Les années 1960 constituent une période déterminante pour la sauvegarde du patrimoine Art nouveau vieux de plus d’un demi-siècle. C’est à cette époque que les premières constructions de ce mouvement sont protégées au titre des monuments historiques. Si l’historiographie a déjà mis en lumière l’action des surréalistes dans la redécouverte du patrimoine art nouveau dans les années 1930[1], l’entre-deux-guerres est une période où se multiplient aussi les tentatives d’identification et de préservation. C’est tout un réseau d’historiens, de critiques d’art et d’architectes qui se mobilise afin de tenter la sauvegarde de ce patrimoine encore méprisé, révélant ainsi une conscience patrimoniale précoce.
Louis Bonnier au Casier archéologique : une démarche pionnière
L’inventaire patrimonial parisien entrepris par le Casier archéologique à partir de 1916 marque le premier moment de la protection du patrimoine architectural Art nouveau. Le Casier archéologique, créé à l’initiative de l’architecte Louis Bonnier et de l’historien Marcel Poëte, est rattaché à la Commission du Vieux Paris.
Portrait de Louis Bonnier par Théo Van Rysselberghe, in Bernard Marey, Louis Bonnier 1856-1946, éditions Mardaga, 1988.
Il s’agit d’une démarche pionnière d’inventaire exhaustif des richesses patrimoniales, archéologiques et artistiques de la Ville de Paris[2]. L’enregistrement au casier ne constitue pas une servitude légale bien que Louis Bonnier tente d’intégrer le Casier aux procédures d’autorisation de travaux gérées par les services de la Ville de Paris. Le Casier ne se donne pas de limites chronologiques et enregistre alors des édifices très récents. Ce sont plusieurs immeubles d’Hector Guimard, de Jules Lavirotte et de Charles Plumet qui sont ainsi sélectionnés. D’Hector Guimard, on peut citer le Castel Béranger[3] du 14 rue La Fontaine, la synagogue du 10 rue Pavée[4] et le lot d’immeubles des rues Agar, Gros et La Fontaine[5] ainsi que deux entrées du métropolitain[6]. De Lavirotte, sont enregistrées l’immeuble du 29 avenue Rapp[7], l’immeuble du 23 avenue de Messine[8] et l’hôtel particulier du 12 rue Sédillot[9]. Enfin, le Casier ne désigne pas moins de six constructions de Charles Plumet[10].
23 avenue de Messine, hôtel particulier Noël, 1906-1908, architecte Jules Lavirotte. Le bâtiment sera surélevé ultérieurement. L’Architecture au XXe siècle, IIIe série, pl. 21. coll. part.
Il s’agit d’un acte d’identification précurseur alors que les édifices considérés ont seulement une vingtaine d’années d’ancienneté. Ce choix paraît d’autant plus audacieux qu’à cette époque de l’immédiat après-guerre, l’Art nouveau connait un important discrédit. La critique raille la profusion ornementale et les courbes considérées comme « bizarres » du « Modern style ». De plus, on l’associe alors de façon récurrente avec l’art allemand, ce qui achève de jeter l’opprobre sur ce style que seuls quelques historiens et critiques d’art tels qu’Emile Bayard[11] trouvent à défendre. Cependant, la plaidoirie en faveur de l’Art nouveau ne se fait à l’époque jamais sans un « mais ». Fallait-il alors que les contacts entre le Bureau du Casier et les architectes soient forts pour qu’une initiative de ce type soit engagée. Lui-même représentant de l’Art nouveau parisien, Bonnier mène une carrière officielle dans les services d’architecture de la Ville de Paris. Personnalité installée dans le milieu artistique et sur la scène architecturale, il a été membre du jury de l’Exposition Universelle de 1900 et, de plus, a été l’architecte de la transformation de l’incontournable galerie L’Art nouveau de Siegfried Bing en 1895. En 1922, tout comme son ami Charles Plumet, il est membre fondateur de la Société des Architectes Modernes dont Hector Guimard est vice-président.
26 février 1938- Le rapport de Charles Fegdal (1880-1944) à la Commission du Vieux Paris
Cette entreprise de préservation ne restera pas vaine. C’est encore à la Commission du Vieux Paris que l’on doit, une quinzaine d’années plus tard, de réaliser un pas de plus dans la conservation de l’architecture 1900. Lors de la séance du 26 février 1938, l’historien et critique d’art Charles Fegdal-Mascaux présente à la Commission du Vieux Paris un rapport intitulé « Valeur historique et conservation de vestiges architecturaux et décoratifs de la période 1890-1910 (Art 1900)[12] ». Il rappelle que « l’histoire et la beauté ne s’arrêtent pas à 1910, pas plus qu’elles ne s’arrêtent au 19ème siècle, pas plus qu’elles ne s’arrêtent à hier et à aujourd’hui. Et c’est avec raison que la Commission du Vieux Paris a été créée dans le but de sauvegarder le passé, sans désignation précise de date. ». Défendant alors ce qu’il considère être le devoir de la Commission, née précisément « au moment où venait de surgir un art résolument neuf, un art qui — pour compliqué et boursoufflé qu’il ait d’abord pu paraître — doit cependant prendre date dans l’histoire générale de l’art français, spécialement dans l’histoire de l’architecture à Paris[13] ».
Portrait de Charles Fegdal, paru dans Comœdia, 8 février 1927. Source Gallica/BNF.
L’entreprise de Fegdal n’est pas dénuée de difficulté. Le critique d’art sait sur quel terrain épineux il s’avance. Dans son rapport, l’emploi du terme « Modern style » connoté à l’époque péjorativement est évité au profit de celui d’« Art 1900 », plus neutre. Anticipant les objections, il commence son intervention en évoquant la relativité du goût : « Je crois que la notion du beau, autant que la notion de l’idiot et du laid est parfaitement arbitraire[14] ». Contournant ainsi les querelles esthétiques, Fegdal tente de se positionner sur la valeur de représentativité, davantage susceptible de faire l’unanimité : « Qu’il me soit donc permis de n’être ni admiratif ni insensible devant les témoins de l’art 1900, et de me placer d’un point de vue objectif. […] la tâche peut s’offrir aujourd’hui, si vous le décidez de penser à la conservation future des souvenirs visibles et tangibles qui ont fait une époque, qui ont contribué à son épanouissement, à sa signification par son style, par son art[15] ». L’exposé a alors pour objectif de révéler le génie artistique de cette époque en en montrant la cohérence des productions. Il tente pour cela de relever les caractéristiques qu’il attribue à l’Art 1900 : le désir de nouveauté, la tendance à l’exagération et l’omniprésence de l’arabesque, et cela au sein de chaque art. En peinture, après l’évocation des « néo-traditionnistes », anciens Nabis, influencés par le japonisme, Fegdal cite également les fauves qu’il considère comme profondément influencés par l’architecture 1900. En sculpture, l’unique artiste cité est Auguste Rodin, érigé en précurseur direct de l’Art nouveau et qui, avec La porte de l’Enfer, signe selon Fegdal, « le chef-d’œuvre de 1900[16] ». Ensuite, c’est au tour de l’affiche de prendre place dans cette histoire de l’Art 1900. Jules Chéret y a une place d’honneur. Aux côtés des « maîtres foncièrement originaux » comme Toulouse-Lautrec, Steinlein, Willette, Cappiello et Léandre, on trouve également Mucha et Grasset qui composent des affiches « aux figures et aux ornements stylisés dans le sens même du décor architectural de 1900[17] ». Puis ce sont les décorateurs qui sont énumérés : ensembliers, céramistes, orfèvres, tapissiers et relieurs. Fegdal fait même référence à la littérature et aux poètes symbolistes qui « créent des accessoires qui seront les frères verbaux des accessoires décoratifs de l’art 1900[18] ». Les théâtres, qui avaient fait souffler un vent de liberté et de renouveau sur les loisirs nocturnes de la société parisienne de la Belle Époque, sont cités : Théâtre Libre, Théâtre de l’œuvre, Théâtre d’application et Théâtre des Arts. Il distingue les écrivains « non-conformistes » avec François de Curel, Brieux, Mirbeau, Courteline et même Jules Renard dans les textes desquels « on trouverait peut-être quelques analogies avec l’esprit, sinon avec les aspects de l’art 1900[19] ». Enfin, une évocation de la musique 1900 vient alors clore l’exposé. C’est notamment les compositeurs Claude Debussy, Maurice Ravel et Paul Dukas puis Alfred Bruneau, Vincent d’Indy et Gustave Charpentier qui sont convoqués. Dans la musique populaire, « l’art 1900 se retrouve dans les rythmes musicaux tout neufs, et vite en vogue ; ces rythmes sont des rythmes de danses aux pas et trémoussements enlacés, contorsionnés, tirebouchonnés et compliqués : la matchiche, le cake-walk et même le Tres-Moutarde[20] ». Au-delà de cette démarche de sélection qui mériterait une analyse plus approfondie, le propos du rapporteur est d’insister sur l’interconnexion qui existe entre tous les arts. Il s’agit d’en faire ressortir « un esprit 1900 » alors susceptible de constituer une identité à l’aune de laquelle pourra ensuite être évaluée la valeur de représentativité des édifices. Arrivé au terme de son exposé, Fegdal invite alors la Commission à envisager la sauvegarde de plusieurs « immeubles-types », « immeubles-documents[21] » comme il les nomme lui-même, particulièrement représentatifs de cette période.
Dans sa présentation, Fegdal ne mentionne étrangement aucun édifice ni même aucun architecte. Seules exceptions notables, et parce que peut-être moins évidentes que les immeubles, les entrées du métropolitain font l’objet d’une longue analyse de la part du critique. Ces exemples de « monument urbain » et de « construction utilitaire », sont décrits comme étant, par l’emploi du matériau fonte, totalement adaptés à leur destination et comme offrant « l’exemple 1900 de la visibilité indicatrice du jour et de la nuit[22] ». Du même coup, Fegdal focalise l’attention sur l’art d’Hector Guimard, ce qui a alors pour effet de distinguer son œuvre de ceux de ses confrères. Le rapporteur loue la sobriété de ces édicules urbains contrastant selon lui avec les autres réalisations de la période : « elles sont d’une silhouette parfaitement équilibrée, d’un aspect moderne indiquant un usage moderne[23] ». De plus, il considère que ces entrées, réalisées pourtant de manière industrielle, conservent l’âme d’objets uniques. Ce commentaire esthétique de Fegdal invite ouvertement ses collègues de la Commission à considérer la qualité artistique de ces constructions. Il passe, bien que timidement, de la valeur de représentativité à la valeur esthétique de composition. Le critique propose la conservation in situ de ce mobilier urbain qui « a résisté, depuis trente-sept ans aux hâtives ou incompréhensibles médisances et calomnies[24] ». Résumant son propos il conclut : « Est-ce trop demander que, de cette époque, d’un passé qui nous est cher, quelques témoins authentiques soient conservés à temps pour l’usage documentaire, sinon pour l’admiration méditative, de nos successeurs[25] ».
Les archives de Fegdal à la Commission du Vieux Paris montrent que l’historien a souhaité illustrer son propos par la projection de photographies de vingt-deux édifices parisiens auxquels s’ajoutent trois stations du métropolitain[26]. Les constructions sont visiblement choisies dans un souci de diversité. Cette sélection comprend six immeubles d’Hector Guimard[27], trois de Jules Lavirotte[28], ainsi que deux constructions de Xavier Schoellkhopf[29]. Outre l’immeuble Lalique[30] et un hôtel particulier par Charles Plumet, les dix autres édifices sont réalisés par des architectes aux profils très différents allant d’Édouard Autant[31] et Charles Klein[32] à Georges Debrie[33], Charles Girault[34] et Paul Legriel[35] en passant par Constant Lemaire[36] et Charles Rouillard[37]. Plusieurs de ces constructions avaient été primées en leur temps au concours des façades de la Ville. La Commission inscrit alors ses travaux dans la continuité des démarches de valorisation esthétique entreprises par la capitale quelques décennies plus tôt.
Royal Palace Hôtel, 8 rue de Richelieu, 1908, architecte Constant Lemaire. L’Architecture au XXe siècle, IIIe série, pl. 47. Coll. part.
Immeuble Lalique, 40 cours Albert-1er, architectes Albert et Louis Feine, 1903-1904. Photo auteure.
La Commission retient finalement cinq édifices majeurs qu’elle associe à un vœu d’inscription au titre des Monuments Historiques : l’hôtel particulier du 39 avenue Foch de Charles Plumet[38], le Castel Béranger d’Hector Guimard, le Ceramic Hôtel[39] de Jules Lavirotte, l’immeuble Lalique et enfin une station de métro d’Hector Guimard. La Commission fait le choix d’édifices d’architectes dont deux, Charles Plumet et Jules Lavirotte, sont décédés depuis une dizaine d’années. Si le premier jouit encore d’une certaine notoriété à l’époque, le second est au contraire quelque peu tombé dans l’oubli. Quant à l’immeuble Lalique, il semble moins désigné pour son architecture que pour ses éléments de décor exécutés par le célèbre maître-verrier. Le procès-verbal de la séance ne mentionne en effet pas les architectes de l’édifice. Hector Guimard est finalement l’architecte le mieux représenté dans ce panel bien qu’il soit progressivement tombé dans l’oubli tout au long de ces années 1930 et que, 1938 soit aussi l’année de son départ définitif pour les États-Unis. Finalement, le choix, non exhaustif, de la Commission tente une synthèse de l’Art 1900, selon une méthode que l’on peut qualifier de scientifique. Elle sélectionne des édifices incarnant les diverses tendances de l’art de cette période: un témoin de la tendance rationaliste viollet-le-ducienne d’inspiration néo-gothique représentée par l’hôtel de Plumet, un autre témoin de cette tendance viollet-le-ducienne mais d’inspiration plus libre, également exemple d’art total, représentée par le Castel Béranger, un témoin du plus pur modern-style illustré par la profusion décorative du Ceramic Hôtel, l’immeuble Lalique venant enfin témoigner de la démarche décorative d’une sommité du monde des décorateurs.
Hôtel particulier par Charles Plumet, à l’angle du 28 avenue Foch et du 90 avenue Malakoff, vue du côté de l’avenue Foch, 1900. Photo parue dans L’Architecture, 12 janvier 1901. Source internet.
Hôtel particulier par Charles Plumet, à l’angle du 28 avenue Foch et du 90 avenue Malakoff, vue du côté de l’avenue Malakoff, 1900. Photo parue dans la revue allemande Die Architektur des XX. Jahrhunderts. Coll. part.
Immeuble d’appartements Logiluxe (Ceramic hôtel), 34 avenue de Wagram, 1904 par Jules Lavirotte. L’Architecture au XXe siècle, IIe série, pl. 14. coll. part.
Immeuble d’appartements Logiluxe (Ceramic hôtel), 34 avenue de Wagram, 1904 par Jules Lavirotte. Photo Jean-Marc Péchart.
Seul le critique d’art Louis Chéronnet, quelques années plus tôt, avait envisagé pareil dénouement pour l’architecture 1900. Dans une publication[40] où il faisait l’apologie du Modern Style, il appelait lui aussi à la sauvegarde de l’Art 1900 tout en opérant un choix quelque peu différent de celui de la Commission. Il demandait que le Castel Béranger de Guimard, le Ceramic Hôtel et le 29 avenue Rapp de Lavirotte, les intérieurs du restaurant Lucas[41], ceux du Bar Maxim’s avec les décors de Louis Marnez[42], la Salle Aeolian[43] ainsi qu’une entrée de métro soient protégés. Le vœu formulé par la Commission du Vieux Paris, organe officiel, fait alors rentrer dans une dimension plus concrète ces volontés.
Restaurant Lucas, 9 place de la Madeleine, réaménagement intérieur par l’architecte De Gounevitch, le sculpteur Planel, l’ébéniste Lucas & Cie, le bronzier Galli, 1904. Le Figaro illustré, février 1905. Coll. part.
Charles Fegdal et les architectes modernes : un réseau mobilisé
Charles Fegdal s’inscrit pleinement dans la démarche de conservation initiée par Louis Bonnier au Casier archéologique. Les relations entre les deux hommes ne semblent d’ailleurs pas inexistantes. En effet, s’ils se sont fréquentés à la Commission du Vieux Paris, la correspondance de Fegdal indique que celui-ci était également en contact avec Bonnier dans le cadre de la préparation de son rapport[44]. L’analyse du réseau de Charles Fegdal témoigne aussi de liens noués avec le milieu des architectes. Fegdal fréquente notamment son confrère Yvanhoé Rambosson ainsi que l’architecte Frantz Jourdain, respectivement premier secrétaire général et président (jusqu’à sa mort en 1935) de la Société des Architectes Modernes. Les trois hommes ont pu se fréquenter au sein de multiples organisations[45] : en particulier au Syndicat de la Presse Artistique, présidé jusqu’à sa mort par Frantz Jourdain et dont Fegdal est alors secrétaire général adjoint[46], et au Salon d’Automne, créé par Jourdain et Rambosson et dont Fegdal est membre d’honneur à partir de 1927 avant d’en devenir président de la section de l’affiche.
Charles Fegdal, surtout spécialisé dans les domaines de la peinture, de la sculpture et des arts graphiques, n’est donc pas étranger au monde de l’architecture. Ancien membre du jury de l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925 dans la section des Arts de la rue, il aborde la question de l’architecture moderne dans certaines de ses publications. Il affirme que si l’Exposition Internationale n’a pas permis de dégager des modèles pour les grands programmes d’architecture, il estime cependant « que les principes de l’architecture nouvelle s’y sont clairement rencontrés presque partout, parce que ces principes sont ceux-là même qui ont imposé leur inéluctable puissance à tous les beaux-arts et à tous les arts appliqués et industriels et de notre temps[47] ». Fegdal va dans le sens de cette histoire de l’architecture écrite par les modernes et en particulier par les membres de la Société des Architectes Modernes avec lesquels, on l’a vu, il est en relation. Il rejoint leur discours lorsqu’il affirme que l’architecture est maîtresse de tous les arts[48] et lorsqu’il présente l’évènement de 1925 comme la consécration de la modernité après un long combat en faveur du renouveau initié trois décennies plus tôt. Dans son rapport, il évoque en effet ces pionniers sans qui rien n’aurait été possible. « Quoi qu’il en soit, leur ardent désir de faire œuvre nouvelle, ou complètement rénovée, est issu du mépris, puis du dégoût, ressentis par ces artistes pour un conformisme qu’ils jugeaient triste et monotone, pour un académisme sans respiration, pour un art qui n’était alors le plus souvent qu’imitation à peine transposée ou haïssable plagiat[49] ». Cette proximité à la fois sociale et intellectuelle, laisse penser que la Société des Architectes Modernes, par l’entremise de Rambosson, Bonnier et dans une certaine mesure Jourdain, a pu jouer un rôle d’initiatrice dans la campagne menée par Fegdal.
La SAM se montre d’ailleurs particulièrement enthousiaste à l’annonce de l’initiative de la Commission du Vieux Paris. Le procès-verbal de la séance du Comité du 16 mai 1938 salue la démarche et y voit « la résultante de la campagne commencée par Fr. Jourdain et continuée par lui-même[50] ». Lui emboîtant le pas, la Société envisage même, qu’avec le concours de tous ses membres, des listes d’œuvres dignes de cette inscription soient établies et proposées aux commissions municipales et nationales. En 1935, en effet, Emmanuel de Thubert, second secrétaire général de la Société des Architectes Modernes, avait fait paraître dans La Construction Moderne un article au nom de la SAM où il présentait un projet de loi en faveur de la protection aux monuments historiques des édifices contemporains[51]. Ce projet était présenté comme une « une extension de la loi relative à la conservation des monuments[52] et proposait l’institution d’une Commission des monuments d’architecture contemporaine. En parallèle, Adolphe Dervaux, vice-président de la SAM, multipliait les démarches dans ce sens au sein de la Section des Arts Graphiques et Plastiques de la Confédération des Travailleurs Intellectuels[53]. Les démarches de la SAM et du Vieux Paris semblent alors se rejoindre. La Société des Architectes Modernes réfléchit aux structures administratives et juridiques à donner à un projet de classement des édifices contemporains. De son côté, la Commission du Vieux Paris commence le travail documentaire en écrivant l’histoire de cette période et en procédant à une sélection d’édifices dont elle justifie la valeur.
Un rendez-vous manqué
Proposer de faire entrer au panthéon des monuments historiques des édifices de cette période est à l’époque une entreprise audacieuse. L’analyse des réactions des contemporains dans la presse à l’annonce de cette démarche est révélatrice de cette audace. Si globalement les commentateurs applaudissent l’initiative de Fegdal et approuvent la proposition de la Commission, rares sont ceux qui le font pour défendre la qualité esthétique des œuvres mises en cause. Si Serge Hyb dans Le Journal ne cache pas son hostilité vis-à-vis de cette « architecture pâtissière » et des « pompons du Modern’ style[54] ». Pierre du Colombier dans Candide se montre plus enthousiaste avouant ne rien comprendre à la levée de boucliers qu’a suscitée la démarche de la Commission. Approuvant la proposition de Fegdal, il n’en demeure pas moins très réservé sur la qualité esthétique du Modern style : « Il n’est même pas question de demander aux gens de notre génération ou de la génération suivante de l’admirer. Nous le détestons. C’est bien entendu[55] ». Il en appelle au devoir de l’historien et, rejoignant alors Fegdal dans son argumentation, admet que l’art soit l’expression d’une époque et qu’à ce titre les édifices de la période Art nouveau méritent d’être inscrits sur le critère de leur représentativité. Globalement, les critiques abondent dans le sens de Fegdal, et réclament le classement comme « documents » de ces édifices.
Malgré ce relatif consensus, le vœu émis par la Commission du Vieux Paris ne trouvera cependant pas de réponse. Un article publié par le Journal des débats en 1941[56], indique que l’administration des Monuments Historiques n’avait encore entamé aucune procédure d’inscription à cette date. La guerre et la disparition de Charles Fegdal en 1944 marquent un terme à cette entreprise audacieuse et il faudra attendre alors une vingtaine d’années pour voir de nouveau la question du classement remise d’actualité. En décembre 1963, la délégation permanente à la Commission nationale des monuments historiques donne un avis favorable à l’inscription sur l’inventaire supplémentaire de l’hôtel Guimard, avenue Mozart en même temps que du Ceramic Hôtel de Lavirotte[57]. Un mois plus tard, c’est le Castel Béranger (façade et toitures ; vestibule et porte d’entrée) et la synagogue de la rue Pavée (façade et toitures) qui reçoivent la même protection en même temps que l’immeuble Lalique (façade et toitures)[58]. Si ces mesures constituent un pas en avant fort appréciable, elles apparaissent, au regard des démarches entreprises avant-guerre, comme finalement assez tardives. De plus, elles restent limitées à la simple inscription et ne concernent que les extérieurs, ce qui sera, notamment dans le cas du Castel Béranger, préjudiciable à la conservation des édifices[59].
Synagogue, 10 rue Pavée, architecte Hector Guimard, 1913. Photo Olivier Pons.
L’immeuble Lalique et le Ceramic Hôtel ne connaîtront pas de nouvelles mesures de protection depuis leur inscription partielle en 1964. Quant à l’hôtel particulier de Plumet avenue Foch, il sera détruit dans les années 1950 faisant alors regretter que les démarches entamées par le Vieux Paris n’aient pas abouti. Seul l’œuvre de Guimard, à la suite d’un long processus de redécouverte entamé dès les années 1960, fera l’objet de campagnes de protection plus soutenues de la part de l’administration des Monuments Historiques. Le Castel Béranger sera le premier édifice parisien de Guimard à être classé en totalité, le début de la procédure coïncidant avec l’exposition et le colloque dédiés à l’architecte organisés au Musée d’Orsay en 1992. Tout au long de l’histoire de la protection de l’Art nouveau, le Castel Béranger d’Hector Guimard est apparu en filigrane, devenant ainsi l’incontournable représentant de ce mouvement.
Léna Lefranc-Cervo
Doctorante en Histoire de l’art – Histoire de l’architecture, Université Rennes 2
Notes :
[1] Salvador Dali, illustré de photographies de Brassaï « De la beauté terrifiante et comestible, de l’architecture modern’ style » paru dans Le Minotaure, 1933, n° 3-4, p. 69-76 et Ezio Godoli, « Guimard et Dali », dans Guimard, Actes du Colloque international organisé le 12 et 13 juin 1992 au Musée d’Orsay, Paris, RMN, 1994.
[2] Au sujet du Casier archéologique voir Laurence Bassières, Un inventaire architectural et urbain pour le premier Grand Paris : le casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine, 1916-1928, Thèse de l’Université de Strasbourg, 2016.
[3] Immeuble de rapport, commandé par Mme Veuve Fournier, réalisé en 1895-1898.
[4] Synagogue au 10 rue Pavée, commandée par l’association Agoudas Hakehilos, réalisée en 1913.
[5] Ensemble de six immeubles de rapport, commandés par la Société générale de Constructions Modernes, réalisés en 1909-1911.
[6] Accès commandés par la Compagnie du Métropolitain de Paris, sous la tutelle de la Ville de Paris, réalisés à partir de 1900.
[7] Immeuble de rapport, commandé par Alexandre Bigot, réalisé en 1900-1901.
[8] Hôtel particulier, commandé par Albert Noël, réalisé en 1906-1908.
[9] Hôtel particulier, commandé par la Comtesse de Montessuy, racheté par l’État italien en 1930, abritant depuis 1949 le lycée italien Leonardo da Vinci.
[10] Laurence Bassières, Op. cit, p. 143-146.
[11] Emile Bayard, Le Style moderne, Paris, Garnier Frères, 1919.
[12] Charles Fegdal, « Valeur historique et conservation de vestiges architecturaux et décoratifs de la période 1890-1910 (Art 1900) », Procès-Verbal de la séance du 26 février 1938 de la Commission du Vieux Paris, Paris, Archives du Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie.
[13] Ibid., p.1.
[14] Ibid., p.2.
[15] Ibid., p.2.
[16] Ibid., p.5.
[17] Ibid., p.5.
[18] Ibid., p.7.
[19] Ibid., p.8.
[20] Ibid., p.9.
[21] Ibid., p.9.
[22] Ibid., p.10.
[23] Ibid., p.10.
[24] Ibid., p.10.
[25] Ibid., p.10.
[26] Notes manuscrites de Charles Fegdal, 1938, Paris, Archives du Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie, Archives Fegdal.
[27] L’Hôtel Nozal, 52 rue du Ranelagh, 1900 ; le Castel Béranger, 14 rue La Fontaine ; l’immeuble Jassédé, 142 avenue de Versailles et 1 rue Lancret ; l’Hôtel Mezzara, 60 rue La Fontaine ; groupe d’immeubles rue Agar, Gros et La Fontaine ; l’Hôtel Deron-Levant, 8 Villa de La Réunion.
[28] Immeuble de rapport, 34 avenue de Wagram, commandé par la chaîne Logiluxe (appartements meublés loués au mois), réalisé en 1904, transformé en hôtel (Ceramic Hôtel) dans les années 1920 ; immeuble de rapport, 3 square Rapp, réalisé en 1900 ; immeuble de rapport, 29 avenue Rapp, réalisé en 1901.
[29] Immeuble de rapport, 29 boulevard de Courcelles, réalisé en 1902 ; hôtel d’Yvette Guilbert, 28 bis boulevard Berthier, réalisé en 1899-1900.
[30] Hôtel particulier par Albert et Louis Feine, 40 cours Albert-1er, commandé par René Lalique, réalisé en 1903-1904.
[31] Immeuble de rapport par Alexandre et Édouard Autant, commandé par Mme Balli, 14 rue d’Abbeville, réalisé en 1900-1901.
[32] Immeuble de rapport Les Chardons, 9 rue Claude-Chahu et 2 rue Eugène-Manuel, réalisé en 1903.
[33] Immeuble de rapport, 24 rue du Roi de Sicile, réalisé en 1896.
[34] Immeuble de rapport, 38 avenue Henri Martin, réalisé en 1893.
[35] Immeuble de rapport, 170 rue de la Convention, réalisé en 1900.
[36] Immeuble de rapport, 8 rue de Richelieu, réalisé en 1908.
[37] Immeuble de rapport, 125 avenue Mozart, réalisé en 1908.
[38] Hôtel particulier, réalisé en 1900.
[39] Cf. note 28.
[40] Louis Cheronnet, À Paris… vers 1900, Paris, Éditions des Chroniques du Jour, 1932.
[41] 9 place de la Madeleine, commandé par E. Scaliet, architecte De Gounevitch. Remodelage de la façade du restaurant en 1903 et réaménagement intérieur en 1904.
[42] 3 rue Royale, réaménagement intérieur en 1900.
[43] Probablement la salle de concert du 32 avenue de l’Opéra, dont la façade fait l’objet d’un inventaire photographique par Charles Lansiaux en 1919.
[44] Lettre autographe de Charles Fegdal à un membre de la Commission du Vieux Paris, 17 mars 1938, Paris, Archives du Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie de la Ville de Paris, Archives Fegdal.
[45] Avec Jourdain, Fegdal organise la rétrospective Jules Chéret au Salon d’Automne de 1933. Il se retrouve également avec lui au Comité de Patronage de la Société des artistes musicalistes. Avec Rambosson, Fegdal est membre du Comité du Prix Goncourt de la peinture ainsi que du Comité du jury du concours de l’Encouragement à l’Art et à l’industrie en 1934 au moment où Louis Bonnier en est le président. Ils se retrouvent aussi dans le jury des récompenses de l’Exposition de l’enseigne en 1935, à nouveau présidé par Louis Bonnier.
[46] Il est d’abord membre du Comité comme Rambosson tandis que Jourdain en est le président.
[47] Charles Fegdal, Essais critiques sur l’art moderne Paris, Librairie Stock, Delamain, Bouteau et Cie Libraires- Editeurs, 1927, Chapitre « De l’architecture moderne ».
[48] Charles Fegdal, « Valeur historique et conservation de vestiges architecturaux et décoratifs de la période 1890-1910 (Art 1900) », procès-Verbal de la séance du 26 février 1938 de la Commission du Vieux Paris, Paris, Archives du Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie, p.2.
[49] Ibid., p.2.
[50] Procès-Verbal de la séance du Comité de la Société des Architectes Modernes du lundi 16 mai 1938, Annecy, Archives Départementales de Haute-Savoie, Fonds Henri-Jacques Le Même, Dossier 142 J 3652.
[51] Emmanuel de Thubert, « De la protection de l’œuvre moderne », La Construction Moderne, 29 décembre 1935, p.266-273.
[52] Ibid.
[53] Adolphe Dervaux, « Classement par l’Etat d’édifices ou d’éléments de décorations modernes (peinture et sculpture), Bulletin de la Confédération des Travailleurs Intellectuels, janvier-mars 1931, p.170-171.
[54] Serge Hyb, « Ce cher vieux 1900 », Le Journal, 30 mars 1938, p.2.
[55] Pierre du Colombier, « L’apologie du style « nouille » », Candide, 7 avril 1938, p.7.
[56] « Pitié pour 1900 », Journal des débats politiques et littéraires, 5 septembre 1941, p.1.
[57] « Protection au titre des Monuments Historiques d’édifices contemporains », Procès-Verbal de la séance du 23 décembre 1963 de la Délégation Permanente de la Commission Supérieure des Monuments Historiques, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Dossier D/1/75/169-1.
[58] « Protection au titre des Monuments Historiques d’édifices contemporains », Procès-Verbal de la séance du 13 janvier 1964 de la Délégation Permanente de la Commission Supérieure des Monuments Historiques, Dossier D/1996/25/886-2.
[59] Au sujet des destructions des édifices d’Hector Guimard, voir Jean-Pierre Lyonnet, Guimard perdu, Histoire d’une méprise, Paris, Alternatives, 2003.
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