Alors que de nos jours le nombre de modèles de guéridons de bistrot en fonte s’est drastiquement réduit, au début du XXe siècle, on assiste à une floraison de modèles, dont certains de style Art nouveau, coulés par différentes fonderies françaises. Parmi ceux-ci, un modèle revient fréquemment en vente avec une attribution à Guimard.
Le piètement du guéridon est constitué de deux pièces en fonte : la base tripode, surmontée du fût ; chacune étant coulée dans un moule en trois parties (laissant les coutures visibles). Ces deux pièces sont assemblées par une tige centrale verticale qui maintient aussi à la partie supérieure le système d’accrochage du plateau. Ce dernier est habituellement en marbre ou en verre opaline (un verre nuancé teinté dans la masse) et cerclé de métal.
Sans le plateau, la hauteur est de 70 cm et le diamètre de 50 cm. Par sa forme générale, son caractère unitaire et son décor, le piètement du guéridon est indéniablement de style Art nouveau. Ses trois pieds démarrent par une courbe ascendante vers l’extérieur avant qu’une brusque inflexion ne les ramène au centre pour constituer un fût qui s’évase doucement avant de se resserrer à nouveau sous le plateau. Ces mouvements qui évoquent les formes végétales sont assez proches de certaines créations de l’École de Nancy et en particulier des sellettes d’Eugène Vallin. Cette connivence avec l’école naturaliste nancéienne est renforcée par la présence de feuilles de sagittaires qui se détachent des lignes principales et viennent s’appliquer sur les pieds et le fût à quatre reprises. Il nous semble cependant qu’il ne s’agit pas là d’un modèle créé par l’un des maîtres de l’École de Nancy, mais plutôt d’un produit inspiré par leur style comme l’ont été nombre de meubles et d’objets après le succès des nancéiens à l’Exposition Universelle de 1900. En tout cas, on est très éloigné du style de Guimard qui — à de rares exceptions près — n’intègre pas d’éléments naturalistes mais privilégie des arrangements harmoniques de courbes abstraites. Le seul modèle de guéridon en fonte créé par Guimard à la fonderie de Saint-Dizier (guéridon GA) est très différent de celui-ci.
Qui peut être le créateur de ce modèle Art nouveau ? Sauf hasard d’une découverte au détour d’une archive de fonderie, il est probable que nous ne le saurons jamais. À de rares exceptions près (dont celle notable de Guimard), les fonderies ont acheté leurs modèles de fontes d’ornement et d’usage à d’obscurs artistes industriels à qui l’on demandait de s’inspirer de la mode du moment, voire de contrefaire habilement le modèle d’une fonderie concurrente ayant du succès. Le nom même de la fonderie qui a coulé les pièces du piètement n’est pas mentionné, au détriment de celui du distributeur qui apparaît en relief sur les trois arcs joignant les pieds. La plupart des tirages du guéridon dont nous avons eu connaissance portent à ce niveau la marque « CHARLIONAIS/POURAILLY/LYON – TOULOUSE (DEPOSE)». Mais certains (ci-dessous) portent la marque « CHARLIONAIS/PANASIER/LYON-TOULOUSE (DEPOSE)».
Nous devons à notre correspondant Philippe Fumoux, distillateur à Vichy et collectionneur de guéridons de bistrot, quelques éclaircissements à ce sujet. La marque Charlionais est celle d’une maison de commerce, fournissant les hôtels, cafés et restaurants en porcelaines, cristaux, verrerie et orfèvrerie, ainsi qu’en mobiliers tels que guéridons et tables de terrasses. Ancienne maison E. Page et Cie, l’établissement J. Charlionais, L. Pourailly et Cie, 39 rue Franklin à Lyon (d’après un pyrogène publicitaire non daté) joue certainement le rôle d’éditeur de ces fournitures. Une lettre à son en-tête, datée de 1908, donne aussi une adresse à Toulouse (4 rue Bayard) où se trouvent des « ateliers de constructions métalliques ». C’est sans doute en ce lieu que sont réalisés les assemblages de certains produits. Il est probable que la maison Charlionais ait eu l’exclusivité de la distribution de ce modèle de guéridon. Toujours d’après Philippe Fumoux, cette marque « CHARLIONAIS » n’est pas rare sur les beaux modèles de guéridons du début du XXe siècle. On connaît aussi d’autres modèles portant la marque « BSGDG/CASTAGNE & J. CHARLIONAIS/LYON-TOULOUSE » ; ces changements dans la raison commerciale étant sans doute le reflet de successions ou de d’évolutions dans le capital de la société.
En consultant quelques archives de salles des ventes on retrouve facilement ces guéridons, parfois accompagné du pied de table conçu avec le même décor.
Ils sont constamment attribués à Guimard, au moins depuis la vente Sotheby’s du 6 juin 2003 (ci-dessus) qui proposait ce même guéridon Art nouveau et son pied de table (à droite de la photographie). Dans le même lot se trouvait aussi un autre pied de table « pseudo-Guimard » dont la provenance est tout autre (à gauche de la photographie, cf. notre article à ce sujet). La présence de ce dernier pied de table (de création récente), l’absence d’inscription sur la base du guéridon et le fait que les trois pièces aient été argentées de façon homogène, nous fait soupçonner un montage frauduleux en vue d’attribuer à Guimard l’ensemble des trois pièces.
Frédéric Descouturelle, avec la participation de Philippe Fumoux
Addenda le 29 novembre 2016
Un guéridon du même genre, marqué « CHARLIONAIS/POURAILLY ET CIE/TOULOUSE – LYON » a été mis en vente par la maison Rossini à Paris le 29 novembre 2106, sous le n° 114. Il était attribué à Guimard mais, après intervention de notre part, le commissaire-priseur et le cabinet d’expertise Amélie Marcilhac ont changé de bonne grâce l’attribution en « Travail français ».
Addenda le 2 juin 2018
Un guéridon et une table du même genre ont été mis en vente par la maison Blanchy-Lacombe à Bordeaux le 20 juin 2016 . Ils était attribués à Guimard mais, à notre demande, le commissaire-priseur a changé l’attribution en « Travail français de style Art nouveau ».
Addenda le 24 mars 2019
Une table du même modèle a été vendue sur eBay en mars 2019 pour du Guimard. Contacté, le vendeur a accepté de changer l’attribution pour « table Art nouveau ».
Addenda le 25 mai 2020
Un guéridon du même modèle a été présenté sur eBay en mai 2020 pour du Guimard. Contacté, le vendeur a remplacé son attribution à Guimard par « Guéridon tripode bistrot fonte Époque Art Nouveau école de Nancy ».
Addenda le 20 novembre 2024
Un guéridon du même modèle a été inclus dans le catalogue de vente en ligne de la maison de vente Boisseau-Pomez, Ivoire-Troyes prévue le 23 novembre 2024 sous le n° 1711, attribué à « Guimard pour Charlionnais-Panassier ».
Un simple mail de notre part a entraîné la modification de l’intitulé du lot qui a simplement été attribué à Charlionnais-Panassier.
Addenda le 07 décembre 2024
Deux guéridons du même modèles ont été mis en vente le 06 décembre 2024 par la maison Gros et Delettrez à l’hôtel Drouot, lot n° 17, avec la mention » Travail français 1900, fréquemment attribué à Hector GUIMARD (1867-1942) ». L’ambiguïté admirable de cette formulation consiste à laisser entendre que la fréquence de cette attribution est tout de même un signe qu’il y a bien un petit quelque chose qui la justifierait. Cette invention sémantique semble être une nouveauté dans le vocabulaire des ventes qu’il faut saluer. Elle fait songer à celle « traditionnellement utilisé pour » que des laboratoires pharmaceutiques attribuent à des médicaments inefficaces. Nous n’avons pas eu le temps d’intervenir avant la vente.
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