicalement évolué et que ces décors s’étaient dèjà fort démodés, qu’il a commencé à s’en servir. Bien qu’il ait toujours été soucieux d’harmoniser ses créations, Guimard a parfois ainsi réutilisé des éléments décoratifs plus anciens, en décalage avec l’évolution de son style, mais qui ne nuisaient pas pour autant au résultat final.
La première occurrence de leur utilisation s’est faite au Castel Val, construit en 1903 par Guimard à Auvers-sur-Oise. Plusieurs décors de linteaux ont été insérés dans les balustrades des terrasses de la villa et du garage.
Dans une seconde phase d’aménagement de la propriété en 1911-1912, l’architecte Eugène Daubert, sous la supervision probable de Guimard, a sans doute complété cette longue balustrade en ciment joignant la villa au garage, portant à seize le nombre de ces décors de linteaux [7]. Dans cette configuration architecturale, ils perdent alors leur signification pour ne plus être que des éléments décoratifs colorés utilisés pour ponctuer le chemin. Au fil du temps cette balustrade du Castel Val s’est dégradée et a été restaurée en 2003-2004. Le seul décor original intact qui subsistait a été moulé et des copies en ciment ont été replacées dans chaque module de la balustrade.
En 2021, lors de sa revente, le Castel Val comportait encore l’élément original exposé en intérieur. Il est possible que l’élément que nous avons acquis provienne lui aussi de la balustrade originale.
L’autre occurrence de ces décors de linteaux en grès émaillés édités par Bigot s’est faite à deux exemplaires dans la cour de l’hôtel Deron Levent en 1907. Ils surmontent effectivement des fenêtres (au premier étage) mais, placés plus en hauteur au sein de la maçonnerie, ils perdent également leur fonction primitive, celle de dissimuler (ou d’accompagner) une poutrelle métallique industrielle. Ces dernières sont pourtant bien visibles, mais enjolivées par des décors en fontes alors créés spécialement à cet usage par Guimard et dont il sera question plus loin dans notre article.
Très similaire à notre décor de linteau en grès émaillé, mais pourtant légèrement différent, un autre modèle a été retrouvé à deux exemplaires sur un immeuble banal, non daté et d’architecte inconnu, à Courbevoie[8] en banlieue parisienne. Scellés en linteaux de fenêtre de rez-de-chaussée, ces décors ne révèlent pas le nom de leur fabricant, mais leur attribution à Guimard ne fait aucun doute. Mesurant également un mètre de longueur et relevant donc d’une offre équivalente à celle du catalogue de Bigot, ils ont nécessairement été produits par un concurrent, le nom de Gilardoni & Brault étant sans doute le plus probable. On observe qu’ils ne comportent pas de coulures de l’émaillage comme on en trouve sur tous les décors de linteaux de Guimard édités chez Bigot.
Si nous revenons à présent en arrière, au moment de l’aménagement du Castel Béranger, nous retrouvons d’autres décors de linteaux et en particulier au sein de l’agence de Guimard, située au rez-de-chaussée de l’immeuble. Nous écartons de notre sujet les décors des chambranles des deux fenêtres du bureau du Guimard, assez grossièrement creusés à même la pierre.
De véritables décors de linteaux se trouvent sur le mur orthogonal à celui de la rue, et tout d’abord au-dessus de la porte du dégagement permettant la sortie sur cour. Guimard y a placé un décor de linteau qui est cerné par des cornières de métal découpées et coudées. Son style est proche du linteau que nous avons acheté et, si l’on se réfère à la carte postale de l’agence Guimard, ce linteau était coloré (mais pas nécessairement en bleu) probablement avec des nuances.
À l’heure actuelle, ce décor de linteau et ses cornières en métal sont uniformément peints d’une couleur verdâtre. En s’en approchant, on constate que le décor en relief n’est pas, comme on pouvait s’y attendre, en céramique mais simplement en staff.
De l’autre côté de cette porte, dans le dégagement permettant la sortie sur cour, se trouvent deux autres décors de linteaux, jumelés à angle droit. Ils sont de même nature que le précédent (cornières et staff) et actuellement entièrement peints en blanc.
Toujours dans le bureau de Guimard, mais de l’autre côté de la cheminée, une autre porte donnant cette fois dans le bureau des dessinateurs est surmontée d’un linteau. Il est d’une plus grande longueur car il englobe aussi une niche séparée de la porte par un épais pilier. Au-dessus de ce pilier, le staff modelé est remplacé par une plaque métallique savamment découpée.
Le dessin des parties métalliques de ces trois derniers décors de linteaux existe dans le fonds Guimard du Musée d’Orsay. Il comporte sur sa droite un quatrième linteau qui n’est pas identifié. Ce dessin n’est pas daté mais pourrait approximativement remonter à l’année 1897, époque où Guimard a conçu l’aménagement de son agence.
Face à la cheminée, un troisième décor de linteau, beaucoup plus important, surmonte la large baie séparant en deux le bureau de Guimard. Il est de même nature que les précédents, combinant les fers industriels pliés et découpés avec des surfaces modelées en staff.
Enfin, un linteau spectaculaire sépare le bureau des dessinateurs du couloir d’entrée. Il comporte une partie centrale horizontale, comparable à celles des précédents linteaux. Mais ce sont ces consoles latérales qui assurent l’essentiel de l’effet.
Guimard a reproduit ces deux consoles sur une planche consacrée à des éléments métalliques dans le portfolio du Castel Béranger et a mentionné dans les légendes : « Console en fonte des filets en fer ». Mais leur examen révèle que, comme la totalité des consoles de l’agence et des espaces communs, elles ont été moulées en staff et non en fonte. Ce choix, probablement dicté par une recherche d’économie et de facilité de mise en place, vient contredire le crédo rationaliste de Guimard[9] puisque les consoles expriment une fonction de soutien.
Toujours en 1897, Guimard est chargé de la construction du stand Gilardoni & Brault à l’Exposition nationale de la céramique. Comme nous l’avons vu précédemment, lors de la phase de décor du Castel Béranger, il a sollicité cette tuilerie implantée à Choisy-le-Roi. L’entreprise, dotée d’un solide savoir-faire en matière de décor architectural, lui a alors fourni les décors externes et une partie des rétrécissements de cheminées des salons. Le stand Gilardoni & Brault, sous la forme du « Porche en Céramique d’une Habitation » présente certes des produits fabriqués par la tuilerie (tuiles, briques, et même deux modèles de sculptures de style historique) mais surtout un étourdissant ensemble de décors en grès émaillé, modelés par le sculpteur Raphanel[10]. Le nouveau style de Guimard s’est ainsi trouvé révélé d’une manière radicale au grand public qui n’avait pas encore vraiment eu connaissance de cette construction excentrée qu’était le Castel Béranger. Linteaux, appuis de fenêtres, meneaux, corniches, chéneaux et faitières, sans compter un décor complet d’escalier sont l’occasion d’un déchaînement de formes abstraites mouvantes, concentrées dans un espace bien plus réduit qu’au Castel. Seul le panneau au chat faisant le gros dos[11], vraisemblablement exposé ici avant sa mise en place sous l’oriel du Castel Béranger apporte une note de réalisme à cet exercice de style en forme de façade.
Au-dessus de la petite fenêtre à gauche et de la petite porte à droite, Guimard a placé des décors de linteaux qui sont encadrés par des cornières (à gauche) ou des lames en tôle découpée (à droite). Là encore, l’aspect de leur modelage est très proche du décor de linteau édité par Bigot (ou l’inverse). Le fait que nous sachions que pour cet ensemble Guimard a eu recours au sculpteur Raphanel peut nous laisser supposer, mais sans certitude, que ce dernier a aussi participé au modelage du décor de linteau édité chez Bigot, ainsi qu’au modelage des décors de linteaux présents dans l’agence du Castel Béranger, le tout d’après des dessins de Guimard.
Presqu’en même temps que le Castel Béranger, Guimard a construit au Vésinet la villa Berthe en 1896. D’aspect plus conventionnel que le Castel par la symétrie de sa façade tournée vers la rue, la villa possède néanmoins de très beaux détails décoratifs comme les décors des linteaux des fenêtres du premier étage, probablement élaborés à la même époque (1897) que ceux du stand Gilardoni & Brault et du Castel Béranger.
Sur la travée centrale, légèrement bombée, le décor est divisé en trois parties, elles-mêmes subdivisées en trois éléments en grès émaillé. Les jonctions entre les éléments sont masquées par des lames en tôle découpée. À la différence de la disposition des panneaux du vestibule du Castel Béranger, ces lames ne sont plus strictement orthogonales mais courbes, participant ainsi davantage au décor. Cette innovation pourrait être le signe d’une création légèrement postérieure, mais elle apparaît pourtant sur les plans datés d’avril 1896. Là aussi, la planéité de ces lames, contrastant avec la protrusion des éléments en grès émaillé, semble leur donner une fonction de contrainte s’opposant au bouillonnement de la matière.
Rapidement, à partir de 1898, Guimard a été attiré par l’utilisation de la lave émaillée qui se sculpte, ou qui, dans sa version dite de la lave reconstituée[12], se moule. Son émaillage permet une vivacité des coloris et une précision de leur mise en place que le grès émaillé aux tons plus ternes et plus fondus n’atteint pas. Vaporisé sur des panneaux ou des blocs de lave naturelle « sabrée » ou « rustiquée », cet émaillage permet aussi d’ajouter une coloration presque inaltérable à un travail traditionnel de la pierre. L’une des premières utilisations architecturales de la lave émaillée par Guimard s’est sans doute faite sur les linteaux de l’hôtel Roy, 81 boulevard Suchet à Paris en 1898. Sa destruction ne nous permet pas de connaître la couleur exacte employée car la colorisation de la carte postale représentant sa façade sur rue n’est pas forcément un reflet de la réalité. Outre les linteaux des trois fenêtres de la grande baie du rez-de-chaussée, du grand linteau qui la surmonte et du grand linteau placé au-dessus des fenêtres du premier étage, il est probable qu’au niveau de l’annexe à droite, sous la terrasse, les décors des linteaux des fenêtres étaient aussi en lave émaillée.
La photo en noir et blanc de l’article d’Abel Favre consacré à Guimard et paru dans la revue Le Mois de septembre 1901, montre, là aussi, la présence de lames courbes en tôle découpée entourant et divisant les plaques de lave émaillée.
L’immeuble de Guimard le plus emblématique de l’utilisation de la lave émaillée est bien sûr la maison Coilliot à Lille en 1898-1900. Guimard a revêtu sa façade sur rue par des panneaux sabrés et émaillés en vert en y intégrant deux importantes enseignes. Elles se distinguent du reste de la façade par leur surface lisse et leur fond jaune mais ne sont pas des décors de linteaux.
À l’intérieur de la maison, Guimard a disposé plusieurs décors de linteaux dont un double au-dessus des deux portes du palier donnant accès à l’appartement du premier étage. Au moins quatre autres petits décors de linteaux en lave émaillée étaient disposés au sein de l’appartement, enserrés par des lames de fer pliées. Pour leur modelage, l’évolution stylistique de Guimard est patente par rapport au décor de linteau édité par Bigot. Réalisés en lave reconstituée par estampage sur un moule avant cuisson et émaillage, ils auraient pu facilement être multipliés et employés sur d’autres constructions de Guimard. Mais pour l’instant nous n’en connaissons pas d’autres tirages. Comme pour le Castel Béranger et le stand Gilardoni & Brault, ces décors de linteaux étaient enserrés dans des lames de fer pliées.
Lors de la première partie de sa carrière, plus « militante », au lieu de dissimuler les linteaux métalliques en les recouvrant par un décor, Guimard a aussi cherché à les mettre en valeur. Lorsque des poutrelles en I étaient employées, en particulier pour les soubassements, il a agi de la même manière qu’avec des fers industriels en cornière, en U ou en T, en découpant la partie centrale et en pliant les ailettes
En hauteur, il a parfois créé de véritables décors d’une grande complexité tout en leur donnant une impression de légèreté en combinant de la tôle rivetée à des cornières découpées, elles-mêmes doublées ou triplées par des barres de fer pliées. La dépense entraînée par la forte augmentation du métrage des fers a été habilement compensée par l’économie réalisée en employant des matériaux industriels mis en œuvre par un serrurier et non par un ferronnier. Le plus bel exemple d’un tel linteau est sans doute celui de la boutique Coutollau à Angers en 1896.
En se tournant de plus en plus vers la production en série, Guimard a pu créer un important corpus de fontes ornementales, édité par la fonderie de Saint-Dizier et diffusé sur un catalogue spécial. Parmi ces fontes, plusieurs modèles de décors d’extrémités de linteaux peuvent s’adapter aux poutrelles en I de dimensions normalisées (IPN) en s’insérant le long de l’âme. Ils sont pourvus d’un œillet pour leur fixation par rivetage ou boulonnage.
Le modèle GA est le plus grand, conçu pour une âme de 12 cm.
Les modèles GB et GC sont conçus pour des âmes de 10,5 et 8,5 cm.
La rosace GE[13] a la même hauteur que les ornements GB. Également pourvue d’un œillet, elle est destinée à ponctuer les poutrelles. Nous ne connaissons cependant aucune occurrence d’une telle utilisation.
Les modèles GD sont différents car ils ne comportent pas d’œillet et sont conçus pour s’adapter à deux petits fers en T, l’un horizontal et l’autre cintré. En raison de la faiblesse de leur section, ces fers ne peuvent avoir de fonction de linteau et cette combinaison de fers et de fontes ne peut donc qu’être plaquée devant un linteau porteur ou se placer sous un arc[14].
Guimard les a largement utilisés sur les deux immeubles Jassedé du 142 avenue de Versailles et du 1 rue Lancret[15] à Paris (1903-1905) en les appliquant contre des poutrelles en I.
Le dernier exemple d’utilisation des ornements de linteaux GD par Guimard s’est sans doute fait sur la fenêtre du premier étage sur rue de la petite villa d’Eaubonne que nous datons approximativement de 1907. Sans doute pour donner plus de discrétion à ce linteau, Guimard ne lui a pas adjoint le fer supérieur arqué.
Contemporain de la villa d’Eaubonne, l’hôtel Deron Levent, villa de la Réunion à Paris, comporte également plusieurs linteaux en poutrelles métalliques recevant des ornements en fonte (GA, GB, GC). Cependant, pour cette construction plus luxueuse qui se hausse au statut d’hôtel particulier, Guimard a éprouvé le besoin d’ajouter des décors modelés en stuc surmontant les linteaux des fenêtres du premier et du deuxième étage de la travée centrale. Et dans le même but, il a fait sculpter les consoles soutenant les balcons de cette travée, ainsi que l’arc de la fenêtre du second étage.
Nous avons vu plus haut que, dans la cour de cet hôtel, Guimard avait placé deux linteaux métalliques au-dessus des fenêtres du premier étage et qu’il les avait pourvus d’ornements GC. Là aussi, il a voulu en renforcer l’effet décoratif en leur adjoignant cette fois ses anciens décors de linteaux en grès émaillé édités par Bigot.
La villa d’Eaubonne et l’hôtel Deron Levent sont pratiquement les dernières constructions[16] sur lesquelles Guimard a fait apparaître des linteaux métalliques. Par la suite, l’expression d’une élégance de bon aloi a supplanté la volonté d’afficher la structure du bâtiment sur les façades. C‘est donc la sculpture de la pierre qui a progressivement pris le relais des multiples décors de linteaux que nous avons répertoriés. Mais là encore, Guimard a su s’écarter du conformisme de ses confrères. Alors que la plupart des architectes concentrent le décor des linteaux des portes d’entrée en leur milieu pour y placer une tête, un motif quelconque ou un simple numéro de rue, Guimard a pris le contre-pied de cette habitude en évidant au contraire la partie centrale et en augmentant le décor sur la partie haute des jambages et sur les angles supérieurs.
Même sur la porte de son hôtel particulier, avenue Mozart, où Guimard a placé son monogramme au centre du linteau de la porte d’entrée, la surabondance du décor latéral rend plus discrète la présence de ce motif.
Le décor des linteaux a donc fidèlement suivi l’évolution du style de Guimard en matière d’architecture, passant d’une multiplicité de matériaux, souvent très colorés, à une restriction de leur nombre et à une plus grande sobriété dans la coloration. Dans le même temps, leur modelage, bouillonnant à l’époque du Castel Béranger, s’est assagi pour se tourner vers la recherche d’élégance.
Frédéric Descouturelle
Notes :
[1] Vente Auctie’s du 02 décembre 2022, à Drouot salle 10, lot 183.
[2] Information fournie par Mme Françoise Mary.
[3] L’aspect réel de ce (ou ces) boutique(s) nous est pratiquement inconnu. Dans le portfolio du Castel Béranger, aux planches 1 et 2, Guimard en donne deux versions dessinées, à la fois différentes et imaginaires. Seule une petite partie des devantures est photographiée (sans avoir été retouchée) aux planches 3 et 6 et fait apparaitre de simples panneaux de verre verticaux étroits conformes au premier projet du Castel Béranger avant sa transformation par Guimard en un immeuble de style Art nouveau. Ces ouvertures ont été par la suite réduites en simples fenêtres reprenant le gabarit de la fenêtre de droite de l’agence de Guimard.
[4] 9 avenue de la Frillière, Paris XVIe, 1895.
[5] Il devient alors nécessaire pour l’architecte et pour l’entrepreneur de concevoir leur arc en suivant les dimensions et la courbure du décor de linteau. Il s’agit du même phénomène de renversement des rôles qui s’est répandu tout au long du XIXe siècle en raison de l’édition en série des décors et qui voit, par exemple, les menuisiers tenus de fabriquer leurs huisseries en fonction des dimensions des panneaux de fontes ornementales disponibles sur catalogues.
[6] Guimard a donc préféré se prévaloir de la fonction d’architecte qu’il tenait en haute estime, plutôt que celle de sculpteur-modeleur qu’il aurait plus logiquement utilisé en signant « Hector Guimard sc ».
[7] Ce chiffre est celui de l’actuelle disposition après restauration de la balustrade. Cependant une photographie ancienne montre que la répartition des décors de linteau était sans doute différente de l’actuelle. De plus, deux autres modules de balustrade existent aussi au niveau du portail de l’entrée carrossable sur rue, sans que nous sachions s’il s’agit bien d’une disposition d’époque.
[8] Nous remercions Georges Barbier-Ludwig, ancien conservateur du musée Roybet-Fould de Courbevoie de nous avoir signalé leur existence.
[9] « Guimard me disait ce matin une chose juste : dissimuler le moins possible la nature des matériaux — que du bois reste du bois, etc. — et si pour des raisons pratiques on est forcé de les recouvrir, que l’on conserve le plus possible les caractères de chaque matériau, sinon dans leur teinte, pour se garder de toute imitation, mais dans leur ton pour rester logique… » Signac, Paul, Journal, 15 janvier 1899, cité par Thiébaut, Philippe, La Revue de l’Art, 1991, vol. 92 ; n° 1, p. 72-78.
[10] Le nom de Raphanel est le seul nom de collaborateur cité dans la presse. Il l’est également sur le plan du stand et sur le projet d’enseigne du stand dessiné par Guimard. Il apparait également en compagnie de celui du sculpteur plus connu Jean-Désiré Ringel d’Illzach dans le portfolio du Castel Béranger où tous deux sont crédités de l’exécution des modèles de sculpture. Il s’agit vraisemblablement du sculpteur Xavier Raphanel (1876-1957), auteur de nombreuses statuettes historicistes et de quelques objets d’art décoratif.
[11] On se réfèrera au livre La Céramique et la lave émaillée de Guimard où nous faisons l’hypothèse que ce panneau au chat faisant le gros dos est la réduction d’un panneau légèrement plus grand, édité en version gauche et droite, et qui a été remodelé pour entrer dans l’espace qu’il occupe actuellement au Castel Béranger, peut-être à la place d’un autre décor initialement prévu.
[12] Cf. le livre La Céramique et la lave émaillée de Guimard ou notre article sur la lave émaillée.
[13] La rosace GE est également répertoriée en tant que rosace GO sur la planche des ornements divers. De même que les ornements de linteau GA, GB et GC, elle sera intégrée lors d’une augmentation du catalogue à des compositions de balcons et de balustrades fondues en une seule pièce.
[14] C’est cette solution qui a été adoptée pour le seul exemple d’utilisation des ornements de linteaux GD en dehors de Guimard sur un immeuble non daté et d’architecte inconnu au 13 avenue de Metz à Châlons-en-Champagne.
[15] Sur la façade de l’immeuble du 142 avenue de Versailles à Paris donnant dans la rue Lancret, le fer supérieur arqué des décors de linteaux est manquant sur toute la 2e travée (petites fenêtres d’un escalier), ainsi que sur toutes les façades sur rue de l’immeuble du 1 rue Lancret. Cette systématisation des manques écarterait l’hypothèse de destructions aléatoires de ce fer supérieur. Cependant on note que même lorsque le fer supérieur est manquant, les coins supérieurs et intérieurs des ornements de linteaux GD ont été sciés, comme dans les cas où un fer supérieur arqué y était inséré. Faute de pouvoir examiner de près un ornement de linteau GD, nous ne connaissons pas la raison précise de cette amputation, mais il est probable qu’elle est due à un impératif technique puisqu’elle n’existe pas sur le linteau de la villa d’Eaubonne où un fer supérieur arqué n’a pas été mis en place.
[16] Sur l’immeuble Franck, 10 rue de Bretagne, réalisé de façon très économique de 1914 à 1919, les linteaux métalliques ont réapparu, sans aucun décor. La maquette de maison standardisée, vers 1921, conservée au musée des Arts Décoratifs, montre également des linteaux apparents qui pourraient avoir été prévus en ciment armé.
Addenda le 25 mars 2023
Un décor de linteau en grès émaillé par Bigot, semblable à celui que nous présentons en début d’article, a été brièvement mis en vente le 25/3/2023 sur le site LeBonCoin. L’existence de ce nouvel exemplaire (le troisième) plaide en faveur de l’existence d’une série de ces décors de linteaux provenant du Castel Val.