Une annonce parue sur eBay en août 2015 nous incite à commenter l’existence d’une catégorie de fontes qui sont souvent confondues avec celles de Guimard.
Le panneau de porte qui y est présenté fait partie d’une collection de fontes de style Art nouveau dont le premier catalogue est édité par la fonderie de Saint-Dizier en 1904. Mais, contrairement à ce qui est annoncé, il ne s’agit pas du panneau DL, mais du panneau DN qu’on retrouve à la planche 28.
Ce n’est pas la première fois que des fontes de cette collection sont vendues sous le nom de Guimard. La maison Sotheby’s dont on pourrait croire qu’elle agit habituellement avec sérieux, n’a pas hésité en 2006 à présenter deux panneaux proches du modèle DM sous le nom de Guimard.
Au début du XXe siècle, cette petite fonderie du département de la Haute-Marne a fait un effort considérable pour la diffusion du style Art Nouveau puisque, avant même d’éditer en 1908 un catalogue consacré aux fontes de Guimard, elle édite ce premier catalogue, celui des Nouvelles Créations. Il paraît en 1904, avec un temps de retard sur les grandes fonderies françaises qui ont sorti des modèles de style Art nouveau à partir de 1900-1901. Ce catalogue spécial est au format à l’italienne, 37,5 cm x 27,5 cm, et comporte 31 planches, numérotées de 1 à 31, imprimées recto seul avec des illustrations en gravure au trait. La reliure est faite par agrafage avec une couverture souple qui mentionne en caractères de style Art nouveau : « Société Anonyme/des/Fonderies de St-Dizier/Haute-Marne/Supplément à l’album/1904/Nouvelles Créations ». Elle est décorée d’un entrelacs dans le style Art nouveau franco-belge où s’insère un chardon qui, lui, fait plutôt penser au travail graphique du nancéien Henri Bergé.
En 1906, une seconde édition est publiée avec une augmentation de la pagination qui passe à 51 planches. Quelques une de ces planches supplémentaires sont consacrées à des déclinaisons de modèles déjà présents dans l’édition de 1904, mais la plupart d’entre elles font l’objet du développement d’une nouvelle gamme stylistique qui plagie les fontes du Val d’Osne tirées des modèles de l’architecte Jacques Hermant pour le magasin Aux Classes laborieuses (1900). Ici la feuille polylobée du marronnier a été remplacé par celle tout aussi polylobée de la vigne vierge. On y retrouve également les lignes dynamiques débordantes vers le haut et comme retenues latéralement par une embrasse (ci-dessous).
Comme le suggère la couverture, les Nouvelles Créations proposées sont de style Art nouveau. Cette mention apparaît d’ailleurs entre parenthèses à la suite du nom de la quasi-totalité des modèles reproduits. Quelques modèles non Art nouveau se sont pourtant glissés dans le catalogue : trois balcons néo-Louis XV (loyalement signalés comme tels) ainsi que trois modèles de croix encombrés de végétaux appartenant à ce qu’il est convenu à l’époque de désigner sous le nom de « style rustique ». Mais pour les autres modèles, cette qualification d’Art nouveau est le plus souvent justifiée. Toutefois, comme sur les autres catalogues de fontes ornementales présentant des modèles de ce style, on observe toute une gradation entre la fonte ornementale traditionnelle et celle qu’on pourrait qualifier pleinement d’Art nouveau, quoique nos critères de jugement reposent sur une vision historique et élargie que n’ont pas les acteurs de l’époque. Dans certains cas, la simple présence d’un motif végétal comme le houx, le chêne, l’iris ou le chardon se développant avec une apparente liberté et généralement plaqué sur une grille orthogonale classique, a suffi au fondeur pour ranger le modèle dans cette catégorie.
Contrairement à la plupart des modèles des autres fondeurs où les lignes dynamiques restent toujours confrontées à des lignes verticales et horizontales, sur certains modèles des Nouvelles Créations (les balcons BS et BT) l’espace est rempli par de souples lignes zigzagantes auxquelles s’associe un motif végétal quelque peu raide (une tige de marguerite).
Dans d’autre cas, la plante (un arum), est bel et bien plastiquement intégrée à la composition.
Enfin, deux gammes stylistiques osent l’abstraction, même si les lignes orthogonales réapparaissent à cette occasion.
Parmi les autres modèles des Nouvelles Créations on relève aussi une gamme de balcons où le dessin est presque entièrement composé de courbes linéaires. Le travail du fer forgé est ici imité d’une façon tout à fait spécifique puisque le modelage simule des fers plats dont les extrémités seraient repliées avant d’être assemblées par un rivetage bien visible.
Il s’agit là de l’évocation de la façon sophistiquée dont le bruxellois Victor Horta traite ses ferronneries depuis ses premières constructions dans le style Art nouveau (à partir de 1893). Sa manière sera copiée par de nombreux architectes bruxellois. L’existence de cette gamme stylistique montre que son dessinateur est bien au fait des tendances modernes, y compris à l’étranger.
Les fontes des Nouvelles Créations ne sont pas rares, surtout dans l’Est de la France et en région parisienne. On en trouve sur de nombreuses maisons dues à de simples entrepreneurs, mais aussi sur des immeubles dus à des architectes confirmés qui voient dans ce répertoire un complément idéal à la mise au goût du jour de leurs bâtiments. Leur adresse la plus prestigieuse est sans aucun doute l’extravagant immeuble de rapport construit en 1905 par Alfred Wagon, dans le XVe arrondissement parisien, à l’angle de l’avenue Félix Faure et de la rue de l’Église. Outre les balcons BO/BP, il utilise largement le grand balcon CP (aux arums) et sa version E qui est galbée. Le théâtre de Saint-Dizier (1906) arborera aussi ce modèle galbé pour sa grande balustrade en façade ajoutée ultérieurement.
Le bon succès de vente des modèles issus du catalogue des Nouvelles Créations va inciter la fonderie à poursuivre son effort dans le style moderne par l’édition du corpus personnel de Guimard, dont le catalogue ne sortira qu’à partir de 1908. Collaborant avec l’architecte depuis 1901 (fontes de la Salle Humbert de Romans) le directeur de la fonderie, Albert Thomas, a sans doute l’espoir que son talent lui évitera les faux pas en matière de bon goût et que sa notoriété rejaillira sur l’entreprise, alors trop peu connue.
Alors que Guimard n’a pas participé à l’élaboration des modèles des Nouvelles créations, son style de modelage a visiblement inspiré les artistes industriels qui les ont dessinés. Ils ont donné à leurs modèles un caractère plastique mettant en valeur la technique de moulage de la fonte, caractère qui fait défaut à pratiquement toutes les autres fontes ornementales du commerce. En effet, la gamme des balcons BO et BP se rapproche nettement du style de Guimard ; à cette différence près qu’ici, le talent et une certaine extravagance qui président à la composition ont pour but premier de remplir un espace donné, mais que fait défaut le génie de Guimard dont les créations donnent l’impression de se développer en dehors de toute contrainte spatiale.
Toujours sur ces balcons BO et BP, on décèle aussi un détail qui est un emprunt manifeste à Guimard. Il s’agit de la terminaison supérieure des « flammes » des balustrades des entourages découverts du métro, placés de part et d’autre des écussons. Chez Guimard, il s’agit d’un fer en « U » dont l’extrémité a été découpée et repliée. Sur les balcons BP/BO ce traitement d’un fer industriel s’est trouvé traduit en modelé. Ce détail est peut-être un indice de l’origine parisienne des artistes industriels qui ont fourni les modèles du catalogue des Nouvelles créations.
Ce motif est réutilisé à plusieurs reprises sur plusieurs autres modèles de balcons ou encore aux extrémités de cette ancre de bâtiment.
Le même panneau DN, ou si ce n’est lui c’est donc son frère, est réapparu dans le catalogue d’une vente publique programmée à Vannes le 2 juillet 2016. Comme il était à nouveau attribué à Guimard, nous avons aussitôt averti le commissaire-priseur de sa méprise. Et de fait, deux jours plus tard, le même panneau DN (agrémenté d’images de la couverture et d’une planche du catalogue des Nouvelles Créations de Saint-Dizier prélevées sur notre site) n’était plus que « dans le goût de Guimard ». Cette expression qui peut paraître encore trop ambiguë ne doit pas tromper l’amateur. En idiome des salles des ventes « dans le goût de Untel » signifie « n’est pas du tout de Untel, mais y ressemble un peu ». L’estimation avait, du coup, quelque peu chu.
Une paire de panneaux DM (cf. la 2e photo en début d’article) a été attribuée à Guimard sur le catalogue en ligne de la vente prévue le 1er décembre 2020 par la maison Millon à Paris, hôtel Drouot. Après un rapide échange de mail, la maison Millon a modifié le jour même son catalogue en nous remerciant de notre intervention et a correctement attribué les panneaux à la Fonderie de Saint-Dizier, collection des « Nouvelles créations ».
Frédéric Descouturelle
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