Nous avons déjà mentionné ce type d’horloges suspendues, dite « horloges boulangères », lors du commentaire de la vente Sotheby’s Paris du 16 février 2013, qui en présentait une. Attribuée à Guimard, elle s’était vendue 10 000 €, prix sans doute le plus élevé obtenu pour l’une de ces horloges. Nous avions alors la conviction qu’elle n’était pas de Guimard.
Quelques recherches qui se sont étalées sur plusieurs années nous permettent à présent de mieux cerner ces objets. En observant les exemplaires attribués à Guimard on peut les répartir facilement en deux catégories : les grands modèles à boîtier métallique et les petits modèles à boîtier en faïence.
Quoique parfois différents entre eux, les exemplaires que nous connaissons possèdent un certain nombre d’éléments communs, propres aux horloges boulangères, qui leur donnent un air de famille. Leurs chaînes ont des maillons semblables faisant alterner un maillon rond et un maillon plat rectangulaire festonné. Au centre de cette chaîne un grand maillon central ou un motif néo-Louis XV sert à la fixation murale.
Les extrémités de la chaîne s’insèrent sur des éléments décoratifs en bronze doré. Ces éléments latéraux, symétriques entre eux, sont complétés par un élément apical et un élément basal, et sont fixés sur un boîtier d’horloge. Les cadrans en métal émaillé ont toujours des chiffres arabes et sur la plupart des exemplaires les aiguilles sont semblables ou proches.
Parmi ces grands modèles (hauteur 45 ou 47 cm, largeur 38 cm) on trouve des baromètres, conçus pour faire pendant aux l’horloge. Ils ont une profondeur moindre que celles des horloges.
Tous les grands modèles sont montés sur des boîtiers d’horloge en cuivre affectant la forme d’un simple cylindre.
À la suite d’une probable erreur de remontage, l’un des exemplaires que nous connaissons a ses éléments décoratifs métalliques du haut et du bas inversés par rapport aux autres. Tous les cadrans (à l’exception de l’un d’entre eux qui a été refait) ont un décor identique avec une couronne de petites feuilles se mêlant aux points des minutes et possèdent des chiffres semblables. Certains présentent des inscriptions comme « PARDIEU/Agen », « G. CUSPINERA/BARCELONA » et « À LA GERBE d’OR/A. Simonin/Grenoble » qui sont des noms de bijoutiers-horlogers revendeurs. Dans ce dernier cas, la raison sociale « À LA GERBE d’OR » n’est pas comme on pourrait le croire celle d’une boulangerie, mais celle d’une chaîne de magasins de bijouteries implantés dans de nombreuses villes françaises et dont la maison principale est à Paris, rue de Rivoli. On voit aussi que leur exportation s’est faite jusqu’en Catalogne, terre favorable à l’Art nouveau comme on le sait.
Les quatre décors métalliques des petits modèles (largeur environ 27 cm, hauteur environ 34 cm) sont entièrement différents de ceux des grands modèles. Ils sont toujours montés sur un boîtier en faïence rond et bombé présentant une découpe à l’avant pour le cadran et une autre à l’arrière pour le passage du mécanisme. Ces boîtiers sont des commandes spéciales passées auprès d’un céramiste. L’un des exemplaires connus appartenait à la collection de la Macklowe Gallery à New York (2004). Sa notice donnait comme provenance du boîtier la faïencerie Keller & Guérin, grande manufacture de céramique artistique de Lunéville, près de Nancy. Un autre exemplaire s’est vendu chez Ader à l’hôtel Drouot le 14 juin 2013.
Plus récemment, un petit modèle à la faïence identique à celui de la Macklowe Gallery est passé en vente à Drouot.
Il est bien évident que les attributions à Guimard qui ont fleuri à propos de ces horloges ne se sont fondées que sur l’aspect des éléments décoratifs fixés sur les boîtiers. Sans eux, l’objet perd tout caractère Art nouveau car rien, ni dans le décor à motif de petites feuilles du cadran, ni dans le dessin des chiffres, ni dans la forme des aiguilles n’indique une participation de Guimard à sa conception. Seules les faïences à décor floral des petits modèles attestent une influence Art nouveau, dans la mouvance de l’École de Nancy.
En revanche, les formes complexes des décors métalliques, asymétriques, mouvants et continus, ont une réelle élégance et sont visiblement inspirées par le style de Guimard. Mais elles présentent néanmoins un aspect plus naturaliste, évoquant plutôt des branchages entrecroisés, s’éloignant des motifs décoratifs de Guimard à toutes les étapes de son évolution stylistique.
Et surtout, il n’est pas dans l’habitude de Guimard d’ajouter des éléments adventices de son cru à des objets manufacturés déjà porteurs de leur propre décor. Ses créations sont toujours une reconstruction complète de l’objet à concevoir.
Lors d’une vente à Drouot d’une semblable horloge dans les années 1990, la légende faisait état de la présence de ce type d’horloge au sein des pavillons du métro construits par Guimard ou au sein d’autres stations de métro. S’il est vraisemblable que la CMP ait installé des horloges dans ses salles de guichets, on imagine mal qu’elle ait disposé des modèles artistiques aussi faciles à subtiliser. Jusqu’ici aucune allusion à de semblables horloges n’a pu être retrouvée dans les archives de la RATP, ni aucune photographie ancienne prouvant leur présence dans le métro. Tout en mentionnant bien dans ses notices que l’objet est « d’après Guimard » la maison de vente Ader a continué à colporter cette légende en affirmant : « Selon plusieurs documents écrits, des versions identiques de cette pendule réalisées en très grand format, auraient figuré dans le Métro parisien au début du XXe siècle. » (ventes du 14 décembre 2011, du 25 mai 2012 et du 14 juin 2013). Et pour mieux encore accréditer cette filiation, les photographies détourées de l’horloge et du baromètre de la vente du 14 décembre 2011 sont superposées à des reproductions tirées de l’album du Castel Béranger. Une seule maison de vente — Christie’s — a mentionné que l’horloge était « d’après Guimard » pour la vente du 11 février 2003 à Londres en indiquant « after a design by Hector Guimard ». Mais lors de sa vente du 29 octobre 2009 à Londres, Christie’s oubliait cette précaution et redonnait pleinement l’attribution à Guimard. Le petit modèle vendu par Leclère à Drouot en janvier 2017 affichait un plus prudent « Guimard dans le goût ». Faut-il y voir l’effet de la première version de cet article sur notre site ?
L’un de nos correspondants en Belgique, M. Jean-Luc Delval, nous a éclairé sur la démarche du constructeur de ces horloges en nous fournissant ces photos recto et verso d’une horloge petit modèle au décor différent :
On remarque tout de suite la parenté de construction de cette horloge avec celles en pseudo « Guimard » qui nous préoccupent. Et l’on comprend que le fabricant ne s’est évidemment pas limité au style Art nouveau. Il a aussi assemblé des horloges dans d’autres styles. Celle-ci, néo-baroque, nous rappelle la présence sur certaines horloges de style Art nouveau du motif néo-Louis XV de la fixation murale.
Malheureusement, le logo gravé au revers du mécanisme ne nous donnait pas d’indication précise quant à sa provenance et la faïence ne portait pas non plus de marque.
En réalité, ces horloges boulangères de divers styles ont été bien plus nombreuses que celles de style Art nouveau. On en retrouve sans difficulté sur Internet, provenant du même fabricant, comme celle-ci (invendue sur eBay à 380 € le 29 septembre 2013) qui présente le même boîtier en faïence que celle de la vente Ader, Paris, du 14 juin 2013,
ou celle-ci dont le boîtier en faïence est octogonal.
D’autres fabricants ont produit des horloges boulangères dans la même veine, souvent moins luxueuses. Mais ce n’est que très récemment, grâce à d’autres correspondants qui nous ont envoyé des photos, que nous avons enfin pu identifier leur principal producteur.
Tout d’abord, l’une de nos correspondantes nous a envoyé une vue rapprochée du mécanisme de son horloge.
Le logo gravé était le même que celui de l’horloge de M. Delval.
Nous avons alors interrogé Michael Schrader, l’un de nos adhérents allemands, qui est collectionneur de pendules art nouveau. Il a tout de suite identifié la marque comme étant celle du fabricant de mécanismes Eugène Farcot (1850-1896) qui avait sa société rue des Trois-Bornes à Paris.
Très connu à la fin du XIXe siècle, Farcot avait exposé de monumentales horloges à pendule aux expositions de 1878 et 1889. Mais qu’il soit le fabricant des mécanismes ne signifiait pas qu’il était aussi le concepteur et l’assembleur de ces horloges boulangères. Cependant, Michael Schrader a pu rapidement découvrir qu’il existait des cartels montés sur faïence qui portaient la marque Farcot.
De plus, ces cartels avaient le même cadran bien reconnaissable que celui de l’horloge boulangère vue plus haut. Il s’agissait donc bien d’une horloge assemblée et vendue par Farcot.
Mieux encore, cette publicité de Wandenberg, gendre et successeur de Farcot, mentionne bien des « faïences montées » et des « cartels à chaînes ».
L’illustration de la publicité montre d’ailleurs une horloge de cheminée qui est une faïence montée, équivalente à cette horloge.
À chaque fois, le bronze supérieur est identique et se retrouve sur plusieurs modèles de ces horloges boulangères.
Nous ne saurons sans doute jamais qui était le fondeur qui fournissait Farcot pour les bronzes, y compris les bronzes en « genre Guimard ».
En revanche, nous avons pu retrouver le fabricant des faïences grâce à un cinquième correspondant, M. Philippe Michaud, qui ayant démonté son horloge boulangère…
… a pu photographier à l’intérieur de la faïence la marque du céramiste.
Il s’agit de la société Hippolyte Boulenger à Choisy-le-Roi, grosse entreprise de céramique industrielle et artistique qui a notamment fourni les carreaux biseautés du métro. L’attribution à Keller & Guérin de la faïence de l’exemplaire de la Macklowe Gallery est donc sans fondement.
L’idée que l’expression « horloge boulangère » ait dérivé du nom du céramiste Boulenger vient alors immédiatement à l’esprit. L’hypothèse est séduisante mais cependant, nous ne croyons pas qu’elle soit exacte. Dans ses publicités, la maison Farcot utilise le terme de « cartels à chaîne » et non celui « d’horloges boulangères » et ne met pas en avant le nom du céramiste qui reste bien caché à l’intérieur. Au contraire, elle n’hésite pas à faire apposer sa propre marque sur certains cadrans en faïence. Elle n’est donc sans doute pas à l’origine de l’expression « d’horloge boulengère » qui se serait transformée en « horloge boulangère ». Quant au public, il n’avait pas les moyens d’identifier le nom du céramiste. Une autre hypothèse voudrait que ce type d’horloges ait été utilisé dans des commerces et préférentiellement des boulangeries. Si ces horloges, assez délicates et mieux à leur place dans un salon, ont effectivement pu être placées aux murs de certaines boutiques, il n’y a pas de raison qu’elles aient été spécifiques des boulangeries.
L’origine de ces horloges Farcot ayant été établie, il n’y a plus aucune raison de lire des notices de vente fantaisistes les présentant comme étant « de Guimard », « d’après Guimard » ou « dans le goût de Guimard ». Il s’agit tout simplement d’horloges Farcot de style Art nouveau.
Frédéric Descouturelle
Un grand merci à tous nos correspondants sans qui il n’aurait pas été possible de progresser.
Bien conscient qu’on ne change que progressivement des habitudes d’attribution, depuis la publication de cet article nous intervenons de temps à autres auprès des maisons de vente qui attribuent encore ce type d’horloge à Guimard.
Les attributions ont été modifiées de bonne grâce
– oralement à la vente de la maison Leclere à Drouot le 20 janvier 2017 (lot 12).
– sur le catalogue en ligne de la vente de la maison Bournier & Ardennes Enchères à Charleville-Mézières le 23 juin 2018 (lot 108).
Nous ne sommes pas intervenu auprès de la maison de ventes Debaecker & Richmond à Saint-Martin-Boulogne dans le Pas de Calais. Lors de la vente du 12 octobre 2019, au n° 158, ils proposaient une horloge Farcot « dans le style de Guimard » mais — le manque d’imagination étant sans limite — l’intitulaient « Pendule Art Nouveau Castel Béranger »…
D’autres annonces postérieures à la rédaction de l’article nous permettent de mieux décrire ces horloges.
En novembre 2020, un grand modèle en version baromètre, semblable à celui que nous présentons en début d’article, a été mis en vente sur eBay.
Prudemment intitulé « BAROMETRE ANEROIDE BRONZE Selon inspiration HECTOR GUIMARD Art nouveau », il était présenté avec de nombreuses photos où notre attention a été attirée par un détail que nous avions négligé : le lettrage de style Art nouveau qui est employé pour tous les cadrans décorés de petits feuillages, quel que soit le nom du revendeur mentionné sur ces cadrans (Cie des Bronzes/Lille, PARDIEU/Agen, G. CUSPINERA/BARCELONA, À LA GERBE d’OR/A. Simonin/Grenoble). Il est donc probable que tous ces cadrans, y compris ceux destinés à des revendeurs, sont émaillés à la demande par la maison Farcot (ou son fournisseur) dès leur commande. Dans ces lettrages qui paraissent mêler plusieurs sources, on voit que seuls certains « E » semblent inspirés de ceux qu’on voit sur les enseignes « METROPOLITAIN » en lave émaillée. Les autres lettres sont plus « ramollies ».
Les photos accompagnant ce baromètre montraient également la fixation des décors en bronzes sur le boitier en cuivre.
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