Une des heureuses conséquences de la mise en place de la récente exposition Guimard, architectures parisiennes aux Archives de Paris[1] est la découverte au sein des collections de cette institution de nouveaux documents qui complètent nos connaissances sur plusieurs chapitres de l’œuvre de Guimard. L’une de ces pièces est un petit dossier du Service technique du métropolitain constitué en 1900 et concernant l’accès de la station Tuileries. Peu avant cette découverte, nous avions reçu en don plusieurs dessins de recherche de Guimard pour l’accès de cette même station. Dans le livre consacré au métro de Guimard[2], nous avions brièvement évoqué les circonstances qui ont conduit à la mise en place des deux actuels entourages d’accès de cette station sur l’étroit trottoir de la rue de Rivoli. Mais grâce à ces nouveaux documents, nous allons pouvoir en retracer plus sûrement l’historique.
Si la construction du métro de Paris a été une affaire municipale, il faut se rappeler que la Ville de Paris était alors placée sous la tutelle de l’État et administrée par une autorité bicéphale : la Préfecture de la Seine, émanation du pouvoir exécutif et le Conseil municipal, élu par les Parisiens. Après que l’État a cédé en 1895 sur le caractère d’intérêt local du projet de métro parisien, le Conseil municipal a formé en son sein une Commission du Métropolitain chargée de préparer les projets qui devaient ensuite lui être présentés pour approbation. C’est en particulier à cette commission, en collaboration avec le Service technique du métropolitain, qu’il revenait de définir les trajets des lignes et les emplacements des accès[3].
Plan du réseau arrêté en 1897. Droits réservés.
La Ville s’est chargée de la construction des infrastructures souterraines tandis que la fourniture des voies, du matériel roulant et l’équipement des stations ont été dévolus à la CMP (Compagnie du Métropolitain de Paris) formée en mai 1898 en vue de recevoir la concession de l’exploitation du métro.
Luigi Loir, La construction du métro sur la rue de Rivoli au niveau du Louvre,La Piscine, Roubaix. Photo F. D.
La construction des accès de surface était également à la charge de la CMP qui n’avait pas pour autant de pouvoir décisionnel quant à leur aspect. Contrastant avec l’austérité des équipements souterrains, ces accès devaient aussi constituer une sorte d’image publicitaire à laquelle l’audace des projets de Guimard allait pleinement contribuer, du moins pendant les premières années. Mais la première partie des épisodes que nous allons relater à propos de la station Tuileries s’est déroulée peu après la formation de la CMP et ne concernait pas l’entourage de l’accès ni son décor. Comme nous le verrons, les projets de Guimard, même s’ils ont été mûris pendant le second semestre de 1899, n’ont été connus des autorités que dans les derniers jours de l’année.
Cette station est située sur la ligne 1, de Porte Maillot à Porte de Vincennes, la première à avoir été ouverte avec deux tronçons supplémentaires au cours du premier chantier. Elle avait pour fonction de desservir l’Exposition universelle de 1900, mais elle était surtout construite sur un trajet Est-Ouest de la rive droite, identifié comme étant le plus susceptible de répondre aux besoins du public. Pour ce premier chantier, par économie, la plupart des stations ne bénéficiait que d’un seul accès sur la chaussée, conduisant à une salle souterraine de vente des billets. Il n’était alors pas encore question de sorties ou d’accès secondaires qui ne seront généralisés que plus tard.
Premier chantier du métro comprenant la ligne 1 sur un plan du réseau arrêté en 1897. Droits réservés.
Sur la rue de Rivoli, de la station Saint-Paul à la station Concorde, le trajet est pratiquement rectiligne.
Premier chantier du métro comprenant la ligne 1. Les stations de Saint-Paul à Concorde sont encadrées en rouge. D’après Le Chemin de fer métropolitain de Paris, Paris, Le Génie Civil, 1901. Coll. part.
Ligne 1 du métro. D’après Le Chemin de fer métropolitain de Paris, Paris, Le Génie Civil, 1901. Coll. part.
Les voies du métro y ont été prudemment établies à faible profondeur, sous un tablier métallique placé sous la chaussée.
Station des Tuileries, couverture des voies et des quais par un tablier métallique. La rue du 29 juillet est à gauche et l’entrée du jardin des Tuileries à droite. Photo Archives RATP, droits réservés.
Aux stations Saint-Paul, Hôtel de Ville, Châtelet, Louvre et Palais Royal, la largeur des trottoirs ou l’existence de terre-pleins ont permis de prévoir des trémies d’escalier d’une largeur standard de 3 m, ou un peu plus dans le cas de Palais Royal (3 m 50), là où une correspondance (et donc un afflux plus important de voyageurs) était attendue. À l’exception de cette dernière station, les accès ont été établis du côté des numéros impairs (côté vers la Seine). Cependant, pour les deux dernières stations de la rue de Rivoli, Tuileries et Concorde, l’étroitesse des trottoirs ne permettait plus d’ouvrir une trémie de trois mètres de large, ni d’un côté de la rue, ni de l’autre. Pour la station Tuileries, dont les quais sont situés entre la rue du 29 juillet et la rue d’Alger, l’emplacement de son accès a été prévu en face de la rue du 29 juillet et au niveau de l’entrée du jardin des Tuileries. L’idée initiale du Service technique du métropolitain était de créer un accès sur la terrasse des Feuillants qui longe la rue de Rivoli et qui en est séparée par un muret et une grille. À cet endroit, la terrasse est au même niveau que le trottoir. En revanche, le jardin des Tuileries proprement dit se trouve en contrebas et pour y descendre les promeneurs empruntaient un petit escalier parallèle à la rue[4].
État de la station Tuileries avant la création de l’accès. Dessin F. D.
Le dossier[5] retrouvé aux Archives de Paris concernant la station Tuileries contient tout d’abord un rapport de Fulgence Bienvenüe, chef du Service technique du métropolitain, daté du 3 mars 1900 et faisant l’historique des démêlés mettant aux prises au sein même de l’État, d’une part le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, et d’autre part la préfecture de la Seine et son Service technique du métropolitain.
Rapport du Service technique du métropolitain, daté du 3 mars 1900 et signé par Fulgence Bienvenüe. Archives de Paris, V2O8 7.
Le premier projet de l’équipe de Bienvenüe consistait à gagner du terrain sur la terrasse des Feuillants en reculant la grille pour établir un escalier de descente vers la salle souterraine. Nous ne possédons pas le plan de ce projet mais nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle, pour permettre de placer un tel escalier, il aurait été nécessaire d’ouvrir la grille du jardin de part et d’autre.
Hypothèse pour le premier projet d’accès de la station Tuileries par le Service technique du métropolitain en 1898. Le parcours d’un voyageur descendant sur les quais est tracé en bleu. Dessin F. D.
Si la voirie de la rue de Rivoli appartient bien à la Ville de Paris, le jardin des Tuileries est une propriété de l’État relevant du ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts. C’est donc à ce dernier que ce projet a été adressé le 31 octobre 1898. Trois mois plus tard, le ministère, refusant que l’accès du métro n’empiète sur la terrasse, l’a rejeté par décision du 8 février 1899. Mais conscient qu’il faudrait trouver une solution, il a réfléchi à un contre-projet qu’il a présenté sous forme d’un croquis lors d’une réunion qui a eu lieu sur place le 11 juillet 1899. Sur ce dessin sommaire que nous reproduisons ci-dessous, deux escaliers placés sur le trottoir de la rue de Rivoli (et non sur la terrasse) convergeaient devant une petite salle de vente des billets en cul-de-sac, placée sous la terrasse.
Croquis émanant du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, non daté, établi à la suite d’une réunion sur place le 11 juillet 1899. Archives de Paris, V2O8 7.
Jugeant cette solution techniquement inadaptée (salle trop petite, escaliers se recoupant, mauvaise gestion des flux), le Service technique du métropolitain a alors opté pour une solution de rechange : ouvrir un escalier de descente vers la salle des billets, non plus sur la terrasse des Feuillants, mais dans son mur, en contrebas, du côté du jardin. La CMP, à laquelle incombait l’équipement des accès de surface aurait alors été chargée d’établir « tel système de grille qui eût convenu au service des Beaux-Arts, pour isoler cette entrée, occasionnellement, du reste du jardin ». Cette solution était astucieuse, mais avait le défaut de rendre l’accès peu visible depuis la rue et probablement aussi d’imposer la fermeture de la station pendant les heures de clôture du jardin. Nous ne possédons pas le plan de ce projet, mais nous pouvons également en donner une approximation.
Hypothèse pour le second projet d’accès de la station Tuileries par le Service technique du métropolitain en 1899. Le parcours d’un voyageur descendant sur les quais est tracé en bleu. Dessin F. D.
Cette disposition d’un accès pratiqué dans un mur était proche de celle qui a été adoptée pour la station Concorde, où l’accès (faisant fonction d’entrée et de sortie) a été percé dans le mur de la terrasse du Jeu de Paume, mais cette fois du côté de la rue de Rivoli qui, à cet endroit, se trouve en contrebas de cette terrasse.
Accès de la station Concorde, avec une enseigne provisoire. Cliché pris le 13 février 1901. Dumas, Albin, Le Chemin de fer métropolitain de Paris, Paris, Le Génie Civil, 1901. Coll. part.
Ce type d’accès pratiqué à la station Concorde n’a posé aucun problème dans la mesure où il débouchait sur la voirie municipale. En revanche, ce second projet pour la station Tuileries, de même nature que pour la station Concorde mais débouchant dans le jardin, a été refusé comme le relate Bienvenüe : « Après bien des pourparlers et malgré l’insistance mise par le Conseil Municipal de Paris dans une délibération spéciale (1er décembre 1899), cette étude eut finalement le même sort que la première proposition, annoncé par une dépêche ministérielle du 22 décembre 1899). »
Cette dépêche (dont nous n’avons pas copie) comportait pourtant l’acceptation d’« une sorte de petite gare dans le tréfonds du Domaine », notion vague qui pouvait peut-être signifier que le ministère accepterait la possibilité de construire un édicule en bordure du jardin. Il aurait été en ce cas assez éloigné de la salle souterraine de vente des billets, ce qui ne pouvait pas convenir au Service technique du Métropolitain. Ce dernier s’est donc rabattu sur la solution moins favorable préconisée depuis juillet 1899 par le ministère et que, par prudence, le Conseil municipal avait validée à l’avance : celle d’escaliers implantés sur le trottoir de la rue de Rivoli. Celui-ci n’ayant qu’une largeur de 3 m 50, l’escalier serait réduit à 1 m 50, « mais on ferait deux volées au lieu d’une, l’une pour l’entrée, l’autre pour la sortie. » Le plan annexé au rapport de Bienvenüe, que nous reproduisons ci-dessous, montre que, contrairement au croquis du ministère, les marches supérieures des deux escaliers se trouvaient cette fois logiquement placées de part et d’autre de l’entrée du jardin qu’ils desservaient (entrée à gauche et sortie à droite). À leur partie inférieure, de chaque côté, un corridor permettant de canaliser les flux d’entrée ou de sortie, tout en contournant le système racinaire des arbres de la terrasse proches de la grille, se retournait pour déboucher dans la salle de vente des billets.
Plan du troisième projet du Service technique du métropolitain, non daté, établi à la fin de l’année 1899. Archives de Paris, V2O8 7. L’escalier d’entrée est à gauche et celui de sortie est à droite. Le parcours d’un voyageur descendant sur les quais est tracé en bleu.
C’est sans doute à cette époque — dans les derniers mois de 1899 — que Guimard a esquissé des projets pour l’accès de la station Tuileries qui constituait l’un des cas à part à traiter indépendamment des accès standards (édicules et entourages découverts). Comme on le sait, il s’était prudemment abstenu de participer au concours institué par la CMP de juin à août 1899 puisque ce concours destiné à donner des idées à l’architecte maison de la CMP, Paul Friesé, ne débouchait pas sur la commande des accès. Cependant, quelques esquisses crayonnées sur des calques appartenant au fonds Guimard du musée d’Orsay[6] montrent qu’il préparait des projets alors que, parallèlement, ses « supporters » au sein de l’administration préfectorale et de la Commission du métropolitain s’employaient à saper les projets « officiels » présentés à la Préfecture par la CMP[7]. Arrivés à maturité à la fin de l’année 1899, les projets de Guimard ont pu être approuvés par le conseil d’administration de la CMP le 12 janvier 1900, puis par la Commission du métropolitain[8] le 7 février, ainsi que par la Préfecture le 16 février.
Par leur finition sommaire et par leur style visiblement antérieur à celui des projets définitifs de janvier 1900, les dessins de Guimard non titrés, non datés et non signés que nous reproduisons ci-dessous font partie de sa période de recherche. Cependant, ils montrent qu’il avait déjà accès à des informations inconnues du public. Sans doute bien renseigné par un informateur — peut-être Defrance, le directeur administratif des travaux de Paris de la préfecture de la Seine ? — il a en effet travaillé sur la solution à deux escaliers convergents vers la surface, implantés sur le trottoir de la rue de Rivoli. Comme on peut le voir, il s’est servi de la montée des deux escaliers pour adopter de part et d’autre deux formes rampantes[9] venant se rejoindre au centre en enserrant l’enseigne, devant la grille du jardin des Tuileries.
Guimard, esquisse au crayon sur calque pour l’accès de la station Tuileries, non titré, non signé, non daté, c. fin 1899. L’escalier d’entrée est à gauche et celui de sortie est à droite. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
D’autres dessins, fragmentaires, donnent tout de même une idée plus précise du décor particulièrement original qu’il envisageait pour cet accès. Nous nous en sommes servi pour donner par infographie une restitution de l’édicule de sortie puis des deux édicules affrontés, comme sur le dessin ci-dessus. Ces deux édicules adoptaient déjà le schéma constructif qui sera celui des édicules A et B, c’est-à-dire des parois constituées de plaques de lave surmontées de vitrages puis d’un espace d’aération. Il est fort probable qu’à ce niveau, ces dessins n’étaient connus que de sa seule sphère amicale et qu’ils n’ont pas été communiqués à l’ensemble des conseillers municipaux, ni officiellement au Service technique du Métropolitain, ni à la CMP.
Restitution par infographie de l’édicule de sortie de la station Tuileries à partir de plusieurs fragments d’esquisses par Guimard, crayon sur calque, non signé, non daté, c. fin 1899. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Restitution par infographie des édicules d’entrée (à gauche) et de sortie (à droite) de la station Tuileries à partir de plusieurs fragments d’esquisses par Guimard, crayon sur calque, non titrés, non signés, non datés, c. fin 1899. Les panneaux d’entrée et de sortie ont été complétés et l’enseigne centrale a été ajoutée. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Une fois ses projets d’accès pour le métro (entourages découverts, édicules et pavillons) globalement adoptés par les autorités[10], du 12 janvier au 16 février 1900, Guimard aurait pu s’atteler à concevoir un projet plus définitif pour l’accès particulier de la station Tuileries à partir de ses esquisses. Mais à peine quelques jours plus tard, le projet du Service technique du métropolitain avec deux escaliers convergents vers la surface a essuyé un nouveau refus du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, signifié le 28 février 1900 et compromettant donc le principe du projet de Guimard. Nous n’avons pas le texte de ce refus, mais à la lecture du rapport de Bienvenüe, nous pouvons comprendre que le ministère, s’arc-boutant sur sa propre solution, reprochait à celle du Service technique du métropolitain de « compromettre l’existence des arbres dont les racines ne trouveraient plus une couche de terre suffisante », de prévoir une salle de vente des billets trop vaste, nécessitant de supprimer un arbre placé au-dessus d’elle et enfin, trouvait que les escaliers étaient trop proches de l’entrée du jardin. Dans son rapport, Bienvuenüe arguait qu’on ne saurait réduire significativement la salle et que l’arbre en question était déjà « fort misérable ».
Dans un second rapport, daté du 19 avril 1900, Bienvenüe relate la suite de l’affaire.
Second rapport du Service technique du métropolitain, daté du 19 avril 1900 et signé par Fulgence Bienvenüe. Archives de Paris, V2O8 7.
Sûr du bien-fondé du projet du Service technique du métropolitain et estimant sans doute que son blocage se faisait à un échelon inférieur au sein du ministère, il avait entre-temps fait appel au préfet de la Seine (Justin de Selves) afin que ce dernier intercède directement auprès du ministre. Mais cette intervention n’avait pas donné le résultat escompté puisque par une nouvelle dépêche du 28 mars 1900, le ministre avait fait savoir « qu’il ne saurait adopter d’autre combinaison que celle qui fut examinée sur place le 11 juillet 1899. » Ce nouveau refus péremptoire a donc finalement contraint le Service technique du métropolitain à adopter le système du ministère, tout en l’aménageant. Il a en effet fallu reculer un peu les escaliers, à présent divergents vers la surface et convergents vers la salle de vente des billets. Celle-ci, conformément aux exigences du ministère a eu des dimensions plus réduites, épargnant au passage l’arbre faisant face à l’entrée du jardin. L’accès de sortie était à présent situé à gauche et celui d’entrée à droite. Nous donnons ci-dessous le plan général qui était joint à ce dernier projet. On y remarque, dessinés à l’encre rouge, le pourtour et les ceintures des marquises destinées à surmonter les escaliers et qui marquent l’entrée officielle de Guimard dans le projet, vers avril 1900.
Plan du quatrième projet du Service technique du métropolitain, non daté, établi vers avril 1900. Archives de Paris, V2O8 7. L’escalier d’entrée est maintenant à droite et celui de sortie est à gauche. Le parcours d’un voyageur descendant sur les quais est tracé en bleu.
Pendant ce temps, en raison de ces tergiversation, l’accès de la station n’avait pas pu être construit et lors de l’inauguration de la première ligne du métro (elle-même en retard), le 19 juillet 1900[11], la station n’était pas ouverte. Elle ne le sera que le 27 août, avec une balustrade et un portique en bois qui vont sans doute perdurer jusqu’au début de 1902.
Accès d’entrée de la station Tuileries, entourage provisoire avec une balustrade et un portique en bois. Cliché pris le 13 février 1901. Dumas, Albin, Le Chemin de fer métropolitain de Paris, Paris, Le Génie Civil, 1901. Coll. part.
Un dossier constitué par la CMP[12] et déposé aux Archives de Paris révèle l’étape suivante. Il ne contient pas de rapport explicatif mais des plans correspondant à l’état du projet d’édicules présenté en septembre 1900. Les esquisses antérieures de Guimard ne pouvant convenir à ce nouveau projet, il a travaillé, cette fois officiellement, sur la nouvelle disposition adoptée par le Service technique du métropolitain.
Guimard, plan du demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier. Archives de Paris, 2Fi 324. Photo F. D.
À cette époque, une partie des conseillers municipaux, très déterminés, ont obtenu la suppression d’une majorité des édicules prévus pour le premier chantier[13] du métro pour les remplacer par des entourages découverts. Ces derniers qui devaient au départ être l’exception sont devenus majoritaires. Pour tenter de sauver son programme d’édicules (dont la construction était pourtant plus onéreuse que celle des entourages), la CMP et Guimard ont proposé des édicules à claire-voie sur lesquels les plaques de lave des parois étaient remplacées par des balustrades à écussons, créant ainsi un effet de transparence des plus heureux. L’accès de la station Hôtel de Ville[14] a ainsi reçu un édicule A à claire-voie (plan daté juillet 1900) tandis que celui de la station Gare de Lyon a reçu un édicule B à claire-voie (plan non daté, avant novembre 1900).
Accès de la station Gare de Lyon par un édicule B à claire-voie accoté à la balustrade d’une rampe d’accès au parvis de la gare, construit avant février 1901. Porfolio Architektonische Charakterbilder, par Bruno Möhring, tome II, 1901. Coll. part.
Ces deux édicules expérimentaux ont effectivement été agréés par la Commission du métropolitain et par la préfecture, puis construits. Mais ils sont cependant restés uniques dans leur genre et, dès la conception des accès aux stations souterraines de la ligne 2 au début de l’année 1902, le principe des édicules a été définitivement abandonné au profit d’entourages découverts à fond arrondi.
En ce qui concerne l’accès de la station Tuileries, les plans de Guimard datés du 30 août 1900 — donc dans la même période que ceux de Gare de Lyon et d’Hôtel de Ville — présentent également une balustrade avec des écussons. Guimard n’a représenté qu’un seul des deux demi-édicules qui étaient symétriques, celui côté entrée.
Guimard, élévation de face pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier, haut. 0,36 m, larg. 0,551 m. Archives de Paris, 2Fi325. Photo F. D.
Guimard, coupe pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier. Archives de Paris, 2Fi 327. Photo F. D.
Du côté de la rue, deux piliers en fonte de forme arborescente, à gauche et à droite, soutiennent la ceinture de la marquise relevée. Celle-ci est constituée de deux séries de panneaux de verre se recouvrant partiellement comme des tuiles.
Guimard, élévation de la façade du côté de l’escalier pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier, haut. 0,361 m, larg. 0,309 m. Archives de Paris, 2Fi0326. Photo F. D.
L’eau de pluie est conduite vers l’arrière, dans un chéneau maintenu par des poteaux métalliques prenant appui sur le muret de la grille avec laquelle il n’y a pas de contact. Au contraire — et c’est ce qui confère une grande séduction à ces accès — Guimard a donné à l’extrémité latérale des marquises un mouvement enveloppant autour des piliers de la grille, mouvement qui évoque irrésistiblement le spathe de l’arum.
Fleur et spathe d’arum. Photo F. D.
Une enseigne « METROPOLITAIN » en lave émaillée était placée parallèlement à la rue sur chacun des demi-édicules et complétée par une enseigne « ENTRÉE » ou « SORTIE »[15] placée en oblique. Guimard avait prévu de maintenir ces derniers panneaux par de fines lignes de fontes étirées entre le pilier avant et la ceinture de la marquise. Visuellement l’effet était superbe, mais Guimard présumait sans doute de la solidité d’un tel montage[16] en sous-estimant le caractère cassant de la fonte.
Guimard, élévation de face pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, détail du panneau d’entrée, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier. Archives de Paris, 2Fi325. Photo F. D.
Enfin, en examinant de près les dessins, on peut soupçonner que deux verrines d’éclairage ayant la forme d’un globe étaient insérées au sommet des piliers. Elles assuraient la même fonction de signalisation de l’accès que les verrines des entourages découverts.
Guimard, élévations de face pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, détails des piliers gauche et droit, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier. Les verrines ont été colorisées en blanc par infographie. Archives de Paris, 2Fi325. Photo F. D.
Ce projet qui aurait pu devenir l’une des plus belles réussites de l’architecte pour les accès du métro de Paris n’a pourtant pas vu le jour. Cette fois, nous ne bénéficions plus des explications du rapport de Bienvenüe, mais il est fort probable que ce nouveau refus a été imputable aux conseillers municipaux anti-édicules.
Dans un prochain article, nous verrons comment Guimard et la CMP ont pu trouver une solution satisfaisant toutes les parties et comment cette solution a finalement été « détournée » de son usage initial.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Du 20 septembre au 21 décembre 2024, au 18 boulevard Sérurier 75019 Paris (métro et tramway Porte des Lilas).
[2] DESCOUTURELLE, Frédéric ; MIGNARD, André ; RODRIGUEZ, Michel, Guimard l’Art nouveau du métro, Éditions La Vie du Rail, 2012.
[3] Les emplacements et les dimensions de ces accès ont été officiellement soumis aux votes du Conseil municipal des 17 et 20 mars 1899 sur proposition de la Commission du Métropolitain et finalement approuvés le 20 mai 1899. Cependant, l’essentiel de ces caractéristiques avait été défini auparavant par le Service technique du métropolitain, ce qui, pour l’accès de la station Tuileries, avait permis d’engager des pourparlers avec le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts dès 1898.
[4] Ce dispositif d’accès au jardin en contrebas a été ultérieurement modifié pour établir un large escalier perpendiculaire à la rue et deux rampes qui lui sont parallèles.
[5] Archives de Paris, V2O8 7.
[6] Voir notre article Une visite à l’exposition-accrochage au musée d’Orsay « Hector Guimard et la genèse du Métropolitain ».
[7] Cette manœuvre est une supposition mais que nous croyons être suffisamment étayée pour être crédible. On se reportera au livre Guimard l’Art nouveau du métro, p. 31.
[8] Dans les derniers jours de 1899, en raison du blocage des projets « officiels », aucune solution concrète ne se présentait pour la CMP. Or l’intersession du conseil municipal avait été fixée du 31 décembre 1899 au 5 mars 1900. Si une décision ne pouvait intervenir qu’après cette date, la CMP ne pourrait alors pas mettre à temps les accès en fabrication pour une mise en exploitation prévue lors de l’Exposition universelle de 1900. Par une délibération du 30 décembre 1900, le conseil municipal a donc délégué à la Commission du métropolitain la possibilité d’accepter les projets d’accès pendant l’intersession.
[9] Il faut signaler que lors du concours organisé par la CMP en 1899, l’architecte Bonifassé avait également utilisé une forme rampante, de surcroit dans un style Art nouveau. Il avait obtenu un troisième prix ex-æquo pour l’édicule C (place de l’Étoile) et le journaliste Rivoalen (La Construction Moderne du 18 novembre 1899) reconnaissant qu’il s’agissait là d’une solution rationnelle pour abriter une descente d’escalier l’avait surnommé « l’audacieux rampiste de l’art nouveau ». Signalons aussi que certains accès du métro de New York, placés sur des trottoirs, ont utilisé une forme rampante à partir de 1904.
[10] À part l’édicule B (celui à toiture en V) qui a été adopté d’emblée, les plans des autres types d’accès ont ensuite reçu des modifications, notamment l’édicule A, et l’entourage découvert pour son portique. Comme pour l’accès de la station Tuileries, les deux cas particuliers de l’accès de la station Bastille du côté du chemin de fer de Vincennes et de celui de la gare de Lyon ont été traités plus tardivement.
[11] Le 19 juillet 1900, seules huit stations ont été ouvertes. Beaucoup d’accès, en particulier ceux devant recevoir un édicule ou un pavillon étaient encore provisoires avec une balustrade en bois. Les entourages découverts comportaient alors un portique provisoire en bois.
[12] Archives de Paris, 2Fi 324-327.
[13] Ces manœuvres ont commencé dès le printemps 1899, donc à un moment où l’on ne connaissait pas encore l’aspect qu’allaient prendre les édicules. Ces conseillers municipaux, issus des « beaux quartiers », craignaient en fait que ces édicules ne compromettent la beauté et la régularité des avenues. La délibération du Conseil municipal du 19 mai 1899 a supprimé les édicules sur la rue de Rivoli (stations Châtelet, Louvre, Palais Royal) remplacés par des entourages découverts à fond orthogonal et sur les Champs-Élysées (stations Champs-Élysées, Rue Marbeuf, Avenue de l’Alma) remplacés par des entourages découverts à fond arrondi. Mais le combat contre les édicules a continué et la délibération du Conseil municipal du 16 novembre 1900 a supprimé les édicules de l’Avenue Kléber, de la place Victor Hugo et de la place du Trocadéro (stations Kléber, Boissière, Victor Hugo et Trocadéro) au profit d’entourages découverts à fond orthogonal.
[14] Cet édicule a été transféré à la station Abbesses en 1974.
[15] Voir notre article Les signalisations d’entrée et de sortie des accès de métro de Guimard.
[16] Ainsi, Guimard avait dû modifier le montage initial trop fragile des porte-enseignes des entourages découverts. Cf. notre article à ce sujet.
Dès leur achèvement en 1898, les façades du Castel Béranger ont interpellé les passants de la rue La Fontaine[1]. Il faut dire que leur richesse, tant du point de vue de la polychromie que de l’ornementation, était en nette rupture avec celles des façades des maisons de rapport avoisinantes. Au Castel Béranger les registres aquatiques, botaniques, médiévaux et fantastiques[2] s’entremêlent pour animer les fontes, les céramiques et les ferronneries ornant les façades. Ce pittoresque, prôné par les pouvoirs publics du moment, a même valu au Castel Béranger l’un des prix du concours des façades de 1898 organisé par la Ville de Paris[3].
Pourtant, ce riche décor à l’origine de la renommée internationale du Castel Béranger et d’Hector Guimard n’était pas celui initialement prévu par l’architecte. Les élévations des façades du permis de construire déposées par Guimard en mars 1895, que l’on peut actuellement voir exposées aux Archives de Paris[4], en font foi. L’existence de ces documents n’est pas une découverte puisqu’ils sont connus depuis longtemps et disponibles à la consultation. Cependant, leur scan en haute définition réalisé dans le cadre de l’organisation de cette exposition pour l’année Guimard, a révélé un projet de décorum en céramique avorté. Celui-ci devait être réalisé en majorité en collaboration avec l’établissement Muller & Cie, entreprise avec laquelle Hector Guimard collaborait jusqu’alors. Les récents travaux de Frédéric Descouturelle et d’Olivier Pons publiés dans l’ouvrage La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard[5] permettent d’identifier la plupart des modèles qui devaient être employés.
Le projet initial du Castel Béranger
Le Castel Béranger était une commande d’Élisabeth Fournier, bourgeoise du quartier d’Auteuil. Veuve et désireuse de placer un capital dans l’immobilier, elle s’est tournée à la fin de l’année 1894 vers l’architecte Hector Guimard, résidant lui aussi dans le quartier, pour la construction d’un immeuble de rapport rue La Fontaine.
Sans contraintes de la part de la commanditaire, le jeune architecte a conçu un projet dont les principes sont issus de l’école rationaliste de Viollet-le-Duc. En façade, une architecture pittoresque aux références médiévales cohabite avec une polychromie due à l’emploi de différents matériaux, à la mise en peinture des fontes et ferronneries et à un décor de céramiques émaillées.
Avant son voyage à Bruxelles durant l’été 1895, Hector Guimard a déposé à la mairie de Paris le permis de construire du Castel Béranger pendant la seconde quinzaine du mois de mars[6]. Celui-ci comprenait les plans des différents niveaux (plan des caves, plan de rez-de-chaussée, plan d’étages courants, plans des cinquième et sixième étages) ainsi que les élévations des façades sur rue et sur cour. On y découvre un édifice en U constitué de deux corps de bâti organisés autour d’une cour, reliés entre eux par un escalier. L’immeuble est à l’alignement côté rue, tandis que la cour est ouverte du côté du hameau Béranger.
Élévation de la façade sur la rue La Fontaine du Castel Béranger, permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Élévation de la façade sur le hameau Béranger du Castel Béranger, permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Ces dessins du permis de construire sont suffisamment détaillés pour que l’on puisse se faire une idée assez précise du décor qui était alors prévu. Celui des ferronneries des garde-corps, ainsi que celui du portail d’entrée reflètent un style indéfini, assez convenu et moins audacieux que sur l’hôtel Jassedé réalisé deux ans plus tôt au 41 rue Chardon-Lagache. On y remarque toutefois des stylisations florales.
Élévation de la façade sur la rue La Fontaine du Castel Béranger (détail), permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
On peut effectivement reconnaître à nouveau la fleur et les feuilles du tournesol, motif principal du décor de l’hôtel Jassedé. Il est possible que, dans une optique économique, Guimard avait prévu de faire réaliser en fonte les motifs centraux qui se répètent à de multiples reprises sur les façades. C’est en tous cas ce qu’il a fait dans la version définitive des garde-corps des balcons.
Motif central des garde-corps des façades du Castel Béranger, élévation de la façade sur la rue La Fontaine (détail), permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
La ferronnerie du portail n’est pas non plus très inventive avec ses barreaux verticaux régulièrement espacés. Seuls, en partie haute, deux motifs en spirale envoyant des rayons en périphérie lui donnent un aspect plus dynamique.
Portail du Castel Béranger, élévation de la façade sur la rue La Fontaine (détail), permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Au-dessus des devantures des deux petites boutiques des dernières travées de droite, Guimard a prévu l’emplacement d’une large enseigne pouvant être insérée devant un linteau métallique. Il lui a dessiné un décor interrompu par deux plus petits emplacements d’enseignes placés devant les allèges des fenêtres du premier étage.
Boutique au rez-de chaussée du Castel Béranger, élévation de la façade sur la rue La Fontaine (détail), permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Ce décor est lui aussi naturaliste avec des motifs répétitifs de fleurs en deux tailles. Probablement prévus en céramique émaillée, ils semblent être encadrés par des ferronneries se terminant en demi-cercle, dentelées comme le sont certaines feuilles, et séparés les uns des autres par des épis floraux.
Décor de l’enseigne des boutique au rez-de chaussée du Castel Béranger, élévation de la façade sur la rue La Fontaine (détail), permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Le Castel Béranger et Muller & Cie
Comme le montrent les plans du permis de construire, de nombreux éléments en céramique étaient prévus sur les façades. Grâce au livre consacré à la céramique et à la lave émaillée de Guimard[7], plusieurs éléments du décor initial ont été identifiés dans les catalogues Muller & Cie : métopes garnissant les linteaux, métopes ornant les allèges, épi de faitage et frises décorant le vestibule. Ces éléments, produits et commercialisés par l’établissement Muller & Cie, ont été dessinés et employés par Guimard pour décorer certains de ses projets antérieurs au Castel Béranger.
Métopes et épi de faîtage dessinés par Guimard et édités par Muller & Cie représentés dans les élévations de façades du permis de construire du Castel Béranger, permis de construire du Castel Béranger, façade sur la rue La Fontaine (fenêtres) et façade sur le hameau Béranger (épi), 15 mars 1895, Archives de Paris.
Dans le projet initial, Guimard avait prévu de réemployer le dispositif de linteau conçu en 1893 pour l’hôtel Louis Jassedé, rue Chardon-Lagache[8]. Comme deux ans auparavant, le modèle de métope édité sous le numéro 13 dans le deuxième catalogue de Muller & Cie devait garnir les linteaux métalliques des baies du Castel Béranger. Le dessin des façades montre que les métopes devaient être enserrées dans des cadres en fer vissés, à la manière du linteau d’encorbellement de la villa Charles Jassedé construite elle-aussi en 1893.
Métope n° 13 dessinée par Hector Guimard et éditée par Muller & Cie ; à gauche : Muller & Cie, métope n° 13, catalogue Muller & Cie n° 2, 1904, coll. Le Cercle Guimard ; à droite : linteau de l’hôtel Jassedé, 1893, 41 rue Chardon-Lagache. Photo N. Christodoulidis.
Le modèle devant orner l’allège de certaines baies est la métope n° 35 de Muller & Cie. Elle a aussi été employée à l’hôtel Jassedé pour animer le socle de l’édifice. Même si son aspect tranche nettement avec le modèle n° 13, elle a bien été dessinée par Guimard comme le prouve le tableau des prix du catalogue Muller et Cie de l’année 1904 qui associe à chaque modèle le nom de l’architecte qui l’a conçu.
Métope n° 35 dessinée par Hector Guimard et éditée par Muller & Cie ; à gauche : Muller & Cie, métope n° 35, catalogue Muller & Cie n° 2, 1904, coll. Le Cercle Guimard ; à droite : socle de l’hôtel Jassedé, 1893, 41 rue Chardon-Lagache. Photo F. Descouturelle.
Tout comme c’est le cas aujourd’hui, la toiture en pavillon placée à l’extrémité gauche du volume bâti bordant la rue La Fontaine devait être couronnée d’un épi de faîtage. Contrairement à l’exemplaire actuel qui semble être en fonte, celui d’origine devait être en céramique et fabriqué par Muller & Cie.
Le manque de précisions de sa représentation dans les élévations du permis de construire ne permet pas d’identifier avec certitude le modèle qui devait être employé. Cependant, on peut tout de même formuler l’hypothèse qu’il s’agit d’une nouvelle transformation de l’épi n° 23 dessiné par Gustave Raulin[9] pour les écoles d’Ivry-sur-Seine (1880-1882).
Épi de faîtage n° 23 dessiné par Gustave Raulin pour les écoles d’Ivry, catalogue Muller & Cie n° 1, pl. 12, 1895-1896, coll. Bibliothèque des Arts décoratifs.
Après avoir employé ce modèle au restaurant café-concert Au Grand Neptune en 1888, Guimard l’a aussi utilisé pour couronner la toiture de la villa Charles Jassedé à Issy-les-Moulineaux[10].
Toiture de la villa Charles Jassedé avec l’épi de faîtage n° 23 à Issy-les-Moulineaux, 1893. Photo F. Descouturelle.
Peu avant, pour l’hôtel Jassedé, il avait transformé cet épi de faîtage en supprimant les rouleaux latéraux et en ajoutant des enroulements tirés de l’épi n° 22 du catalogue Muller & Cie.
État actuel d’un épi de faîtage de l’hôtel Jassedé, 41 rue Chardon-Lagache, Paris, 1893. Photo N. Christodoulidis.
Bien que semblant assez éloigné de cette dernière variante, le dessin de la première version de l’épi de faîtage du Castel Béranger présente de nombreuses similitudes avec l’épi n° 23 original. En effet, comme le modèle de Raulin, l’exemplaire dessiné par Guimard présente une extrémité dont la forme se rapproche de celle d’un bouton floral. Sur les deux prototypes on observe un déploiement de feuilles à sa base. La différence majeure réside en une section ronde[11] et allongée et l’absence de rouleaux sur le fût.
Épi de faitage du Castel Béranger, permis de construire, élévation de la façade sur cour, 15 mars 1895, Archives de Paris.
Les murs du vestibule, quant à eux, devaient initialement recevoir un décor très éloigné de celui actuel formé de parois bouillonnantes en grès exécutés par Bigot. De façon plus classique, les parois devaient être animées de cinq frises florales horizontales. Leur apparence se rapproche de celle des panneaux cloisonnés verticaux, utilisés par l’architecte en 1891, pour border les fenêtres des retours de la véranda de l’hôtel Roszé[12]. Il s’agit du modèle édité sous le n° 127 dans le deuxième catalogue Muller & Cie. Guimard semble avoir prévu de séparer ces frises par des lits de briques émaillées, à la manière du vestibule du 66 rue de Toqueville à Paris réalisé par Muller & Cie en 1897 sous les directives de l’architecte Charles Plumet[13].
Coupe du vestibule et du hall du Castel Béranger, permis de construire, non daté, détail, Archives de Paris.
Coupe du vestibule du Castel Béranger, permis de construire, non daté, détail, Archives de Paris.
Panneau n° 127 dessiné par Hector Guimard et édité par Muller & Cie, catalogue Muller & Cie n° 2, 1904, coll. Le Cercle Guimard.
Détail du panneau n° 125, faïence cloisonnée émaillée, éditée par Muller & Cie, coll. Le Cercle Guimard. Photo F. Descouturelle.
Deux tympans et un modèle de métope en céramique, visibles sur les élévations de façades du permis de construire du Castel Béranger, n’ont pas encore été identifiés dans les catalogues Muller & Cie. Il est probable que ces exemplaires devaient eux aussi être réalisés par l’établissement[14]. Mais, il est aussi envisageable que Guimard avait déjà prévu de faire appel à l’établissement Gilardoni & Brault pour leur fabrication.
Métopes et tympans dessinés par Guimard pour le Castel Béranger devant être édités par un établissement encore non identifié, permis de construire du Castel Béranger, 15 mars 1895, Archives de Paris
Durant son séjour bruxellois, Hector Guimard a eu l’opportunité de rencontrer les architectes Victor Horta et Paul Hankar, figures phares de l’Art nouveau belge. Il a en particulier trouvé chez Horta une intégration du décor à la structure qui n’avait pas d’équivalent ailleurs et qui a bouleversé sa vision de l’architecture moderne. Après ce voyage, Guimard a délaissé les décors botaniques figuratifs dessinés sous l’influence nancéienne[15] pour une ornementation tendant davantage vers l’abstraction. Il a emprunté à Horta le motif de la ligne en coup de fouet, mais il s’est aussi référé à d’autres sources plus anciennes[16].
Ainsi, à son retour à Paris, Guimard a redessiné l’ensemble du second œuvre du Castel Béranger en suivant le principe d’œuvre d’art totale qui l’avait tant marqué dans les productions d’Horta. Outre la conception des éléments destinés au décor et à l’aménagement des appartements (papiers peints, crémones, poignées, vitraux, cheminées…), l’architecte a transformé l’ensemble de l’ornementation des façades et du vestibule.
Contrairement au second œuvre, il a été impossible pour l’architecte de modifier les plans précédemment conçus ; le chantier du gros-œuvre ayant débuté dès son retour de Belgique. En comparant avec attention les plans et les façades dessinés pour le permis de construire avec ceux publiés dans le portfolio du Castel Béranger[17], on se rend compte que l’agencement des espaces et la volumétrie générale des corps de bâtis sont quasiment identiques. Les légères modifications notables (ouvertures, échauguettes, souches de cheminées, volume du bâti côté cour) résultent certainement du processus naturel du projet conduisant l’architecte à questionner sans cesse son travail. Celles-ci sont donc sûrement apparues lors du dessin des plans d’exécution destinés aux artisans du gros œuvre, probablement produits avant le départ de Guimard pour la Belgique.
Élévation de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger, permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris. Mise en couleur des modifications touchant au gros œuvre (en rouge).
Élévation de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger, portfolio du Castel Béranger, pl. 7, 1898, ETH-Bibliothek Zürich.
Si l’on compare les dessins des façades du dossier de permis de construire avec celles publiées à l’issue de la construction dans le portfolio du Castel Béranger, on se rend compte que l’ensemble des ferronneries initialement prévues a été remplacé par des modèles alternatifs. Le caractère floral a disparu au profit d’un nouveau style, en partie abstrait et en partie fantastique.
Modifications du dessin des garde-corps ; à gauche : élévation de la façade sur la rue La Fontaine, permis de construire, 15 mars 1895, Archives de Paris ; à droite : élévation de la façade côté rue La Fontaine, portfolio du Castel Béranger, pl. 2, 1898, Bibliothèque du Musée des arts décoratifs.
De même, tous les décors en céramique prévus sur le permis de construire ont été remplacés. Guimard a alors cessé sa collaboration avec l’établissement Muller & Cie alors que quelques mois plus tôt il envisageait de lui passer commande. Cette rupture est d’autant plus surprenante que, jusqu’ici, il avait exclusivement fait appel à celle-ci pour l’ensemble de ses projets requérant de la céramique architecturale : le restaurant café-concert Au Grand Neptune (1888), l’hôtel Roszé (1891), l’hôtel Jassedé (1893), la villa Charles Jassedé (1893), l’hôtel Delfau (1894), la galerie Carpeaux (1894-1895). Ce changement de fournisseurs s’est fait au profit de deux entreprises concurrentes. La première était Gilardoni & Brault, une tuilerie qui, comme Muller & Cie, s’était diversifiée dans le décor architectural. Les métopes n° 13, éditées par Muller et initialement prévues pour les linteaux des fenêtres…
Métope n° 13 éditée par Muller & Cie, linteau d’une fenêtre de l’Hôtel Jassedé, 41 rue Chardon-Lagache, Paris, 1893. Photo N. Christodoulidis.
ont ainsi été remplacées par de nouvelle métopes, elle aussi enserrées dans des lames de fer.
Métope probablement éditée par Gilardoni & Brault, linteau d’une fenêtre du Castel Béranger. Photo N. Christodoulidis.
Quant aux métopes n° 35 prévues en allège de certaines fenêtres, elles ont elles aussi été remplacées par de nouveaux modèles.
À gauche : métope n° 35 produite par Muller & Cie et utilisée pour le socle de l’hôtel Jassedé (41 rue Chardon Lagache, 1893), prévue initialement pour orner les allèges de certaines fenêtres du Castel Béranger ; à droite : métope produite par Gilardoni & Brault pour finalement animer les allèges d’une partie des baies du Castel Béranger. Photos F. Descouturelle et N. Christodoulidis.
La seconde entreprise à laquelle Guimard a fait appel est celle d’Alexandre Bigot, encore récente mais dont la réputation était en pleine ascension. Elle ne pratiquait que le grès émaillé et se positionnait résolument dans le style moderne.
Vestibule du Castel Béranger, grès émaillé par A. Bigot. Photo F. Descouturelle.
Pourquoi la fin d’une telle collaboration avec Muller & Cie ?
Il n’y a pas d’explications évidentes à cette rupture. Les raisons ne peuvent pas être d’ordre technique puisque l’établissement Gilardoni & Brault offrait les mêmes types de produits que Muller & Cie, déclinés en simple terre cuite, faïence émaillée et grès émaillé. Il est également douteux que la rupture ait été consommée uniquement pour des raisons d’ordre stylistique. Si la brusque évolution du style de Guimard a pu surprendre chez Muller & Cie, on sait par ses catalogues que cette entreprise a accueilli favorablement les nouvelles tendances stylistiques et qu’elle a édité un nombre considérable de modèles modernes.
Au contraire, jusque-là, les produits de Gilardoni & Brault étaient restés plutôt prudemment éclectiques. Cette tuilerie, soudainement éprise de modernité, aurait-elle « débauché » Guimard ? En tous cas, l’importante commande pour son stand à l’exposition de la Céramique en 1897[18] est une confirmation de son intérêt pour le nouveau style de l’architecte ; n’hésitant pas à supporter les frais de fabrication de nombreux moules. Pendant plusieurs années l’entreprise a même accompagné les recherches de Guimard en matière de pièces de forme, et notamment de vases.
D’autres raisons, sans doute plus mesquines, peuvent être avancées pour expliquer l’apparition d’une mésentente entre l’architecte et Muller & Cie. Tout d’abord, Guimard a pu être agacé par les libertés prises par la tuilerie vis-à-vis de ses modèles. Celle-ci n’a en effet pas hésité à modifier certains exemplaires conçus par l’architecte, et à créer de nouveaux modèles dans un style approchant, sûrement sans le rémunérer pour autant[19].
Du point de vue de Muller & Cie, les précédents modèles de Guimard n’avaient sans doute pas remporté le succès escompté. Lorsque ce dernier au lieu de continuer à les amortir au Castel Béranger, a proposé d’en créer et d’en éditer de nouveaux, l’entreprise a pu reculer devant un investissement lui paraissant trop risqué ; choisissant alors de rompre sa collaboration avec Guimard qui perdurait pourtant depuis sept ans.
Maréva Briaud, École doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED113), IHMC (CNRS, ENS, Paris 1).
Notes
[1] « Des curieux, des passants étonnés s’arrêtaient, examinaient longuement cette façade originale, si différente des maisons environnantes. » L. Morel, « L’Art nouveau », Les Veillées des chaumières, 17 mai 1899, p. 453.
[2] Cet aspect sera traité lors d’une communication à l’occasion de la journée d’étude Guimard organisée par la mairie de Paris le 3 décembre 2024 et dans l’article qui suivra.
[3] Le résultat du concours n’a été proclamé qu’en 1899 et Guimard l’a aussitôt fait graver sur la façade du Castel Béranger.
[4] Guimard, architectures parisiennes, exposition aux Archives de Paris, réalisée en partenariat avec Le Cercle Guimard, du 20 septembre au 21 décembre 2024. On consultera aussi le journal d’exposition disponible sur place : Le Cercle Guimard. Exposition aux archives de Paris, n° 4, 19 septembre 2024.
[5] F. Descouturelle, O. Pons, « Guimard et Muller & Cie », La Céramique et la lave émaillée d’Hector Guimard, Paris, Le Cercle Guimard, 2022.
[6] Les plans du permis de construire sont datés du 10 mars 1895 et les façades du 15 mars 1895.
[7] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit.
[8] Ibid., p.34.
[9] Hector Guimard était rattaché à l’atelier de Gustave Raulin pendant son cursus à l’École des Beaux-Arts.
[10] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 42.
[11] Les épis de faîtage actuels du garage de l’hôtel Jassedé ont une section ronde. Il s’agit de l’épi n° 4 du catalogue Muller & Cie de 1903, pl. 16 et qui est peut-être l’édition du modèle recomposé par Guimard dix ans plus tôt.
[12] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 31.
[13] Ibid, p. 21.
[14] Muller et Cie était capable de réaliser n’importe quel modèle sur demande.
[15] Les représentations de flore de Guimard sont figuratives mais n’atteignent pas la précision du dessin naturaliste d’Émile Gallé. Elles anticipent même de peu les stylisations d’Eugène Grasset.
[16] Voir l’article « Guimard et le style auriculaire » paru sur notre site internet.
[17] H. Guimard, L’Art dans l’habitation moderne/Le Castel Béranger, Paris, Librairie Rouam, 1898. Ces plans aquarellés sont globalement exacts mais présentent ponctuellement des écarts avec la réalité.
[18] Exposition nationale de la céramique et de tous les arts du feu en 1897 à Paris, au sein du Palais des Beaux-Arts.
[19] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 48.
« L’ornementation de Guimard n’est rien d’autre que l’anamorphose cylindrique des symétries héréditaires. » Salvador Dali.
Il y a peu de chance que cette citation du célèbre peintre catalan nous aide à mieux comprendre le style de Guimard, mais elle montre à quel point son œuvre peut être sujette à diverses interprétations ou révéler de multiples influences. Comme le souligne Philippe Thiébaut, l’ornement chez Guimard combine de façon originale naturalisme et abstraction. Il est bien connu que cette alliance lui a été partiellement inspirée par le style développé par Horta à Bruxelles à partir de 1893, mais nous aimerions avancer une hypothèse supplémentaire à son origine, hypothèse qui nous a été suggérée par certains des éléments du décor du Castel Béranger (1895-1898).
L’immeuble présente sur ses façades un certain nombre de décors, sculptures, bas-reliefs, fontes, qui ont participé à l’effet de surprise suscité lors de la découverte du bâtiment par ses contemporains (et au-delà).
Vue depuis le hameau Béranger du bâtiment sur cour du Castel Béranger. Photo F. D.
Considérons tout d’abord un panneau de couleur bleu turquoise, composé de sept éléments et qui forme le tympan d’une fenêtre du premier étage située dans la travée de droite de la façade du bâtiment sur cour donnant sur le hameau Béranger.
Tympan en céramique émaillée au premier étage de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger. Photo Nicholas Christodoulidis.
Les motifs mis en œuvre sur ce panneau pourraient en effet ouvrir de nouvelles perspectives quant à l’interprétation de l’art de Guimard. Comment en effet ne pas être troublé par le rapprochement entre la frise de « godrons » très chantournés, agrémentés de volutes aux contours ourlés, qui en soulignent le bord supérieur, et un motif que l’on trouve aux quatre coins du marli d’un plat en argent repoussé réalisé par Paul van Viannen (1570/72-1613) en 1613, le Plateau de Diane et Actéon conservé au Rijksmuseum à Amsterdam ?
Au-dessus : détail de la frise supérieure du tympan en céramique émaillée au premier étage de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger. Photo Nicholas Christodoulidis.
En dessous : détail du marli du Plateau de Diane et Actéon de Paul van Vianen (cf. ci-dessous).
Paul van Vianen, Plateau de Diane et Actéon, 1613, argent, long.0,50 m, larg. 0,40 m haut. 0,06 m. Coll. Rijksmuseum, BK-16089-A. Photo Wikimedia.
Cette œuvre appartient à un style bien antérieur à l’Art nouveau, puisqu’il remonte à la première moitié du XVIIe siècle : le style auriculaire ou style lobé. Né à Prague, aux alentours de 1600, dans un groupe d’artistes proches de la cour de Rodolphe II (1576-1612), roi de Hongrie et de Bohème, empereur germanique, il s’est développé essentiellement dans les Pays-Bas du Nord, et l’Europe de l’Est, dans le sillage du maniérisme. Concernant essentiellement les arts décoratifs, il tire son nom de la ressemblance de ses formes abstraites et fluides, modelées en relief, avec le pavillon d’une oreille humaine. Il se distingue par des formes qui donnent l’impression d’être malléables, mouvantes, prêtes à la métamorphose. Elles évoquent la viscosité du métal en train de fondre et d’une matière souple et capricieuse qui se déploie par vagues et enroulements. C’est un style tridimensionnel privilégiant les bourrelets et ourlant ses méandres de nervures. Le développement de la dissection que l’on observe à l’époque, constitue une source d’inspiration pour les artistes adeptes de ce style et explique certains motifs organiques et fragments anatomiques que l’on trouve dans leurs œuvres : circonvolutions du cerveau, arabesques d’intestins, etc. De ce graphisme aux lignes tourmentées émergent souvent des créatures étranges, voire effrayantes, humaines, animales ou hybrides, dans lequel le monde mystérieux de la mer occupe une place de choix. Peu représenté en France, le style auriculaire s’est essentiellement développé dans le nord de l’Europe, notamment dans l’orfèvrerie néerlandaise. La ductilité du métal se prêtait admirablement à la réalisation de ces formes en déliquescence façonnées au repoussé. La pièce archétypale de ce style est une aiguière en argent doré d’Adam van Viannen (1568-1627), datée de 1614 et conservée au Rijksmuseum.
Aiguière en argent doré d’Adam van Viannen, 1614, haut. 0,25m, larg. 0,14 m, prof. 0,09 m. Coll. Rijksmuseum, BK-1976-75. Photo Wikimédia.
Le style auriculaire a également été beaucoup utilisé pour réaliser des cadres[1], en métal ou en bois. Le musée du Louvre en conserve un unique exemplaire entourant la toile de Nicolaes Roosendael, Ferdinand von Fürstenberg, évêque de Paderborn, recevant la thèse de théologie du jeune Hendrick Damien d’Amsterdam.
Nicolaes Roosendael, Ferdinand von Fürstenberg, évêque de Paderborn, recevant la thèse de théologie du jeune Hendrick Damien d’Amsterdam, 1669, haut. 1,81 m, larg. 1,43 m., Musée du Louvre, RF 3717. Droits réservés.
Une fois constatée cette parenté stylistique entre certains ornements de Guimard et le style auriculaire, la question est de savoir si celle-ci résulte d’une filiation assumée ou d’une simple coïncidence. Guimard s’étant très peu exprimé sur les influences qu’il a subies, hormis sa filiation revendiquée avec Eugène Viollet-le-Duc[2], iI est impossible de dire s’il connaissait ce style cultivé dans les arts décoratifs du Nord de l’Europe, deux siècles auparavant.
Le style auriculaire au Castel Béranger
Les ornements de type auriculaire, que l’on rencontre dans l’œuvre de Guimard sont majoritairement apparus pendant la période transitionnelle qui a vu son basculement dans le style Art nouveau lors de la construction du Castel Béranger de 1895 à 1898. Ce bâtiment, débuté dans un style néo-gothique, a vu son décor hétérogène naître de l’addition de plusieurs sources : celle du style art nouveau linéaire de Victor Horta, celle d’un style fantastique qui sera exploré dans un prochain article et qui était partiellement hérité à la fois du médiévalisme de Viollet-le-Duc et du symbolisme propre à la fin du XIXe siècle, celle — très minoritaire — de l’Extrême-Orient. Dans le même temps, le naturalisme végétal présent sur les villas qui ont précédé le Castel Béranger était en net recul et ne devait ressurgir d’une autre manière qu’à partir de 1898 quand la plupart de ses compositions adopteraient une structure arborescente. Le style auriculaire est donc venu côtoyer toutes ces influences et contribuer à la formation rapide et évolutive du style propre de Guimard où une virtuosité tridimensionnelle agressive était aussi importante que l’harmonie des lignes déployée sur les surfaces planes.
Revenons tout d’abord au panneau en céramique émaillée du Castel Béranger dont il a été question plus haut. Bien qu’aucune source historique ne l’établisse, on peut raisonnablement penser qu’il a été réalisé en terre cuite émaillée par la maison Gilardoni & Brault vers 1896. Par souci de clarté, nous le désignerons sous le nom de panneau « au poisson ». Son décor se déploie en effet en éventail autour d’une tête, que l’on peut rapprocher de celle d’un poisson, entourée de nageoires et d’une queue. Elle se détache sur un fond de circonvolutions graphiques aux lignes extrêmement chantournées, apparemment abstraites, dont elle semble émerger, mais dans lesquelles on peut distinguer si on les examine de près, des corps de crevettes dotés de longues antennes. L’agrandissement de ce détail met en évidence la sinuosité du trait et l’effet de cartilage provoqué par le relief de la céramique.
Détail du tympan en céramique émaillée « au poisson » au premier étage de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger. Photo Nicholas Christodoulidis.
Une frise régulière de motifs ronds, estampés en creux, borde la partie inférieure de la plaque tandis qu’une frise de « godrons » enrichis de moulures aux enroulements complexes, suit la ligne cintrée de son bord supérieur (cf. plus haut).
Frise inférieure du tympan en céramique émaillée « au poisson » au premier étage de la façade du Castel Béranger sur le hameau Béranger. Photo Nicholas Christodoulidis.
Un autre panneau est à mettre en rapport avec celui-ci. De forme identique, vraisemblablement en terre cuite, il est situé sur la façade sur cour, en tympan de la fenêtre du quatrième étage de la travée de gauche.
Tympan en terre cuite sur la façade sur cour du Castel Béranger. Photo F. D.
Il présente un aspect plus abstrait hormis le fait que l’on puisse voir dans son motif central une tête de dauphin ou autre cétacé. Un fouillis de lignes sinueuses se déploie en éventail autour de cette dernière. Nous l’appellerons, panneau « au dauphin ». Il n’est que de comparer les deux panneaux de Guimard et l’aiguière de van Vianen pour se rendre compte de la parenté qui existe entre les trois objets : les excroissances sinueuses qui bordent le haut cintré du panneau « au dauphin » et semblent soulever la matière, dessinant comme des bouquets d’algues ou des figures de pieuvres, sont très proches des méandres dans lesquels se dessine un corps de femme formant l’anse de l’aiguière et la prise de son couvercle. Les vrilles qui rayonnent autour de la tête de dauphin évoquent celles qui, sur la panse de l’aiguière, semblent se déverser du mufle d’une sorte de fauve menaçant. Cette panse, en forme de coquille, est soutenue par une autre créature inquiétante, généralement identifiée à un singe. La tête de dauphin du panneau de Guimard évoque un motif fréquent dans l’art auriculaire du XVIIe siècle, une tête fantomatique mi-humaine, mi-animale.
Détail du tympan en terre cuite « au dauphin » sur la façade sur cour du Castel Béranger. Photo F. D.
Un semblable exemple figure au sommet d’un modèle de cartouche de Johannes Lutma (1584-1669. Là encore, la parenté entre les deux motifs est troublante.
Johannes Luma, modèle de cartouche, eau-forte d’une série publiée en 1653, Rijksprentenkabinet, Amsterdam. Droits réservés.
Un troisième panneau en céramique émaillée placé en extérieur du Castel Béranger retient encore notre attention. D’une seule pièce, il est situé sur la même travée que le panneau « au dauphin », mais cette fois placé entre les corbeaux soutenant le balcon du second étage.
Tympan en céramique émaillée sur la façade sur cour du Castel Béranger. Photo Photo F. D.
Il ne présente pas comme les deux autres des analogies facilement identifiables avec le monde animal, mais la plupart des observateurs assimilent tout de même le modelage au milieu de la partie basse à une tête avec deux yeux. Si, sur le plan du graphisme, ces trois panneaux reprennent les formes tourmentées, foisonnantes et agitées du style auriculaire, sur le plan thématique ils en reprennent aussi les obsessions : créatures bizarres et inquiétantes souvent tirées des profondeurs du monde marin. Celui-ci constitue d’ailleurs une référence fréquente au Castel Béranger : on la retrouve dans les hippocampes qui constituent les ancres de chaînage et l’atmosphère de grotte dans laquelle baigne le vestibule du bâtiment sur rue. Son décor mural de grès émaillé reprend d’ailleurs partiellement le graphisme et les reliefs caractéristiques du style auriculaire mais avec une caractéristique nouvelle : l’utilisation de l’empreinte des doigts enfoncés dans la matière au cours du modelage[3].
Élément du décor en grès émaillé par Bigot du vestibule du Castel Béranger. Photo F. D.
Au sein des appartements du Castel Béranger, on retrouve également la présence du style auriculaire. C’est le cas sur certaines cheminées des salles à manger, éditées en fonte par Durenne.
Cheminée de salon du Castel Béranger en fonte par Durenne. Coll. Musée du Petit Palais. Photo F. D.
Et également sur certaines cheminées des salons qui ont un rétrécis en fonte bronzée, édité par Durenne.
Cheminée de salon du Castel Béranger (photomontage) avec manteau en marbre, haut. 1 m, larg. 1,27 m, prof. 0,40 m et rétrécis en fonte bronzée par Durenne, haut. 0,85 m, larg. 0,97 m. Coll. Musée de Saint-Dizier. Photo Art Auction France.
Même sur un objet aussi simple que le couvercle des porte-rasoirs des lavabos, on retrouve encore l’influence de ce style.
Couvercle d’un porte-rasoir d’un lavabo du Castel Béranger, faïence fine, fabricant inconnu, long. 0,215 m. Coll. part. Photo F. D.
Après le Castel Béranger
Au cours des années suivantes, le style moderne de Guimard allait continuer à évoluer, perdant l’agressivité de ses débuts pour gagner en élégance et même en raffinement pouvant aller jusqu’à un certain maniérisme. De ce fait, les touches de style auriculaire se sont raréfiées, à mesure que les ornements s’atténuaient en se fondant dans des surfaces toujours plus lisses. Elles n’ont toutefois pas entièrement disparu et on peut les identifier dans plusieurs de ses créations comme sur le col du vase de Cerny édité à Sèvres en 1900.
Détail du col du vase de Cerny, émaillage avec cristallisation, édité par la Manufacture de Sèvres vers 1900. Coll. part. Photo Jason Jacques Gallery, New York.
C’est dans l’orfèvrerie que l’art auriculaire avait trouvé son matériau d’élection au XVIIe siècle ; il n’est donc pas étonnant que les bronzes de Guimard, ainsi que ses fontes d’ornement réalisées avec la fonderie de Saint-Dizier à partir de 1901, présentent un certain nombre de modèles agrémentés de circonvolutions complexes comme cette coupe.
Coupe GD, fonderie de Saint-Dizier, éditée sur catalogue, haut, 0,52 m, larg. 0,70 m. Coll. part. Photo maison de ventes Millon, Paris.
Le souvenir du style auriculaire se rencontre également dans d’autres matériaux qui ne se modèlent ni ne se coulent, notamment le bois. Sur certains meubles, des volutes bourgeonnantes viennent se lover dans leurs courbes ou en souligner les angles, marquant leurs points de départ, d’inflexion et d’aboutissement.
Détail de la partie haute d’une sellette tripode, poirier, vers 1905. Coll. part. Photo F. D.
Depuis plusieurs années, la compréhension des démarches créatives de Guimard progresse grâce à la connaissance plus fine que nous avons des techniques et des matériaux qu’il a employés. Mais cette fois, c’est par un rapprochement inédit avec un style décoratif qui s’est développé au XVIIe siècle que nous apportons peut-être un éclairage complémentaire permettant de mieux appréhender le basculement de Guimard dans la modernité de son temps. À ses débuts, son style rapidement évolutif a en effet laissé brièvement se côtoyer plusieurs influences encore reconnaissables avant de les synthétiser dans une recherche d’élégance toute personnelle.
Michèle Mariez
Doctorante à l’École du Louvre
Notes
[1] Voir le website du Auricular Style : Frames Projet : https://auricularstyleframes.wordpress.com/about
[2] Voir p. 1470, Moniteur des Arts n° 2399 du 7 juillet 1899.
[3] Voir l’article consacré au décor de linteaux dans l’architecture de Guimard sur notre notre site internet.
Bibliographie
THIÉBAUT, Philippe sous la direction de, Guimard, catalogue de l’exposition, Paris, musée d’Orsay, 13 avril – 26 juillet 1992 ; Lyon, musée des Arts décoratifs et des tissus, 25 septembre 1992 – 3 janvier 1993, Paris, 1992.
DESCOUTURELLE, Frédéric ; PONS, Olivier, La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, Éditions du Cercle Guimard, 2022.
GRUBER Alain dir, PONS Bruno, ter MOLEN Johann R, RHEINHARDT Ursula, FOHR Robert, L’Art décoratif en Europe, Citadelles & Mazenod , 1992, p. 25 à 91, « Auriculaire » Johann R. ter Molen.
GAILLEMIN Jean- Louis, « L’Ornement sans nom », Connaissance des Arts, n° 537, mars 1997, p. 96 à 105.
L’Assemblée Générale Ordinaire et Extraordinaire du Cercle Guimard aura lieu le jeudi 10 octobre 2024 de 18h 30 à 20h 30, à la mairie du XVIe arrondissement, salle des Commissions (71 av. Henri-Martin – métro 9, rue de la Pompe ou RER C, Henri-Martin).
L’Assemblée Générale est un moment important de la vie de notre association et cette année nous prévoyons de retrouver nos adhérents à l’issue de l’AG pour un moment convivial autour d’un verre.
Au cours de l’AG, nous présenterons le rapport du Président, les comptes de l’association, renouvellerons une partie du Conseil d’administration et proposerons d’y intégrer de nouveaux membres. Nous vous proposerons également de modifier les statuts de l’association pour une gestion plus fluide. Enfin nous vous informerons sur les projets en cours, notamment sur l’exposition organisée aux Archives de Paris. Les adhérents présents se verront remettre le journal de l’exposition.
Nous proposerons également une mini-conférence portant sur la restauration d’un rétrécis de cheminée en lave émaillée de Guimard.
Nos adhérents recevront une convocation par courriel pour cette AG selon les conditions prévues par nos statuts.
Si vous n’êtes pas à jour de la cotisation 2024 ou si vous souhaitez adhérer avant la réunion et voter, il est encore temps d’adhérer pour l’année en cours.
Nous vous rappelons que, conformément aux dispositions des statuts de l’association, le droit de voter à l’assemblée est réservé aux seuls membres à jour de leur cotisation à la date de la réunion. Vous pouvez adhérer en ligne ou par courrier (plus d’information).
Nous vous attendons nombreux et, comme à chaque fois, enthousiastes !
Très cordialement,
Le bureau du Cercle Guimard
En raison de la circulation d’informations contradictoires, on nous presse de toute part de donner notre opinion sur ce point crucial. Nous nous exécutons bien volontiers, d’autant plus que nous avions négligé d’apporter des nuances à l’opinion par trop tranchée que nous avions émises dans les deux ouvrages parus en 2003 et 2012 et qui ont établi une étude sérieuse sur le métro de Guimard[1]. La découverte récente d’une photographie en couleurs prise dans les années 60 est venue à point pour conclure notre article.
Pour définir les pièces de verre de forme mouvementée qui terminent les candélabres des entourages découverts des accès du métro de Paris de Guimard, nous avons adopté le terme employé à l’époque par la CMP (Compagnie du Métropolitain de Paris), celui de « verrine », plutôt que celui de « globe » qui renvoie à une image de sphère[2]. En raison de la faible luminosité de leur ampoule électrique entièrement recouverte par la verrine, il s’agit bien d’une fonction de signalisation nocturne et non d’éclairage. Cette dernière fonction, qui n’avait pas été prévue par Guimard, puisqu’elle n’avait pas été demandée[3], a été progressivement assurée par des lampes non recouvertes installées par la CMP sur les édicules et sur certains entourages découverts. Les entourages des accès supplémentaires[4], qui servaient alors uniquement à la sortie, n’avaient ni signalisation lumineuse, ni éclairage.
Originellement, ces verrines étaient en verre. Pour une étude plus complète, nous renvoyons le lecteur à notre dossier Hector Guimard, Le Verre pp. 20 à 23, publié en format pdf, en 2009, et toujours accessible sur notre site. Nous en redonnons ci-après certains éléments.
Nous connaissons le fournisseur de ces verrines grâce à quelques rares archives. La première est un document comptable de la CMP, du 12 septembre 1901, répertoriant les noms des différents fournisseurs et les frais engagés auprès de chacun d’entre eux pour le premier chantier de Guimard, c’est-à-dire la construction des accès en surface de la ligne 1 et de deux tronçons supplémentaires des futures lignes 2 et 6. Intitulé « Travaux des édicules/M. Guimard Architecte », ce document répertorie en fait les frais engagés à la fois pour les édicules et pour les entourages découverts. À l’avant-dernière ligne du document, on trouve : « Stumpf, Verrines […] 900 ».
Détail d’un décompte des dépenses des accès de surface du premier chantier du métro de Paris. Document RATP.
Cette entreprise, plus connue sous le nom de « Cristallerie de Pantin », s’appelle alors Stumpf, Touvier, Viollet et Cie depuis 1888. Elle a été fondée à La Villette en 1851 par E. S. Monot puis transférée en 1855 à Pantin. Elle a rapidement prospéré, devenant, après la guerre de 1870 (et le passage de la cristallerie de Saint-Louis en territoire allemand), la troisième cristallerie française (après Baccarat et Clichy). Elle sera absorbée en 1919 par la verrerie Legras (Saint-Denis et Pantin Quatre-Chemins).
Le montant de 900 F-or correspond à 30 verrines à 30 F-or pièce, soit 13 paires de verrines pour les 13 entourages découverts du premier chantier, plus 4 pièces supplémentaires en cas de bris. Ce prix à l’unité est confirmé par un autre document comptable de la CMP concernant la ligne 2, non daté, établissant à 60 F-or le prix des deux verrines de chacun des entourages du tronçon allant des stations Villiers à Ménilmontant. Il y est bien précisé que ce prix est identique à celui fixé pour les entourages du premier chantier. Cet engagement de la Cristallerie de Pantin auprès de Guimard et de la CMP sur le maintien du prix des verrines pour les entourages de la ligne 2 fait également l’objet de trois documents (un manuscrit et deux dactylographiés) de novembre 1901 à janvier 1903.
Il y a eu 103 entourages Guimard sur le réseau et donc un nombre double de verrines mises en place sur leurs candélabres. Elles étaient encore en place en 1960 au moment du tournage du film de Louis Malle Zazie dans le métro d’après le roman de Raymond Queneau.
Catherine Demongeot pour Zazie dans le Métro en 1960, photo promotionnelle ou photo de plateau pour une scène non incluse dans le film. Les verrines présentent à leur pointe le bouchon caractéristique des modèles en verre. Coll. part.
Les prêts précoces (ensuite transformés en dons) d’entourages Guimard, complets ou non, ont permis la préservation de leurs verrines. C’est ainsi que le portique de l’entourage découvert de la station Raspail, installé en 1906, est entré en 1958 au Museum of Modern Art de New York. Il en est de même pour l’entourage de la station Bolivar, installé en 1911 et entré en 1960 dans les collections du Staatliches Museum für Angewandte Kunst à Munich (non exposé).
Portique de l’entourage découvert de la station Raspail au Museum of Modern Art de New York. Le portique comprend des verrines en verre rouge. Droits réservés.
Le musée national d’art moderne de Paris a lui aussi obtenu en 1961 un entourage complet, l’un des deux de la station Montparnasse (installés en 1910). Reversé au musée d’Orsay, il est visible à l’occasion d’expositions thématiques.
Portique d’entourage découvert du musée d’Orsay, prêt (puis don) de la RATP en 1961 au musée national d’Art Moderne de Paris, provenant de la station Montparnasse (1910) à l’exception de l’enseigne en lave émaillée (avant 1903). Les verrines sont en verre. Photo D. Magdelaine.
Peu après, en 1966, la RATP a fait don d’un entourage Guimard complet (sans porte-enseigne) à la compagnie de métro de Montréal. Cet entourage de sept modules en longueur et cinq en largeur a été composé à partir d’éléments puisés dans les réserves et résultant des démontages de certains accès. Il comprenait deux verrines en verre.
L’entourage découvert Guimard destiné à la station Victoria du métro de Montréal, entreposé avant son expédition en 1966. Photo RATP.
C’est donc plus tard, à une date qu’il est encore difficile de préciser, que la RATP a remplacé les verrines en verre par des équivalents en matériau de synthèse, de couleur rouge, moins chers, moins fragiles, mais bien moins beaux. Cependant, symptôme du long désintérêt de la RATP pour cette période de son histoire, les verrines qui avaient ainsi pu être récupérées lors de ces échanges ont par la suite mystérieusement disparu de ses réserves, si bien qu’elle n’en possédait plus une seule à la fin du XXe siècle.
Par chance, à l’occasion des travaux de restauration de l’accès de la station Victoria à Montréal, la compagnie de métro STP a eu la sagesse de remplacer elle aussi ses verrines en verre, déjà un peu endommagées, et d’en redonner une à la RATP en 2003[5].
Verrine en verre d’un entourage découvert de Guimard, provenant de l’entourage découvert offert en 1966 à Montréal et redonnée à la RATP en 2003. Photo F. D.
Nous avons aussi eu connaissance de l’existence de verrines en verre[6], également rouges, sur une copie d’entourage Guimard en bronze se trouvant aux États-Unis. Cette présence inattendue, attestée par un rapport d’état[7] rédigé en 2002, confirme l’existence d’une filière de sorties frauduleuses de pièces du métro de Guimard vers les États-Unis.
Copie d’entourage en bronze disposé autour d’un bassin à Houston dans les années 2000. Photo Artcurial.
Pour la fourniture des verres spéciaux destinés aux vitres et aux toitures des édicules et des pavillons, nous disposons du contrat liant la CMP, la Compagnie de Saint-Gobain et le verrier Charles Champigneulle. Ce contrat précise bien la couleur des verres prescrits. En revanche, pour la fourniture des verrines, nous n’avons pas trace d’un contrat initial qui nous aurait sans doute permis de connaître la couleur originellement envisagée par Guimard. Au vu de la couleur des verrines en verre connues, toutes rouge orangé, nous avions logiquement pensé qu’elles l’étaient toutes. Cette opinion était confortée par le fait que sur certains clichés anciens en noir et blanc, en tenant compte du reflet de la lumière, les verrines semblent bien être foncées, ce qui est compatible avec une couleur rouge.
Entourage découvert de la station Rome, mis en place en 1902. Photo Charles Maindron (1861-1940) photographe de la CMP. Tirage au gélatino-chlorure d’argent développé le 5 juin 1903. École Nationale des Ponts et Chaussées, Direction de la documentation, des archives et du patrimoine.
Cependant cette opinion a été remise en cause par plusieurs faits.
Le premier, auquel nous aurions dû prêter une plus grande attention, est le cliché autochrome (donnant donc les couleurs réelles) de la station Porte d’Auteuil daté du premier mai 1920 et conservé dans la collection du musée départemental Albert-Kahn. Nous n’avions pas pu reproduire ce cliché dans le livre Guimard, L’Art nouveau du métro en raison de l’opposition du musée à sa publication. Depuis, ayant été inclus dans une exposition, il a été rephotographié par des visiteurs et se trouve ainsi accessible à tous grâce à Wikipédia.
Entourage découvert de la station Porte d’Auteuil. Photo Heinrich Stürzl, d’après une plaque autochrome de Frédéric Gadmer, cliché pris le 1er mai 1920. Collection musée départemental Albert-Kahn (inv. A 21 126). Source Wikimedia Commons.
On voit clairement sur ce cliché que les verrines ne sont pas rouges mais blanches. Pour l’instant et à notre connaissance, nous ne disposons pas d’autres clichés autochromes d’époque. À notre sens, les cartes postales colorisées telles que celles de la série « Le Style Guimard » éditées en 1903 à l’initiative d’Hector Guimard, ne peuvent servir de référence fiable puisque le procédé consiste, à partir d’un cliché en noir et blanc, à en atténuer le contraste et à y superposer des aplats de couleurs transparents qui, s’ils sont souvent vraisemblables, sont parfois différents de la réalité.
Carte postale ancienne « Le Style Guimard » publiée en 1903. Coll. part.
Ensuite, l’existence d’un entrefilet paru en 1907 dans le quotidien conservateur Le Gaulois remet définitivement en cause cette certitude d’une exclusivité de la couleur rouge des verrines. Cet article de presse nous avait échappé en 2003 et en 2012. Nous devons sa découverte à un auteur dont nous ne citerons pas le nom.
Anonyme, « Échos de partout », Le Gaulois, 18 septembre 1907.
Cet article donne tout d’abord la raison pour laquelle la couleur rouge a été préférée à la blanche : une signalisation nocturne plus efficace. Il semble aussi régler la question de la mutation en établissant qu’en août 1907 la CMP a procédé à un essai de verrines rouges sur l’entourage découvert de la station Monceau (ligne 2) et qu’un mois plus tard, en septembre 1907, sept stations supplémentaires en étaient pourvues. Dans le même temps, sur les autres entourages de Guimard, la CMP avait obtenu une couleur rouge en plaçant des ampoules rouges dans les verrines blanches. Notons au passage que l’auteur justifie cette mesure provisoire par la « [sauvegarde] de l’allure harmonieuse des portiques que les globes rouges eussent gâtés, dans la journée ». Cette justification est d’autant plus étrange que le rouge, agissant comme une couleur complémentaire du vert des fontes, est plus satisfaisant à l’œil que le blanc. Le journaliste aurait-il recopié un « élément de langage » communiqué par la CMP ?
En 1907, les verrines rouges étaient donc destinées à remplacer progressivement les blanches. Et pourtant, il est fort probable que l’entourage de la station Rome, photographié de façon certaine en 1903, comportait déjà des verrines rouges comme on le voit sur cet agrandissement du cliché de Charles Maindron (cf. plus haut).
Entourage découvert de la station Rome (détail), mis en place en 1902. Photo Charles Maindron (1861-1940) photographe de la CMP. Tirage au gélatino-chlorure d’argent développé le 5 juin 1903. École Nationale des Ponts et Chaussées, Direction de la documentation, des archives et du patrimoine.
Et au contraire, ce sont bien des verrines blanches qui apparaissent sur la plaque autochrome de l’entourage de Porte d’Auteuil (cf. plus haut). Dans ce cas, il s’agit pourtant des tout derniers entourages Guimard à avoir été posé par la CMP, sur la ligne 10 en 1913[8]. Il aurait donc logiquement dû recevoir des verrines rouges. Mais à un moment où il était sans doute question d’abandonner définitivement la mise en place d’accès Guimard, il est probable que ce sont des verrines blanches provenant des échanges antérieurs qui ont été utilisées.
Pour conclure cette petite étude, nous avons enfin eu l’occasion de découvrir l’image d’une verrine blanche grâce au fonds photographique que notre ami Laurent Sully Jaulmes a légué au Cercle Guimard. Elle n’est qu’un détail d’un cliché très étonnant pris en Allemagne en 1967 et sur lequel nous reviendrons un jour. La verrine était à cette occasion utilisée comme lustre.
Verrine blanche utilisée comme lustre. Photo Laurent Sully Jaulmes (détail), 1967. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Nous ne désespérons donc pas de voir arriver sur le marché de l’art dans les prochaines années des verrines en verre car nous ne pouvons pas croire que la quasi intégralité de celles qui ont été originellement mises en place ont été détruites par la suite. Au contraire, un nombre suffisant d’entre elles doit encore être stocké chez des particuliers. Avec le renouvellement des générations, elles vont immanquablement ressurgir, ce qui nous permettra sans doute d’admirer de plus près ces magnifiques vaisseaux de verre, qu’ils soient rouges ou blancs.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Le Métropolitain de Guimard, éditions Somogy, 2003 ; Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Guimard, L’Art nouveau du métro, éditions de La Vie du Rail, 2012.
[2] Un des premiers dessins d’entourage à fond arrondi, le projet n° 2, non validé par les autorités, montrait des verrines de forme globulaire, enserrées dans une mâchoire de fonte, cf. notre article Un porte-enseigne défaillant sur les entourages découverts du métro.
[3] Pour les entourages découverts, le concours de 1899 (auquel Guimard n’avait pas participé) prescrivait la présence d’un poteau indicateur, sans faire mention d’une source lumineuse. Cependant, la plupart des candidats en avait intégré une à leur proposition.
[4] Entourages bas à cartouches implantés sur le réseau à partir de 1903-1904.
[5] L’autre verrine a été confiée au Musée des beaux-arts de Montréal.
[6] L’une des verrines est alors remisée et remplacée par un équivalent en matériau de synthèse.
[7] Ce constat d’état, effectué chez le propriétaire de la copie d’entourage à Houston, a été rédigé le 27 juin 2002 et signé par Steven L. Pine, decorative arts conservator attaché au musée des Beaux-Arts de Houston, spécialiste de la conservation des métaux. Il fait référence à un précédent constat du l6 juin 1999.
[8] Il partageait d’ailleurs avec l’entourage de la station Chardon-Lagache une singularité dans l’accrochage des écussons, signe, peut-être, d’un changement dans les équipes de montage.
En 2019, au seuil d’une série d’articles dédiés à la céramique, nous avons consacré une petite étude au panneau en haut-relief du chat faisant le gros dos du Castel Béranger. Nous apportons aujourd’hui une nouvelle piste pouvant éclairer la présence de ce félin sur le premier immeuble de rapport de style Art nouveau construit en France.
1-Le Castel Béranger de Guimard
Ce panneau en grès émaillé a été modelé par le jeune sculpteur Xavier Raphanel (probablement selon les directives ou un croquis de Guimard), produit par Gilardoni & Brault[1] et inséré en 1897 à un emplacement stratégique du Castel Béranger : sous la fenêtre de l’oriel à l’angle du bâtiment entre la rue La Fontaine et le hameau Béranger.
Le Castel Béranger, à l’angle de la rue Jean-de-la-Fontaine et du hameau Béranger, Paris, XVIe. Photo F. D.
Panneau au chat faisant le gros dos au Castel Béranger, c. 1897, grès émaillé par Gilardoni & Brault, placé sous l’oriel à l’angle gauche du second étage du bâtiment sur rue. Photo F. D.
Panneau au chat faisant le gros dos au Castel Béranger, c. 1897, grès émaillé par Gilardoni & Brault, placé sous l’oriel à l’angle gauche du second étage du bâtiment sur rue. Photo Nicholas Christodoulidis.
Par rapport à notre article paru en 2019, nous devons ajouter que, grâce à Dominique Magdelaine, nous avons depuis appris l’existence de deux autres tirages[2] de ce panneau sur la villa Thouvenel, une belle maison malheureusement non datée qui surplombe la gare RER de Fontenay-aux-Roses.
Villa Thouvenel à Fontenay-aux-Roses. Les panneaux au chat se trouvent de part et d’autre du balcon central, entre les fenêtres du rez-de-chaussée et celles du premier étage. Carte postale ancienne, coll. part.
Panneau au chat faisant le gros dos, c. 1897, grès émaillé par Gilardoni & Brault, d’une paire (l’autre panneau étant inversé), placé sur la villa Thouvenel à Fontenay-aux-Roses. Photo F. D.
Ces deux exemplaires (dont l’un est inversé) ont reçu un émaillage aux nuances brun-vert beaucoup plus soutenues que sur celui du Castel Béranger. On remarque que les parties latérales de leur cartouche sont plus développées que celles du Castel, mais qu’en revanche, à la partie supérieure, les indentations présentes sur l’exemplaire du Castel n’existent pas. Autre différence, la queue du chat, harmonieusement arrondie sur les panneaux de la villa, se trouve coudée à angle droit à deux reprises sur le panneau du Castel. Dans la mesure où les panneaux de la villa sont placés sans contraintes sur la façade, nous pouvons supposer qu’il s’agit du tirage commercial tel qu’il était proposé par Gilardoni & Brault.
En revanche, le panneau du Castel a dû s’insérer dans un emplacement ménagé dans la maçonnerie. Les plus anciens plans d’élévation du Castel, datés du 16 mars 1895, montrent un oriel d’angle sur deux niveaux (les second et troisième étage) et ne comprenant pas de panneau décoratif. Après les transformations entreprises par Guimard à partir de 1895, le premier niveau de l’oriel a été vitré, en continuité avec la grande baie en encorbellement du salon donnant sur le hameau. Puis le panneau au chat a été placé dans l’allège de l’oriel, entre la corniche du premier étage et l’appui de la fenêtre, encadré par deux montants en pierre. S’il avait désiré l’y placer initialement, Guimard aurait adapté la largeur de ces montants en pierre. Or c’est le contraire qui s’est produit : alors que l’allège de l’oriel était probablement destinée à être remplie par un panneau de brique, comme celle de la baie en encorbellement du salon, c’est le panneau au chat qui a dû être adapté. Il est également possible qu’au lieu d’un simple panneau en brique, Guimard ait initialement songé à placer à cet endroit bien particulier un décor ou une enseigne aux dimensions bien définies, avant d’opter pour l’adaptation de son panneau au chat qui s’est retrouvé un peu plus développé en partie supérieure, mais surtout réduit sur ses parties latérales, obligeant le modeleur à couder la queue de l’animal.
L’oriel du Castel Béranger. À gauche : détail du plan d’élévation de la façade sur la rue La Fontaine du Castel Béranger, daté du 16 mars 1895, Archives de Paris. À droite, vue en perspective de l’angle entre la rue La Fontaine et le hameau Béranger, détail de la planche 1 du portfolio du Castel Béranger, paru en 1898, coll. part.
Cette modification a été effectuée chez Gilardoni & Brault à un moment où cette entreprise a confié à Guimard la réalisation de son stand à l’Exposition de la Céramique et de tous les Arts du Feu en 1897[3]. Il a saisi cette occasion pour y édifier un large porche d’immeuble en grès émaillé qui lui permettait tout à la fois de présenter au public les produits de la tuilerie et son nouveau style. Le panneau au chat destiné au Castel Béranger y a été intégré, avant de prendre sa place définitive sur la façade de la rue La Fontaine une fois l’exposition close.
Stand Gilardoni & Brault par Guimard à l’Exposition de la Céramique et de tous les Arts du feu en 1897 au Palais des Beaux-Arts. Carte postale « Le Style Guimard » n° 7 éditée en 1903. Coll. part.
En 2019, nous donnions comme origine à ce chat tout d’abord la tradition médiévale interprétée par Viollet-le-Duc, en particulier au château de Pierrefonds.
Viollet-le-Duc, chat faisant le gros dos, sculpté sur une lucarne de la cour du château de Pierrefonds. Photo F. D.
Ensuite, nous évoquions l’existence du cabaret du Chat noir[4], tout en signalant que ce lieu dédié à la fête et à l’esprit fin de siècle des zutistes, fumistes et autres hydropathes, était alors bien passé de mode et avait même dû fermer en 1896.
Chapeau de la revue Le Chat Noir, 14 janvier 1882, photo internet, droits réservés.
Si une réminiscence des représentations du Chat noir était possible sur le panneau du Castel Béranger, il est quand même peu probable que Guimard ait voulu sciemment faire la publicité du cabaret déclinant. Il faut plutôt voir dans ces deux chats, deux clins d’œil historiques, parallèles mais décalés d’une décennie dans le temps.
2- La maison d’Anatole de Baudot
Cette très intéressante maison, également sise dans le XVIe arrondissement et plus précisément dans le quartier Dauphine, à l’angle entre la rue de Pomereu (une voie privée ouverte en 1889) et la rue de Longchamp, comporte un élément du décor sculpté qui pourrait être le chaînon manquant entre les chats de Viollet-le-Duc à Pierrefonds et le panneau du chat faisant le gros dos du Castel Béranger de Guimard. Construite en 1892 par l’architecte Anatole de Baudot (1834-1915) pour son usage personnel, à peu de distance du Trocadéro où il enseignait, elle nous est tout d’abord connue par la notice biographique rédigée par Marie-Laure Crosnier-Leconte[5] qui s’appuie sur les dessins présentés dans la section d’architecture au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA)[6] au palais du Champ de Mars[7]:
« […] au Salon de la Société nationale des Beaux-arts à Paris en 1893, petite Habitation Parisienne, emploi de procédés nouveaux de construction et de décoration, en coll. avec Delaherche, Delon[8] et Guérard[9], […] »
Maison d’Anatole de Baudot, façade à l’angle de la rue de Longchamp et de la rue de Pomereu (à droite), Paris XVIe, 1892, dessin aquarellé exposé au salon de la SNBA en 1893. Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie, réf. : APMH0193679, reproduit dans Anatole de Baudot 1834-1915, Rassegna, n° 68, 1996-IV.
Maison d’Anatole de Baudot, façade arrière dans la rue de Pomereu, Paris XVIe, 1892, gravure, La Construction Moderne, 1893-1894, reproduit dans Anatole de Baudot 1834-1915, Rassegna, n° 68, 1996-IV.
Cette section d’architecture venait d’être créée conjointement par Anatole de Baudot et Frantz Jourdain. Le Génie Civil du 15 juillet 1893[10] en a fait le compte-rendu :
« Dès l’entrée, nous avons d’abord remarqué les dessins relatifs à l’habitation parisienne, que M. de Baudot a construite pour son propre usage. Certains détails témoignent d’une complète entente des besoins et de la manière d’y donner satisfaction. » [11]
Anatole de Baudot a tout d’abord été formé à l’École Centrale des Arts et Manufactures en 1853[12], puis a été brièvement élève d’Henri Labrouste à l’École nationale des Beaux-Arts en 1855, avant d’entrer dans l’agence d’Eugène Viollet-le-Duc[13] dont il est devenu l’élève préféré. Après son décès, il a assuré la transmission de ses idées, par ses écrits et en contribuant à l’ouverture de l’École spéciale d’architecture en 1865 aux côtés de nombreuses personnalités avancées dans le domaine de l’architecture et des techniques, comme les centraliens Émile Muller ou Eugène Flachat. Architecte diocésain, puis inspecteur général des édifices diocésains, il a été nommé en 1887 professeur d’architecture française du Moyen Âge et de la Renaissance au musée de sculpture comparée au Trocadéro (actuelle École de Chaillot) où il a animé jusqu’à sa mort un cours d’architecture très suivi. Malgré son intitulé, la modernité était bel et bien présente dans ce cours avec lequel Baudot ambitionnait d’étudier « l’Art national français »[14] du XIe siècle à l’époque contemporaine.
Pourvue de deux étages, sa maison se distingue par son importante toiture en ardoise, cintrée pour augmenter le volume du second étage qui est entièrement mansardé[15]. Par rapport au dessin présenté au salon de la SNBA de 1893, elle a été prolongée de trois travées sur la rue de Pomereu, en englobant l’entrée piétonne et le mur du jardin.
Maison d’Anatole de Baudot, à l’angle de la rue de Longchamp et de la rue de Pomereu (à droite), Paris XVIe, 1892. Photo F. D.
Sur la façade de la rue de Pomereu, au premier étage, à gauche de la travée de la porte d’entrée, juste au-dessus de la corniche, figure une sculpture de chat dans une position acrobatique. À l’origine, avant la prolongation, il marquait l’angle droit de la façade. Son auteur ne nous est pas connu, à moins qu’Henri Guérard qui compte plusieurs dessins de chats dans son œuvre, n’en ait donné la maquette.
Sculpture de chat au premier étage de la façade de la maison d’Anatole de Baudot, 1 rue de Pomereu, Paris XVIe. Photo F. D.
Ce chat « de gouttière », tête en bas, a sans doute à voir avec la reconstruction du château de Pierrefonds par Viollet-le-Duc. D’une part, il rappelle la présence des nombreux chats sculptés sur les lucarnes de la cour du château (cf. plus haut), et d’autre part, il évoque par son attitude les trois sauriens qui servent — précisément — de descente d’eau dans la cour du château.
Une des trois descentes d’eau dans la cour du château de Pierrefonds, sculptées d’après un plâtre de Viollet-le Duc. Photo F. D.
Mais l’originalité de la maison de la rue de Pomereu réside surtout dans le fait d’avoir employé des « procédés nouveaux de construction et de décoration ». Les « procédés nouveaux de construction » désignaient l’utilisation du ciment armé[16] employé pour les planchers et pour la toiture cintrée, un matériau dont Baudot s’était fait le champion. En effet, un an plus tôt, en 1891, il avait fait la connaissance de Paul Cottancin qui venait de déposer en 1890 le brevet de son système constructif en ciment armé. Séduit et y voyant en quelque sorte le moyen de prolonger par un nouveau matériau les théories de Viollet le Duc, Baudot s’en est immédiatement servi pour des travaux de restaurations d’édifices anciens mais aussi pour plusieurs bâtiments neufs dont le plus connu est l’église Saint-Jean de Montmartre, construite de 1894 à 1904.
Paul Cottancin (1865-1928) a lui aussi été élève de l’École Centrale des Arts et Manufactures, dont il est sorti diplômé en 1886. Son système constructif était hybride et consistait à enrober par le ciment (ou le béton si on utilise des graviers) un treillis métallique sans solution de continuité en le rigidifiant par des nervures. Les éléments porteurs étaient constitués de briques noyées dans le ciment et renforcées par des armatures métalliques.
Dessin d’un pilier de l’église Saint-Jean de Montmartre (1894-1904) par A. de Baudot, dessin aquarellé. Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie. Réf. AP72P00632, reproduit dans Anatole de Baudot 1834-1915, Rassegna, n° 68, 1996-IV.
Ce système intuitif, mettant en œuvre des cloisons minces et donc légères, a rapidement été concurrencé par celui développé au même moment par l’entrepreneur en maçonnerie François Hennebique[17] et qui, plus apte aux calculs de résistances, a eu un bien plus large développement.
Le 10 novembre 1894, en rendant compte des avantages du système Cottancin, Le Génie Civil s’est à nouveau intéressé à la maison de la rue de Pomereu et a publié des dessins des nervures du système Cottancin utilisé pour ses plafonds, en indiquant aussi que, pour son vestibule, Baudot avait choisi d’encastrer des morceaux de verre émaillé dans les plages de ciment entre les nervures[18]. Il élaborait alors un projet de plafond proche pour le préau du lycée Victor Hugo à Paris (cf. plus bas).
Plans, coupe et vestibule de la maison d’Anatole de Baudot, 1 rue de Pomereu, Paris XVIe, 1892, dessin aquarellé exposé au salon de la SNBA en 1893. Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie, reproduit dans Anatole de Baudot 1834-1915, Rassegna, n° 68, 1996-IV. La vue en perspective montre que les murs sont doublés en intérieur par une cloison en brique emprisonnant un matelas d’air. Les parements externes sont vraisemblablement en ciment aggloméré.
Nervures des plafonds de la salle à manger et du salon de la maison d’Anatole de Baudot, rue de Pomereu. Le Génie Civil, 10 novembre 1894, p. 25. Source Gallica.
Quant aux « procédés nouveaux de décoration », outre la possibilité de décorer les plages de ciment par du verre ou de la céramique, ils faisaient aussi sans doute référence à l’emploi du grès émaillé en façade et en intérieur. En effet, pour cette maison, Baudot a reçu la collaboration du céramiste Auguste Delaherche[19], auteur des métopes posés sur les allèges des fenêtres et en bandeau sous la toiture. De prime abord, le choix de Delaherche peut paraître surprenant car cet artisan est plus connu pour sa production de vases en pièce unique ou en petites séries (souvent non avouées). Mais cette époque, l’offre industrielle en matière de céramique architecturale en grès était réduite. Si Muller & Cie en produisait déjà, ce n’était pas encore le cas de Gilardoni & Brault. Quant à Alexandre Bigot, il n’en était qu’au tout début de son activité. Ce choix de Delaherche, s’explique d’une part par le facteur relationnel qui existait entre ces novateurs et d’autre part, par le fait qu’il produisait lui-même des éléments décoratifs architecturaux, simples pastilles colorées ou motifs floraux géométrique.
Sculpture de chat et allège de fenêtre constituée de métopes en grès émaillé par Delaherche au premier étage de la façade de la maison d’Anatole de Baudot, 1 rue de Pomereu à Paris. Photo F. D.
Métopes et frises en grès émaillé par Auguste Delaherche, en bandeau sous la corniche de la maison d’Anatole de Baudot, 1 rue de Pomereu à Paris. Photo F. D.
Les grès émaillés étaient également présents à l’intérieur de cette maison, comme le montre une planche de la Revue des Arts Décoratifs de 1893-1894 où figure un entourage de foyer pour un manteau de cheminée par Delaherche.
Manteau de cheminée de la maison d’Anatole de Baudot, 1 rue de Pomereu à Paris, Revue des Arts Décoratifs, tome XIV, 1893-1894, photo extraite du blog « Le pays d’Yveline ».
À la même époque, outre l’église Saint-Jean de Montmartre, Baudot a projeté plusieurs bâtiments avec ce système de construction et ces décors en grès émaillé. En effet sa notice biographique[20] mentionne aussi l’exposition au salon de la SNBA en 1894 d’une « […] Grande Habitation Parisienne : composition basée sur l’emploi de procédés nouveaux de construction et de décoration […] ». Là aussi, cette date est sans doute antérieure d’une année à la date de construction réelle.
Dessin aquarellé d’une maison à Paris, XVe arrondissement, c. 1893, exposé au salon de la SNBA en 1894. Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie. Réf. : AP73N00242.
Un dessin plus détaillé d’une travée de ce bâtiment est reproduit dans une coupure de presse [21] datée (de façon manuscrite) 1894, avec pour légende : « Projet d’habitation parisienne. Composition basée sur l’emploi de procédés nouveaux de construction et de décoration. (Chauffage par des murs creux.) Détail d’une baie avec encadrements […x] perforés en ciment et céramique renfermant des tuyaux de chauffage destinés à combattre le refroidissement des vitres. » On remarque sur ce dessin la présence de métopes, d’un tympan et de chambranles probablement exécutés en céramique. Nous ignorons si ce bâtiment a réellement été construit à Paris ou s’il a été détruit par la suite.
Dessin sans référence bibliographique, extrait du blog « Le pays d’Yveline ».
On pourrait rapprocher ce dessin de l’immeuble du 2 rue de la République à Rambouillet[22] qui comporte aussi des céramiques à grosses fleurs et boutons de fleurs, très proches de celle du manteau de cheminée de la maison d’Anatole de Baudot et qui sont donc probablement de Delaherche.
2 rue de la République à Rambouillet, photo extraite du blog « Le pays d’Yveline ».
On note aussi une analogie de composition entre le dessin de la « grande habitation parisienne » de 1894 et la façade du lycée Victor Hugo, débuté la même année, rue de Sévigné à Paris à Paris. Les métopes posées en diagonale au premier étage sont probablement dues à Delaherche. Comme pour Saint-Jean de Montmartre, le parement est en briques.
Façade du lycée Victor-Hugo, à Paris, rue de Sévigné, au début du XXe siècle, phototypie sur carte postale ancienne. Source : Wikimédia Commons.
Pour son projet du préau de ce lycée, Baudot a utilisé son système de voûte en ciment armé système Cottancin en insérant des lanterneaux hexagonaux garnis de briques de verre Falconnier au sein des plages de ciment entre les nervures.
Dessin aquarellé d’un projet pour le préau du lycée Victor Hugo à Paris, exposé au salon de la SNBA en 1895. Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie. Réf. AP72P00603.
Dans ces quatre exemples, à un moment où l’Art nouveau ne s’était pas encore exprimé en France, Baudot travaillait dans un style partiellement éclectique, alors que la maison de la rue de Pomereu, avec son décor plus sobre, semble plus moderne.
3- L’immeuble de la rue Spontini de Bénouville
Le troisième immeuble parisien qui nous intéresse est cette fois plus connu des amateurs d’Art nouveau. Il s’agit d’un immeuble de rapport de Léon Bénouville (1860-1903).
Immeuble à l’angle de la rue Spontini et de la rue du Général-Appert, Léon Bénouville architecte, 1899-1901. Photo F. D.
Cet architecte que nous avons rencontré à plusieurs reprises au cours des articles publiés sur notre site[23] a tout d’abord été diplômé de l’École Centrale des Arts et Manufactures en 1884, puis est devenu architecte diocésain, exerçant à Perpignan et Lyon. Il a été architecte des Monuments Historiques, membre de la Société centrale d’Architecture et membre du jury de l’Exposition universelle de 1900[24]. Lors de l’ouverture de la section d’architecture au salon de la SNBA, dont il a été question plus haut, Baudot avait incité plusieurs jeunes architectes de ses élèves à y participer. Bénouville était au nombre de ceux-ci et y avait alors présenté une « grande habitation rurale […] avec sa curieuse cheminée en brique »[25].
Son activité d’architecte diocésain et sa mort précoce en 1903 ne lui ont pas laissé le temps de beaucoup construire pour le secteur privé. Il a néanmoins été l’un des plus précoces acteurs du style Art nouveau en France avec un immeuble au 34 rue de Tocqueville dans le XVIIe arrondissement, en 1897, voisin et contemporain de celui de Charles Plumet au 36 rue de Tocqueville. Son mobilier, avant tout rationnel et économique, est pourtant méconnu car, depuis des décennies, son nom est accolé à la production d’un atelier de mobilier du faubourg Saint-Antoine, celui de Léon Brouhot[26].
L’immeuble qui nous intéresse se situe lui aussi dans le XVIe arrondissement, à l’angle du 46 rue Spontini et du 2 rue du Général-Appert, à proximité de la rue de Pomereu. Construit entre 1899 et 1901, il se distingue par une tour d’angle polygonale[27] reposant sur de fortes consoles arquées au premier étage. Son décor de style Art nouveau, sans être exubérant, est présent à de nombreux endroits : sculpté sur les consoles de la tour d’angle ainsi que sur la tourelle aux 5e et 6e étages, sur les ferronneries des portes, des fenêtres et des balcons, ainsi que pour l’aménagement de la boutique à l’angle du rez-de-chaussée.
Immeuble à l’angle de la rue Spontini et de la rue du Général-Appert, Léon Bénouville architecte, 1899-1901. Photo F. D.
Ce magasin du rez-de-chaussée était, dès l’origine, une boulangerie.
Magasin de l’immeuble à l’angle de la rue Spontini et de la rue du Général-Appert, Léon Bénouville architecte, 1899-1901. Menuiserie par la maison Le Cœur, vitraux par Félix Gaudin. Porfolio Menuiserie et Charpente modernes, Charles Schmid éditeur, c. 1905, pl. 17. Coll. part.
Les tympans des fenêtres sont en grès, édités par le céramiste Alexandre Bigot (1862-1927), avec un motif de sagittaires pour les second et troisième étages, avec un motif linéaire dû au décorateur belge Henry Van de Velde (1863-1957) au quatrième et cinquième étages.
Tympan des fenêtres par Bigot au second étage de l’immeuble à l’angle de la rue Spontini et de la rue du Général-Appert, Léon Bénouville architecte, 1899 -1901. Photo F. D.
Il comprend aussi une allée carrossable intérieure coudée permettant de passer d’une rue à l’autre. Son plafond montre clairement sa structure métallique et ses murs sont revêtus de grandes plaques en grès émaillé aux motifs de sagittaires éditées par Bigot. À l’origine, au-dessus de ces plaques, les murs et les pilastres recevaient un décor peint par Félix Aubert.
Allée carrossable entre la rue Spontini et la rue du Général-Appert de l’immeuble de Léon Bénouville, 1899-1901. Plaques en grès émaillées éditées par Bigot sur une hauteur de 1,60 m. Photo F. D.
Et c’est encore un chat qui est sculpté au premier étage au niveau de la retombée du dernier arc joignant les consoles de la tour d’angle du côté droit. À nouveau, presque à la verticale, accroché à un banchage, il tient un oiseau dans sa gueule. Nous ne connaissons pas le nom de son auteur.
Sculpture de chat au niveau du premier étage de la façade sur la rue Spontini de l’immeuble de Bénouville, 1899-1901. Photo F. D.
Ce chat de la rue Spontini pourrait être vu comme un clin d’œil de Léon Bénouville à son maître Anatole de Baudot dont la maison était toute proche.
4- D’autres chats
Bien entendu, nous ne prétendons pas que toutes les sculptures de chats qui ont décoré des immeubles modernes autour de 1900 sont le signe d’une filiation avec Viollet-le-Duc par l’intermédiaire d’Anatole de Baudot. Le chat de gouttière sculpté sur la souche de cheminée de l’immeuble Biet construit à Nancy en 1901-1902 était lui aussi probablement une réminiscence des chats des lucarnes du château de Pierrefonds. L’immeuble avait été construit par le jeune architecte Georges Biet (1869-1955) élève de Victor Laloux à l’ENBA et diplômé en 1896, mais la présence du chat était plutôt due au menuisier Eugène Vallin (1856-1922) qui avait modelé la façade et qui était un fervent lecteur de Viollet-le-Duc.
Immeuble Biet, par Biet et Vallin, 22 rue de la Commanderie à Nancy, en 1901-1902, premier état de la façade (détail). Portfolio Nouvelles Constructions de Nancy, pl. XIII, Charles Schmid éditeur, s.d. [c. 1905]. Coll. part.
On retrouve également un chat prédateur sur l’extension du 97 rue Charles III à Nancy qui a été construite deux ans plus tôt par le même architecte et dont Vallin a très certainement aussi été le concepteur. Sa source serait ici plus ancienne encore puisqu’elle poursuivrait la tradition de la satire médiévale[28].
Façade du 97 rue Charles III à Nancy (détail). Photo F. D.
Il existe bien sûr bien d’autres exemples de chats en façade de cette époque, qu’ils soient sculptés ou en céramique ornant des tuiles faîtières. Ils n’avaient d’autre fonction que décorative et l’on voit que cet animal, aimé entre tous, a eu largement les faveurs des architectes et des décorateurs sans qu’il soit besoin de lui assigner à présent une signification. En voici quelques exemples.
À Paris, au 170 rue de la Convention, le chat sculpté en façade qui semble se hisser sur la plaque du numéro de l’immeuble a plutôt l’aspect d’un chat de salon bien élevé. L’architecte de l’immeuble (primé au concours de façades de la ville de Paris en 1900) était Paul Legriel (1866-1936) élève de Gustave Raulin à l’ENBA et diplômé en 1895, qui a eu un parcours des plus académiques. Il faut toutefois noter qu’il a construit deux immeubles aux 64 et 66 rue Spontini, donc proches de celui de Léon Bénouville et que le vestibule du 170 rue de la Convention fait grand usage de grès d’Alexandre Bigot.
Façade du 170 rue de la Convention à Paris (détail), architecte Paul Legriel, 1900. Photo F. D.
On retrouve également de nombreux chats sur les immeubles parisiens de l’architecte d’origine catalane, Jean Falp.
Fronton du cinquième étage de la façade du 6 rue Dorian à Paris, architecte Jean Falp, 1909. Photo F. D.
Au 76 et 78 rue Mademoiselle à Paris, perchés de part et d’autre des portes de deux immeubles de l’architecte A. M. Turin, un chat en céramique et son pendant canin scrutent les passants.
Chat en grès émaillé sur le chambranle de la porte du 78 rue Mademoiselle à Paris. Étant donné que les carreaux aux lézards sont d’Alexandre Bigot, il est probable que les chats et les chiens aient également été produits par ce céramiste. Photo F. D.
Près de Paris, à Saint-Maurice, en bord de Marne, l’architecte Georges Guyon (1850-1915) a édifié en 1903 la pittoresque Brasserie Paul (plus tard appelée « Le Chat vert ») où des chats à la queue extravagante, dus au sculpteur Jules Hector Despois de Folleville, se trouvaient de part et d’autre des grandes baies en arc outrepassé.
Détail de la Brasserie Paul à Saint-Maurice, portfolio Menuiserie et Charpente modernes, Charles Schmid éditeur, c. 1905, pl. 15. Coll. part.
5- Guimard et le courant rationaliste
Nous n’excluons pas la possibilité que le chat hirsute du Castel Béranger n’ait eu, lui aussi, d’autre fonction qu’illustrative sur un « castel » primitivement néo-médiéval. Cependant la tentation est grande d’y voir, deux ans avant l’immeuble de Léon Bénouville, mais cinq ans après celui d’Anatole de Baudot, un signe de connivence adressé par un jeune architecte novateur à celui qui représentait l’évolution vers la modernité des enseignements de Viollet-le-Duc, même s’il n’avait pas été son élève et n’avait pas non plus été architecte diocésain. Guimard n’a pas non plus participé à la première année de la section d’architecture de la SNBA en 1893, mais seulement l’année suivante avec un envoi particulièrement remarqué détaillant les petits hôtels particuliers qu’il avait construits dans le quartier d’Auteuil. Il a ensuite régulièrement participé à ce salon jusqu’en 1897, date à laquelle il s’en est retiré, avec d’autres, par solidarité avec Baudot pour une question de choix d’architecte concernant un projet de palais[29]. Cette participation puis ce retrait disent bien sa volonté de s’inscrire dans cette mouvance de l’école rationaliste qui s’était regroupée autour du maître au Trocadéro.
Nous en avons une illustration par un épisode rapporté par le Bulletin de l’Union Syndicale des Architectes et des Artistes Industriels[30] du 16 janvier 1904. À l’issue d’une conférence donnée au Trocadéro le 12 décembre 1903 par l’architecte en chef diocésain Paul Gout sur « L’Architecture du XXe siècle et l’Art Nouveau » où il avait été question du pavillon de Guimard à l’exposition de l’Habitation en 1903 et de la Salle Humbert de Romans, Guimard avait pris part à une discussion informelle. Il a alors lancé une invitation à visiter sa salle de concert, visite effectuée peu après sous la direction d’Anatole de Baudot qui, gardien d’une certaine orthodoxie, n’a sans doute ménagé ni éloges vis-à-vis du décor, ni critiques vis-à-vis de la structure en bois et fer de la coupole.
Cette proximité de Guimard, élève de l’École de Beaux-Arts, avec les architectes diocésains du Trocadéro n’était pourtant pas une rupture car l’heure n’était plus, comme dans les décennies précédentes, à l’antagonisme entre rationalistes extérieurs à l’École des Beaux-Arts et tenants de la tradition à l’intérieur de l’École des Beaux-Arts. Et l’École nationale des arts décoratifs (où Guimard a successivement été élève puis professeur) peuplée de rationalistes, préparait efficacement à l’entrée aux Beaux-Arts.
S’il a été stylistiquement plus radical que n’importe quel autre, s’il a exploré toutes les possibilités offertes par les matériaux et l’industrie pour exprimer son style propre, Guimard a été plus frileux en ce qui concerne l’utilisation d’un matériau structurellement innovant comme le ciment ou le béton armé. Il s’en est pourtant servi précocement pour la terrasse de l’armurerie Coutolleau au 6 boulevard de Saumur à Angers en 1896. Mais, sauf nouvelle découverte en ce sens, il n’y est revenu que tardivement, vers 1910 pour des éléments préfabriqués comme des appuis de fenêtres, puis plus massivement après-guerre pour son système de « Standard-construction ».
Guimard n’a pas non plus reçu de formation technique poussée comme en ont eue Cottancin, Baudot et Bénouville, ingénieurs formés à l’École Centrale et qui se sont ensuite dirigés vers l’architecture. Son attitude vis-à-vis de l’influence grandissante des ingénieurs dans la construction a été ambivalente et a pu se calquer sur celle qu’avait Viollet-le-Duc. Ce dernier valorisait effectivement l’esprit rationnel et le savoir-faire des ingénieurs[31] mais exhortait aussi les architectes à concevoir de nouveaux modèles en adéquation avec les nouveaux matériaux « […] en s’aidant franchement de l’industrie, sans attendre qu’elle nous impose ses produits, mais en la devançant au contraire.[32] » Et c’est bien cette attitude que Guimard a mise en avant dans son activité créatrice en concevant inlassablement toutes sortes de modèles destinés à la production en série et pour lesquels le « style Guimard » était une valeur artistique ajoutée qu’aucun ingénieur n’aurait pu fournir. Alors qu’il ne possédait sans doute pas les capacités techniques nécessaires à la réalisation de bâtiments de grande hauteur, il a exprimé à plusieurs reprises son dédain des gratte-ciels américains[33] auxquels il reprochait un évident manque de sentiment artistique[34]. Il serait donc sans doute exagéré de le considérer comme un précurseur du modernisme dont il n’avait pas le goût, mais il a bel et bien été un acteur du mouvement moderne par sa volonté d’exploration des matériaux et de production sérielle.
Frédéric Descouturelle
Je remercie tout particulièrement Jean-François Belhoste dont le séminaire d’histoire des techniques à l’École Pratique des Hautes Études m’a permis de mieux connaître les carrières de Paul Cottancin et d’Anatole de Baudot et de découvrir l’existence de la maison de ce dernier, rue de Pomereu.
Notes
[1] Plus exactement, après le décès d’Alphonse Brault en 1895, la société s’appelle Gilardoni fils, A. Brault et Cie.
[2] Ces panneaux sont commentés dans l’ouvrage La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard paru en 2022 aux éditions du Cercle Guimard.
[3] Cf. notre article « Le stand de Guimard à l’Exposition de la Céramique en 1897 et autres réalisations architecturales en céramique émaillée ».
[4] 84 boulevard de Rochechouart de 1881 à 1885, puis 12 rue de Laval (actuellement rue Victor Massé) jusqu’en 1896.
[5] Notice biographique de Baudot par Marie-Laure Crosnier-Leconte, site Agorha, INHA. https://agorha.inha.fr/ark:/54721/ad009af2-7091-40c4-a4e9-e1362fe57d6a
[6] Le salon de la Société Nationale des Beaux-Arts était l’un des deux salons parisiens. Fondée en 1863 avec la volonté de s’affranchir du salon officiel de peinture et de sculpture qui était sous la coupe de l’Académie des Beaux-Arts, puis refondée en 1890, la SNBA avait la réputation d’être plus libérale que la Société des Artistes Français.
[7] Ancien palais des Beaux-Arts de l’Exposition universelle de 1889, le palais du Champ de Mars a été détruit pour faire place aux nouveaux bâtiments de l’Exposition universelle de 1900.
[8] Delon était vitrailliste. Cf. Le Génie Civil, 15 juillet 1893, p. 178.
[9] Il pourrait s’agir du peintre et graveur parisien Henri Guérard (1846-1897).
[10] MARIETTE, Édouard, « l’Exposition d’Architecture au Palais du Champ de Mars », Le Génie Civil, 15 juillet 1893, p. 178.
[11] BELHOSTE Jean-François, in Le béton armé, histoire d’une technique et sauvegarde du patrimoine du 20e siècle, collectif, sous la direction de Matteo Porrino, Infolio, 2019.
[12] Mais il n’a pas été diplômé de l’École Centrale, n’y étant resté que moins d’un an et ayant démissionné en juillet 1854, vraisemblablement pour anticiper un possible renvoi ou un probable refus d’admission en seconde année. Ses professeurs le trouvaient en effet trop chahuteur et insuffisamment doué en dessin. Cf. BELHOSTE Jean-François, ibid.
[13] Eugène Viollet-le-Duc (1874-1879), devenu le chef de l’école rationaliste française, a exercé une forte influence sur nombre de jeunes architectes dont certains ont ensuite travaillé dans le style Art nouveau tout en prêtant une grande attention à la structure de leur construction.
[14] Nous avons commenté cet adjectif « national » dans l’article « National », « Style Nouveau », « Architecte d’Art », « Style Guimard » et « Style Moderne », les qualificatifs appliqués par Guimard à son œuvre et leur postérité » en mettant l’accent sur le contexte xénophobe et nationaliste des années 1890. On voit ici que sans être exempt de chauvinisme, il se replace dans un contexte plus large d’écriture de l’histoire de l’art française.
[15] Cette toiture cintrée se retrouve sur plusieurs autres bâtiments d’Anatole de Baudot, notamment sur deux petites maisons construites en 1894 au 27-29 rue Gabriel Péri à Antony et sur le théâtre municipal de Tulle en Corrèze construit de 1900 à 1903.
[16] L’idée d’armer le ciment est beaucoup ancienne puisqu’elle est due à Joseph Lambot pour une barque présentée à l’Exposition universelle à Paris de 1855 puis par Joseph Monnier qui s’en est servi pour fabriquer des caisses d’horticulture, des terrasses, des bassins et même des ponts et des passerelles. L’application du ciment armé à la construction d’immeubles et à la réalisation d’ouvrages de génie civil par Cottancin et Hennebique s’est inspiré d’exemples préalables menés aux États-Unis, notamment pas Ernest L. Ransome.
[17] François Hennebique, alors installé en Belgique, a déposé son brevet en 1892 après l’avoir testé pendant plusieurs années sur ses constructions. À partir de 1894 il s’est installé à Paris et est devenu ingénieur conseil pour développer son système constructif.
[18] LAVERGNE, Gérard, « Les travaux en ciment avec ossature métallique du système P. Cottancin », Le Génie Civil, 15 juillet 1893, p. 25. Cf. BELHOSTE, Jean-François, ibid.
[19] Auguste Delaherche (1857-1940) a été élève à l’École nationale des Arts décoratifs en 1877. Il a débuté sa carrière de céramiste en 1883 et a été récompensé par une médaille d’or à l’Exposition Universelle de 1889. Après avoir repris l’atelier d’Ernest Chaplet à Paris en 1887, il s’est installé en 1891-1892 à Lachapelle-aux-pots, près de Beauvais, puis y a fait construire sa maison et son atelier « Les Sables Rouges » en 1894 par son ami l’architecte Charles Genuys, architecte diocésain, ancien élève d’Anatole de Baudot et professeur de Guimard à l’École nationale des arts décoratifs.
[20] Notice biographique de Baudot par Marie-Laure Crosnier-Leconte, ibid.
[21] Cette coupure de presse est reproduite, sans son origine, dans le blog « Le pays d’Yveline » blog consacré à Rambouillet et ses alentours, animé par M. Christian Rouet : https://yveline.org/2-rue-de-la-republique.
[22] Anatole De Baudot a construit l’église Saint-Lubin et Saint-Jean-Baptiste à Rambouillet de 1868 à 1871.
[23] DE PRAETERE, Ophélie, Le Faubourg Saint-Antoine et l’Art nouveau (1895-1905) – Troisième partie : vers le mobilier « à bon marché », https://www.lecercleguimard.fr/fr/le-faubourg-saint-antoine-et-lart-nouveau-1895-1905-troisieme-partie-vers-le-mobilier-a-bon-marche.
[24] LÉNIAUD, Jean-Michel, Répertoire des architectes diocésains du XIXe siècle, École des chartes, 2003.
[25] MARIETTE Édouard, ibid.
[26] Cf. notre article « Léon Bénouville – Louis Brouhot, confusion entre deux créateurs de mobilier parisiens », Arts Nouveaux, revue de l’Association des Amis du Musée de l’École de Nancy, n° 8, 1992. Depuis sa publication, cette confusion tend à se résorber mais est toujours très présente sur internet.
[27] Il est vraisemblable qu’elle a servi d’inspiration à l’architecte Émile André pour la banque Renauld à l’angle de la rue Saint-Jean et de la rue Chanzy à Nancy en 1908-1910. André s’était précédemment beaucoup inspiré des péristyles de Charles Plumet pour ses immeubles du 69 et 71 avenue Foch à Nancy.
[28] BARBIER-LUDWIG, Georges, « Pour une attribution à Eugène Vallin de la façade prolongée (1899) de l’immeuble Gaudin à Nancy » in Eugène Vallin, menuisier de l’Art nouveau, p. 31-36, SLAAM, 2022. Le chat pourrait être ici la personnification d’Antonin Daum, pilleur du travail d’Émile Gallé.
[29] Vigne, Georges, Hector Guimard hors de lui-même, p. 47, catalogue de l’exposition Guimard, musée d’Orsay, 1992.
[30] L’Union syndicale des Architectes Français, fondée en 1890 regroupait initialement les architectes non diplômés par l’École nationale des Beaux-Arts. Elle est vite devenue le rassemblement de la mouvance rationaliste et prônait le rapprochement avec le monde des entreprises et l’emploi des nouveaux matériaux. Paul Cottancin en est ainsi rapidement devenu membre et le passage de l’architecte suisse Gustave Falconnier à Paris en décembre 1895 à l’invitation de l’USAF a débouché sur l’emploi de son invention, la brique de verre soufflée, par une cohorte de jeunes architectes audacieux, dont Guimard.
[31] VIOLLET-LE-DUC, Eugène, Histoire d’une maison, Hetezl, 1873. Le chapitre XXV est très clair à ce sujet.
[32] VIOLLET-LE-DUC, Eugène, Entretiens sur l’Architecture, Treizième entretien, p. 119, 1858-1872.
[33] William Le Baron Jenney (1832-1907), architecte à Chicago, considéré comme le pionnier du gratte-ciel, a lui aussi été formé à l’École Centrale des Arts et Manufactures à Paris.
[34] Il s’est exprimé à ce sujet à plusieurs reprises, notamment lors d’interviews à l’occasion d’un voyage aux États-Unis en 1912 (cf. PARIS Marie-Claude, PONS, Olivier, Le premier voyage d’Hector Guimard aux États-Unis – New York 1912) et dans un article de Gaston-Louis Vuitton en 1932 dans lequel Guimard apportait un soutien partiel à l’ingénieur Jean Desbouis, auteur d’un immeuble au modernisme dérangeant sur les Champs-Élysées (cf. PONS, Olivier, Vuitton fan de Guimard).
(à voir jusqu’au 14 juillet 2024)
Régulièrement, le musée d’Orsay organise de petites expositions, dénommées « accrochages », centrées sur un sujet précis et qui ne bénéficient pas d’une couverture médiatique très importante. Nous attendions avec impatience celle-ci, organisée par Clémence Raynaud, conservatrice en chef Architecture et Claire Guitton, chargée d’études documentaires Architecture. Dès son ouverture le 16 mars, une petite délégation du Cercle Guimard s’y est rendue.
Cet accrochage concerne essentiellement des dessins issus du fonds découvert en 1968 par Yves Plantin et Alain Blondel[1] à l’Orangerie du domaine de Saint-Cloud. Guimard avait obtenu en 1918 l’autorisation de la direction des Bâtiments civils d’y déposer une partie de ses archives et de ses modèles probablement suite aux souhaits formulés par les héritières Nozal de le voir débarrasser les ateliers de la rue Perrichont dont elles étaient devenues propriétaires après la mort de Léon en 1914[2]. Alain Blondel et Yves Plantin ont créé l’Association d’étude et de défense de l’architecture et des arts décoratifs du XXe siècle en juillet 1968 pour recueillir ce fonds qui a fait l’objet d’une première campagne photographique partielle. Les dessins ont alors été classés et ont pris les numéros des archives du studio photographique où ils étaient entreposés. Ce n’est que dix ans plus tard, au moment de leur dépôt au musée des Arts décoratifs (et de la deuxième campagne photographique concernant cette fois-ci l’ensemble du fonds), que le double lettrage GP (pour « Guimard Provisoire ») a été accolé aux numéros des dessins[3]. En 1995, l’ensemble du fonds a été donné à l’État par l’association (qui a alors été dissoute par ses fondateurs) et attribué au musée d’Orsay qui a entamé leur restauration progressive.
Entrée de l’exposition accrochage au musée d’Orsay. Photo O. P.
La sortie exceptionnelle de ces grands formats tout juste restaurés des réserves du musée a d’ailleurs représenté une nouvelle occasion unique pour l’agence photographique de la Réunion des musées nationaux d’organiser une séance de prise de vues. Profitant des grands espaces offerts par la nef de l’ancienne gare, les dessins — dont certains atteignent les quatre mètres — ont été disposés parmi les collections XIXème du musée puis photographiés. Leur numérisation en haute définition permet ainsi aux chercheurs de les étudier à distance sans nuire à leur conservation.
Prises de vue : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Franck Raux / Gabriel de Carvalho. Reportage photo : © Corinne Moullec, cheffe du service de la documentation, 2024.
Prises de vue : © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Franck Raux / Gabriel de Carvalho. Reportage photo : © Corinne Moullec, cheffe du service de la documentation, 2024.
Ces dessins, principalement sur calque mais aussi papier vélin, sont de dimensions très variables et comportent aussi bien des esquisses crayonnées que des projets colorisés ou des dessins d’exécution à l’échelle 1. Il manque à ce fonds des pans entiers des créations de Guimard et les dessins qui leur correspondent sont sans doute malheureusement perdus pour toujours, mais les nombreuses œuvres dont les dessins sont conservés reçoivent ainsi un précieux éclairage documentaire. Le métro, cette œuvre emblématique de Guimard, en fait heureusement partie.
L’exposition se tient dans une seule salle, sorte de module provisoire logé sous l’escalier Est de la grande nef du musée et destiné à accueillir ce type d’accrochages. Elle s’ouvre sous une enseigne en lave émaillée qui appartient au musée d’Orsay, prêtée en 1961 (puis offerte) par la RATP au musée national d’Art Moderne de Paris en même temps qu’un entourage découvert complet, à l’occasion du démontage de l’accès de la station Montparnasse située rue du Départ en 1960. Mais l’installation de cet entourage ayant été faite en 1910, son enseigne ne pouvait pas comporter la signature de Guimard qui a disparu des accès installés après la rupture entre Guimard et la CMP en 1903[3]. C’est donc en réalité une autre enseigne, créée entre 1901 et 1903, qui a été offerte par la RATP en puisant dans ses réserves.
Enseigne en lave émaillée d’un entourage découvert provenant d’un accès installé entre 1900 et 1903 et mise en place entre 1901 et 1903. Don de la RATP en 1961, OAO 318. Photo F. D.
Une fois passée l’entrée, on se retrouve entourés d’une quinzaine d’œuvres de Guimard présentées en fonction de leur format et du sujet représenté. L’espace est restreint mais l’accrochage semi dense choisi par les organisatrices se prête bien au thème abordé. Disons-le tout de suite, contempler autant de dessins originaux de l’architecte sur le même sujet et en un seul endroit est exceptionnel. Rien que pour cette raison, l’exposition mérite vraiment que l’on fasse le déplacement. Certains de ces dessins sont d’ailleurs exposés pour la première fois, à l’issue de la campagne de restauration menée par l’établissement en 2022 et 2023.
Vue d’ensemble de la salle où se tient l’accrochage. Photo O. P.
La qualité des œuvres présentées, leur disposition globale ainsi que le choix des sujets sont une bonne initiation au processus créatif de Guimard. Des esquisses illustrant les projets abandonnés par l’architecte côtoient des dessins échelle grandeur de fragments du métro proches du résultat définitif et des études pour les enseignes des portiques.
Dessin de recherche pour le portique des entourages découverts. Crayon de couleur sur papier calque, haut. 0,124 m, larg. 0,135 m, s. d., Fonds Guimard, GP 138. Photo F. D.
Dessin de recherche pour un édicule en baldaquin, mine de plomb et crayon de couleur sur papier calque, haut. 0,297 m, larg. 0,333 m, s. d., Fonds Guimard, GP 134. Photo F. D.
L’énergie dégagée par le graphisme de Guimard et sa maîtrise du trait ne cessent d’impressionner, y compris l’œil averti.
Vue partielle des dessins grands formats. Fonds Guimard, de gauche à droite GP 521, GP 1721, GP 364. Photo O. P.
Minutie des détails, variété des supports, polychromie des techniques, certains dessins constituent de véritables œuvres d’art que le visiteur curieux a la chance de pouvoir examiner de très près. Une quantité de détails se révèlent et sont autant d’indices sur la somme de travail fournie par l’architecte mais aussi sur la complexité du projet. Aux côtés des signatures et des dates habituels apparaissent ainsi des traces plus discrètes : annotations techniques, calculs griffonnés en marge, croquis presqu’illisibles, ces informations sont parfois aussi précieuses pour les chercheurs que le sujet principal du dessin.
Études pour l’enseigne du pavillon voyageur de la station de la Place de l’Étoile (en haut), pour le panonceau d’entrée des édicules B (en bas à gauche) et pour les entourages découverts à trémie de 3 m (en bas à droite). Fonds Guimard, de haut en bas et de gauche à droite, GP 1976, GP 1884, GP 18811881. Photo O. P.
Les recherches à la pierre noire et au fusain sur les décors des pavillons démolis de la place de l’Etoile constituent un des autres points forts de l’exposition.
Nous n’avons cependant pas pu nous empêcher de remarquer qu’un dessin ainsi présenté :
Dessin au crayon graphite, pierre noire et fusain sur papier vélin, tel qu’il est présenté, haut. 0,59 m, larg. 0,815 m, s.d., Fonds Guimard, GP 522. Photo O. P.
aurait eu tout avantage à l’être dans ce sens :
Dessin au crayon graphite, pierre noire et fusain sur papier vélin, haut. 0,59 m, larg. 0,815 m, s.d., replacé dans le bon sens. Fonds Guimard, GP 522. Photo O. P.
Il s’agit en effet d’une esquisse pour la partie gauche d’un modèle de plaque en fonte du pavillon voyageurs et du pavillon technique de la station de la Place de l’Étoile. Cette plaque est numérotée V-88 dans notre répertoire des fontes Guimard[4].
Plaque en fonte V-88 du pavillon voyageurs de la station Place de l’Étoile. Détail d’une carte postale ancienne. Coll. D. M.
Guimard a placé ces plaques, non en balustrade comme l’indique le cartel, mais en hauteur, au-dessus des vitres des parois de la salle des ascenseurs. Ce dessin est très proche d’un autre dessin exposé, dessin préparatoire pour la même plaque et (GP 1648). Le Cercle Guimard possède d’ailleurs un troisième dessin préparatoire pour cette plaque.
Le pavillon voyageurs de la station Place de l’Étoile et les plaques en fonte V-88. Carte postale ancienne. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Autre bémol à notre appréciation de l’exposition, l’absence de documents photographiques montrant les versions définitives des sujets qui ont fait l’objet des recherches de Guimard et qui auraient permis des comparaisons avec ce qui a été effectivement réalisé.
Voici par exemple un photomontage que nous avons réalisé, associant un détail du dessin GP 1750 qui est exposé et le même détail que nous avons photographié sur l’édicule B de la station Porte Dauphine.
À gauche : détail du dessin GP 1750, encre et aquarelle violette sur papier huilé. Photo F. D.
À droite : le même détail de la plaque en lave émaillée cloisonnée de la face intérieure de la paroi de l’édicule de la station Porte Dauphine. Photo O. P.
Exceptés ces deux points dont le premier pourrait être facilement corrigé, nous ne pouvons que louer l’initiative du musée d’Orsay qui tombe à point nommé pour l’année Guimard. Nous espérons aussi que la campagne de restauration des dessins du fonds Guimard va se poursuivre et donnera lieu à de nouveaux accrochages thématiques. Pourquoi ne pas envisager, sur le même principe, une exposition sur le mobilier ?
Olivier Pons et Frédéric Descouturelle
Notes
[1] BLONDEL Alain, Blondel et Plantin à la découverte de Guimard, p. 1-16, Guimard Colloque international Musée d’Orsay, RMN,1994.
[2] Voir notre article https://www.lecercleguimard.fr/fr/hector-guimard-et-la-famille-nozal-seconde-partie-suite-des-realisations-deces-et-proces
[3] Précisions données par Laurent Sully Jaulmes, photographe, compagnon de route d’Alain Blondel et Yves Plantin et auteur des deux premières campagnes photographiques du fonds Guimard.
[4]L’accès de la station Quatre-Septembre, installé en 1904, fait exception car son enseigne (qui est encore celle d’origine) est signée recto-verso.
[5] Ce répertoire des fontes Guimard produites par Durenne, Le Val d’Osne et Bigot-Renaux est téléchargeable gratuitement sur notre site.
À la suite de l’exposition de 1900, qui a vu le triomphe d’Émile Gallé avec son mobilier « Aux ombelles », de Louis Majorelle avec l’ensemble « Aux nénuphars » ainsi que le succès, cette fois incontesté, du pavillon de L’Art Nouveau Bing, un certain nombre de maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine se sont lancées dans l’aventure du nouveau style. Mais, alors que pour la plupart des fabricants, faute d’archives, les connaissances sont très fragmentaires, il en va tout autrement pour la maison Soubrier.
En effet, en 2017, les descendants de la famille Soubrier ont fait don au musée des Arts Décoratifs[1] de l’intégralité du fonds d’archives de la maison. Constitué de plus de six cent registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, dessins, photographies et plans, ce fonds est exceptionnel par son ampleur et sa diversité et constitue une source d’une richesse inestimable pour le chercheur. Son étude permet de faire revivre cette entreprise emblématique du Faubourg Saint-Antoine, et d’appréhender le fonctionnement d’une maison d’ameublement traditionnelle de 1818[2] jusqu’à la fin des années 1960. Elle existe d’ailleurs toujours, à la même adresse au 14 rue de Reuilly, tout en ayant modifié son activité[3].
Façade de la maison Soubrier, 14 rue de Reuilly à Paris. Photo Michèle Mariez.
Sa production était de deux ordres : l’une, haut de gamme, constituée de créations réalisées sur mesure répondait aux commandes particulières d’une clientèle privilégiée ; l’autre, de petites séries mais toujours d’excellente qualité, était destinée à la bourgeoisie aisée. Entré dans la société en 1859, Louis Soubrier, en négociant et chef d’entreprise avisé, a su diversifier sa production et en faire l’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine dans les années 1890. Son fonds était alors constitué de modèles de styles historiques qui, en cette fin de siècle faisaient une part particulièrement belle au style Renaissance. Le dressoir présenté par l’antiquaire belge De Houtroos en constitue un exemple d’autant plus intéressant que le dessin correspondant a été retrouvé dans les registres de modèles du fonds d’archives. Il constitue un exemple de la façon dont des maisons comme Soubrier s’adonnait à la copie de meubles célèbres. Il s’agit ici de la reproduction fidèle, à quelques détails près, du Dressoir de Joinville, daté de 1514, conservé au château d’Ecouen. La complexité du décor sculpté témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance en noyer, vendu par l’antiquaire De Houtroos à Erpe-Mere en Belgique (https://www.houtroos.com). Photo De Houtroos, droits réservés.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance, mentions manuscrites « M. Maus », « le 17 juillet 03 », Soub 41, Composition n° 28, dessin 18083, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
À la même époque, la maison continuait à commercialiser des pièces qui relèvent du style opulent et plein de fantaisie du Second Empire comme ce pouf à piètement en forme de cordages entrelacés dont un exemplaire a été livré pour le Domaine privé de l’Empereur au château de Compiègne et installé dans le salon de musique de l’Impératrice[4], représentatif de ce style toujours aussi apprécié sous la Troisième République. Un dessin très proche de ce modèle, que l’on peut donc faire remonter au Second Empire, a été retrouvé dans les registres Soubrier. Ce pouf, qui a pu être édité par d’autres fabricants, a connu un certain succès : le musée des Arts décoratifs en présente un modèle, un autre est conservé au Mobilier national (n° d’inventaire : GMT 12185).
À gauche : pouf en bois sculpté et doré, satin et coton brodé, haut. 0,45 m, diam. max. 0,585 m, musée des Arts Décoratifs, n° d’inventaire : 36648, don baronne Juliette de Presle. Photo Les Arts Décoratifs, Paris/Jean Tholance, droits réservés.
À droite : maison Soubrier, menuiserie d’un pouf, s.d., Soub 2, Sièges n° 2, dessin 1197, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Enfin, la maison, attentive aux injonctions de la mode et soucieuse de répondre aux demandes de sa clientèle, proposait également une gamme de meubles inspirés de l’Orient, japonisants notamment. Après le décès de Louis Soubrier, en 1895, ses deux fils, sous la raison sociale François et Paul Soubrier, ont creusé le sillon tracé par leur père et ont mis en production des meubles de style Art nouveau.
Le corpus Art nouveau de la maison Soubrier est essentiellement constitué de dessins réalisés de 1899 à 1907. Ceux-ci sont pour la plupart accompagnés d’annotations, sous forme de noms de clients et de dates qui indiquent que les meubles ont été réalisés. Il en va de même pour l’adjectif « adopté », qui figure sur de nombreux feuillets : dans les codes de la maison, il signifiait que le dessin avait été validé par le client. On trouve ces dessins dans seize registres intitulés Compositions, ce qui représente environ deux cent vingt modèles de meubles de tous types. S’y ajoutent une vingtaine de modèles présentés dans le registre nommé Meubles n° 7, qui n’est pas daté. Il s’agit d’une production assez minime en proportion du nombre de dessins conservés dans le fonds qui compte environ quatre-vingts registres contenant en moyenne huit cents dessins, avec toutefois des répétitions d’un registre à l’autre. Ce corpus Art nouveau présente une majorité de buffets, de lits et de dessertes. On y trouve également toutes les autres pièces de mobilier destinées à équiper un intérieur bourgeois confortable, meubles d’entrée, bureaux, bibliothèques, jusqu’à des cheminées et même une cabine d’ascenseur. Il y a peu de commodes car, à l’époque on leur préférait les armoires. De façon curieuse, on n’y trouve aucune sellette alors que ce type de meuble était alors fort prisé.
Maison Soubrier, cabine d’ascenseur, pour le fabricant d’ascenseur Samain, mentions manuscrites : « M. Samain », « 26 [septembre] 1901 », Soub 38, dessin n° 15801, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cheminée et trumeau, mentions manuscrites « M. Bauilhac », « le 28 juillet 1900 ». Soub 36, Composition n° 23, dessin n° 14755, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
L’intérieur de cette cheminée est un modèle en grès émaillé de l’architecte Charles Génuys, conçu vers 1897 puisqu’il a été présenté à cette date au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA). Il figurait sur le catalogue (pl. 41) de la société Muller & Cie à Ivry[5] qui le vendait (avec le manteau également en grès émaillé) pour 330 F-or. Sa présence sur cette cheminée montre que la maison Soubrier se tenait au courant des développements du style moderne et n’hésitait pas à les intégrer à ses propres créations.
Intérieur de cheminée par Charles Génuys, produit par Muller & Cie à Ivry. Vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013, lot n° 75. Coll. Part. Photo Sotheby’s Paris.
Et parfois même, elle allait jusqu’à plagier certains modèles de meubles publiés dans les revues d’époque comme ce siège de Henry Van de Velde,
À gauche : chaise de chambre à coucher par Henry Van de Velde. L’Art Décoratif, n° 1, octobre 1898, p. 34. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, Fauteuil, 1901-1902, dessin à la plume, 15833, Soub 38, Composition n° 25, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
ou vus dans les expositions comme cette coiffeuse de Louis Majorelle. Le dessinateur Soubrier en a retranché les parties latérales et ajouté sa touche : il a accentué l’aspect spectaculaire du miroir en l’intégrant dans un cercle formé par une fine tige de bois recourbé dont naissent de part et d’autre, à mi-hauteur, deux rejets supportant deux tablettes arrondies.
À gauche : coiffeuse par Louis Majorelle, Exposition universelle de Paris 1900. Portfolio Meubles de Style Moderne Exposition Universelle de 1900, publiés sous la direction de Théodore Lambert architecte, pl. 2, s.d., Charles Schmid éditeur. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, toilette, 1901-1902, dessin à la plume, 15164, Soub 37, Composition n° 33, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Il ne faut donc pas se leurrer sur la signification de cette fabrication. Plutôt que d’un engagement profond envers le nouveau style, qu’aucun document ne vient valider, il s’agit plutôt pour la maison d’attester de sa modernité et d’élargir sa production en la diversifiant, dans le but de générer de nouvelles commandes. À la même époque, la production japonisante de la maison répond au même impératif. D’ailleurs, lors de l’Exposition universelle de 1900, la maison Soubrier remporte une médaille d’argent en exposant une chambre à coucher Louis XV et des petits meubles Directoire loués par Henri Havard : « si crânes dans leur afféterie et dont les bois de citronniers sont enrichis de porcelaine de Wedgwood. »
Aux dessins évoqués plus haut s’ajoutent quelques pièces parvenues jusqu’à nous : une coiffeuse actuellement présentée par la galerie monégasque Robert Zéhil Gallery, un cabinet appartenant à des particuliers ainsi qu’un ensemble lit et armoire conservé dans une collection privée. Ces meubles ont pour dénominateur commun, un dessin harmonieux ainsi qu’une fabrication extrêmement soignée qui témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison Soubrier, dessinateurs, ébénistes et sculpteurs.
La coiffeuse, qui n’est pas signée, avait été achetée par R. Zéhil aux puces de Saint-Ouen. Elle avait jusqu’à présent été attribuée à Georges Hœntschel (1855-1915), architecte-décorateur, céramiste et grand collectionneur, qui réalisa, notamment, le pavillon de l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD) à l’Exposition universelle de 1900 et son célèbre Salon du Bois, actuellement conservé au musée des Arts décoratifs de Paris. Cette attribution reposait sur celle de Laurence-Buffet-Chaillet dans son ouvrage sur le Modern Style[6].
Maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery.
Néanmoins, un dessin[7] retrouvé dans les registres de modèles Soubrier qui propose un « bureau »[8], en tout point semblable à la coiffeuse Zéhil, nous permet de réattribuer ce meuble à la maison Soubrier. L’hypothèse d’une sous-traitance de la fabrication de ce modèle à la maison Soubrier par Hoentschel est peu probable, ce dernier possédant ses propres ateliers qui faisaient travailler cent cinquante personnes.
Maison Soubrier, coiffeuse, mention imprimée « n° 158/bureau art nouveau/vieux noyer ciré, bas-fond bois clair, glace biseautée/Hauteur 1 m 45 — Largeur 0 m 90 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7603, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette attribution à Soubrier est d’ailleurs confirmée par la présence, dans le même registre, d’une photographie d’un ensemble de chambre à coucher avec lit, armoire à glace et coiffeuse présentant le même type de décor de branchages, appliqué sur un placage de loupe ou de ronce.
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique, Soub 11, Meubles n° 7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette coiffeuse constitue un bon exemple de la façon dont la maison Soubrier procédait pour mettre au goût du jour une pièce fabriquée dans un style historique et qui faisait partie des classiques de son fonds de commerce. La comparaison avec une coiffeuse de style Directoire[9] conservée par le Mobilier national et livrée le 21 octobre 1909 pour le cabinet de toilette de Mme Fallières à l’Élysée, bien que de date postérieure, est en effet très éclairante.
À gauche : maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery. À droite : Maison Soubrier, coiffeuse, 1900-1910, bois de rose, érable, amarante, bronze, haut 1,39 m, larg. 1,10 m, prof. 0,55 m. Coll. Mobilier national, GME/14247. Photo Isabelle Bideau, droits réservés.
La forme générale des deux modèles est la même : sur un plateau sous lequel sont aménagés des tiroirs, est posé un gradin surmonté d’un miroir. Ce qui frappe, si l’on compare les deux modèles, c’est l’élan vertical qui anime le modèle Art nouveau. Ce principe, qu’Émile Gallé, fasciné par la croissance et la vitalité du végétal tenait pour fondateur, est un leitmotiv du nouveau style. Dans cette pièce, il est notamment donné par des pieds en forme de tige nervurée qui jaillissent d’un bouton floral élégamment sculpté. Leur forme en asymptote verticale renforce l’idée de poussée vers le haut.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Le miroir, surélevé par le fait d’être placé sur le gradin, et non directement sur le plateau du meuble, concourt au même effet. La suppression de quatre tiroirs — la version Art nouveau ne conservant que le tiroir central — remplacés par des niches, crée une alternance de vides et de pleins, qui confère à ce modèle beaucoup de légèreté. Un décor inspiré de la nature se substitue à la sobriété du style Directoire : des motifs de branchage aux sinuosités délicates se détachent avec leur ton acajou sur le jaune doré du fond plaqué de loupe. Repris en ronde-bosse, le motif se transforme en console et se noue de façon virtuose pour souligner le haut des pieds du meuble.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Ce motif végétal souligne ainsi la jonction entre les pieds et le plateau, principe décoratif souvent appliqué dans l’Art nouveau. L’imagination du dessinateur, la virtuosité de l’ébéniste qui joue avec les essences de bois utilisées, et le talent du sculpteur, font de ce modèle une pièce de grande qualité, ce qui explique qu’elle ait pu être attribuée à Georges Hœntschel[10].
Le même travail très soigné caractérise le cabinet retrouvé récemment chez un particulier. Il présente des pieds et des consoles proches de ceux de la coiffeuse ainsi que le même travail de sculpture à partir de gaines végétales qui, cette fois, soutiennent, le plateau. Les tiges ponctuées de renflements qui soulignent les montants latéraux du meuble, participent là encore à l’élan vertical qui l’anime.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré, haut. 1,08 m, larg. 0,60 m. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Un jeu dynamique de lianes entrelacées, se déploie sur les deux vantaux, auquel font écho, sur le mode mineur, les vrilles qui cantonnent les deux poignées chantournées.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Comme pour la coiffeuse, à ce cabinet correspondent un dessin et une photo retrouvés dans les archives Soubrier.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, mention imprimée « n° 163 meuble art nouveau, noyer et érable ciré. Hauteur 1 m 28, largeur 0 m 60 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7786, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, tirage photographique argentique, mention manuscrite : « meuble de salon AN noyer et érable ciré/Haut.120 Larg. 60/ poignées cuivre poli/serrure [?]/coins sculptés », s.d., Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Maison Soubrier, armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Elle correspond à celle reproduite dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan[11] dans lequel elle est présentée comme ayant été exposée à un salon en 1902, sans plus de précision[12]. Nous n’avons retrouvé ces photographies ni dans les revues ni dans les portfolios anciens consultés.
Lit et armoire, « Bed/Salon, 1902 » ; « Wardrobe/Salon, 1902 », The Paris Salons, Alastair Duncan, p. 540.
Par rapport à la photographie ancienne, l’armoire a été amputée des deux rangements latéraux. Cet ensemble a longtemps été présenté par les antiquaires comme une œuvre d’Eugène Vallin (1856-1922), parfois d’Émile André (1871-1933) parfois même des deux, sans justification autre qu’une certaine ampleur des menuiseries, en particulier au niveau des pieds du lit pouvant évoquer la puissance d’une poussée végétale, idée chère aux créateurs nancéiens.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
À l’inverse, il faut noter la délicatesse du détail de la feuille naissante qui produit un discret décrochement dans la moulure qui suit le pourtour du pied du lit et que l’on retrouve sur le chevet et le fronton de l’armoire. Le dossier du lit présente une interprétation originale d’un motif que l’on retrouve souvent dans les lits de style Art nouveau, celui des coins étirés « en oreilles » Ici, le sculpteur les a évidés et a déplacé sur le côté le motif de la rose enfouie dans un feuillage.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
On retrouve ces étirements des coins supérieurs en « oreilles » sur la photographie d’un lit d’une chambre Soubrier (cf. plus haut).
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique (détail), s.d., Soub 11, Meubles n°7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Le motif de roses est repris, dans un haut-relief d’une grande virtuosité, sur le fronton de l’armoire.
Maison Soubrier, fronton de l’armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
L’élégance et la qualité esthétique de cet ensemble tiennent au contraste instauré entre la sobriété des grandes surfaces planes de sa structure et le raffinement de ses détails sculptés.
Inconséquence des modes, voici comment, trente ans plus tard, dans un article intitulé « Ancien et moderne », un catalogue de la maison Soubrier décrivait le style Art Nouveau qu’elle avait pourtant jadis pratiqué :
« En 1900, par réaction contre le goût « Napoléon III » qui s’était contenté de dénaturer le Louis XV, le Louis XVI et le gothique, on avait essayé de renouveler les sources de l’art décoratif en cherchant l’inspiration dans la nature : il en était résulté
ces enchevêtrements pitoyables de pavots et de volubilis, ces accouplements inattendus et monstrueux de pieuvres et de pâtes alimentaires, style lanière de fouet et flamme de punch[13]. »
Ce texte qui conservait à la fois le souvenir ancien d’Arsène Alexandre[14] et récent de Paul Morand[15], était accompagné d’un dessin à charge voulant fustiger la mollesse supposée de ce style.
Catalogue commercial de la maison Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part. Photo M. M.
À cette époque, il était de bon ton de se gausser de l’Art nouveau, de même qu’on est tenu de le révérer à la nôtre. Mais ce que la postérité a fini par retenir ce sont l’inventivité et la qualité d’exécution des produits conçus par des fabricants souvent audacieux. Quant à la Maison Soubrier, si elle n’a pas été aux avant-postes de la création du nouveau style, il n’est pas exagéré de dire qu’elle s’y est illustrée avec un certain brio.
Michèle Mariez
Doctorante à l’École du Louvre
Remerciements
Je remercie vivement les personnes suivantes :
Louis et Jean-Marie Soubrier pour l’intérêt qu’ils prennent à mes recherches et pour leur aide.
Ophélie Depraetere, étudiante en Master 2 à l’EPHE qui, dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 intitulé L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905) a fait le rapprochement entre la coiffeuse de M. Zéhil et le dessin vu dans un recueil du fonds d’archives Soubrier. Il en va de même pour le cabinet évoqué plus loin.
Robert Zéhil, M et Mme Müller ainsi que Siegfried Bourguignon qui m’ont donné accès à leur collection.
Frédéric Descouturelle pour les informations complémentaires qu’il a apportées.
Notes
[1] Ce fonds est conservé aux archives de la Bibliothèque des Arts Décoratifs.
[2] Date la plus ancienne jusqu’à laquelle j’ai pu remonter concernant la formation de la maison. « Contrat sous signatures privées en date à Paris du 8 janvier 1818, enregistré à Paris le 20 du même mois, concernant formation de société entre Monsieur Pierre Ovide Fréquant requérant, et Monsieur Pierre Martin Fréquant, son frère « pour toutes les opérations de commerce et de commissions, généralement quelconques qu’ils pourraient faire. » Minutier des notaires de Paris, Inventaire après-décès de Mme Fréquant, MC/ET/C1169, Archives de Paris.
[3] Elle propose à la location une collection de meubles et d’objets de tous styles et de toutes époques.
[4] Le site du château de Compiègne https://chateaudecompiegne.fr/collection/objet/pouf-cordiforme-du-salon-de-musique fournit le nom du tapissier porté sur une étiquette : « Fournier Feur de SM l’Impératrice 5 rue de Sèvres ».
[5] DESCOUTURELLE Frédéric, PONS Olivier, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard, p. 24, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[6] BUFFET-CHALLIÉ Laurence, Le Modern Style, Paris, 1975, Paris, Baschet et Cie, p. 66.
[7] Bureau art nouveau n° 158, vers 1900, dessin à la plume 7603, Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque MAD, Paris.
[8] Ce qui a pu être à l’époque un bureau de dame, est actuellement plutôt identifié comme une coiffeuse en raison de la présence du miroir.
[9] GME 14/12147, Mobilier National.
[10] L’emploi de branchages au naturel qui dénote une influence du mobilier du nancéien Émile Gallé, avait facilité cette attribution dans la mesure où il était de notoriété publique que Gallé avait fait savoir à Hœntschel qu’il avait apprécié son mobilier du Salon du Bois au sein du pavillon de l’UCAD.
[11] SOUBRIER Frères, François & Paul, Bed, Wardrobe, salon 1902, photographie The Paris Salon, Alastair Duncan, p. 540.
[12] Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[13] Catalogue commercial Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part.
[14] ALEXANDRE Arsène, Le Figaro, 28 décembre 1895.
[15] MORAND Paul, 1900, Les éditions de France, 1931.