En septembre 2013, une paire de boîtiers et poignées de crémones (sans gâche haute ou basse et sans guide de tringle) s’est vendue sur eBay sous l’intitulé « Paire de poignées Art Nouveau en bronze argenté attribué à Hector Guimard (Van de Velde) ». Cette référence à Henry Van de Velde ayant simplement été placée là pour attirer l’attention d’un public plus international, la question de l’attribution à Hector Guimard se posait immédiatement. On ne connaissait aucun exemplaire de ces crémones dans l’une ou l’autre de ses constructions, mais la découverte d’un nouveau modèle est toujours envisageable.
La plupart des connaisseurs de Guimard avaient bien noté une certaine similitude entre ces objets et son style, mais avaient cependant été rebutés par l’aspect un peu trop naturaliste du boîtier dont les extrémités évoquent des feuilles ou des flammes. Néanmoins, l’attribution à Guimard n’était pas impossible pour autant car, en de rares occasions, il a placé dans ses compositions des détails directement tirés de la nature. Et dans le cas de ces crémones, il était intéressant d’observer l’accent mis sur le rendu du travail manuel de la matière, rappelant celui réservé aux boutons de porte en porcelaine créés pour l’aménagement du Castel Béranger et largement utilisés par Guimard par la suite. En effet, à bien y regarder, la poignée de crémone semble avoir été grossièrement pétrie, comme si des lamelles d’argile avaient été pressées et tournées sur elles-mêmes par la main du modeleur.
Les extrémités du boîtier relèvent du même type de travail : leur matière semble avoir été étirée et tournée.
Quant au boîtier, sa masse centrale, lisse et bombée comme un noyau, semble avoir été découverte sous une épaisseur d’argile qu’on aurait retroussée à ses quatre coins.
Mais ce seul aspect visuel n’aurait pas été suffisant pour leur accorder une attribution à Guimard, si n’avait existé l’image d’un lot vendu par Sotheby’s New-York en 2005. Ce lot comprenait deux béquilles, ainsi que quatre poignées de crémones identiques à celles de l’annonce d’eBay, deux de couleur rougeâtre (sans doute en cuivre) et deux ayant la couleur du bronze ou du laiton. On comprenait immédiatement que les béquilles étaient la version « longue » des poignées de crémones.
Ces six objets étaient alors attribués à Guimard par l’expert de la vente, ce qui n’offrait pas une grande garantie. Mais quelques années plus tard, cette attribution se voyait confirmée par l’entrée dans les collections du musée d’Orsay d’une paire de béquilles identiques provenant de la donation Josette Rispal-Lejeune en 2008. Le musée d’Orsay mettait en ligne leurs photographies et leur notice les donnait bien comme étant de Guimard, sans toutefois y joindre de donnée bibliographique. Compte tenu de ces informations, l’attribution à Guimard des crémones vendues sur eBay ne semblait donc guère faire de doute.
De plus, le vendeur d’eBay précisait que ses crémones portent la marque « FT » qu’il donnait pour être celle de la fonderie Thiébault (ou plutôt Thiébaut) fonderie d’art parisienne essentiellement active dans la seconde moitié du XIXe siècle. En réalité, la marque « FT » est celle de la Maison Fontaine, 181 rue Saint-Honoré à Paris, spécialisée dans la serrurerie d’art. Cette marque avait été acquise de la maison Fromentin lors du rachat de son fonds.
Et l’album Le Castel Béranger établit bien que c’est à la Maison Fontaine que Guimard a confié l’édition de la totalité de la quincaillerie du Castel Béranger, dont les décors de serrure, les boutons des portes palières et les béquilles. On pouvait donc imaginer que Guimard était resté fidèle à Fontaine pour ce modèle de crémone.
Et pourtant, en consultant plusieurs documents anciens et en se rendant au sein du ravissant musée Fontaine à Paris on se convainc très vite du contraire.
Le premier de ces documents est un catalogue de la Maison Fontaine, édité en août 1900 (sans doute à l’occasion de l’Exposition universelle) intitulé Serrures décoratives/Styles anciens/essais modernes. Il présente une large sélection de planches photographiques où les noms de certains des collaborateurs de la Maison Fontaine sont mentionnés.
Le second document est un portfolio, édité par la Maison Fontaine à une date inconnue (probablement autour de 1900). Plutôt qu’un document commercial, il s’agit d’une publication de prestige présentant certaines des plus belles créations de la maison.
Enfin des albums conservés au sein du musée Fontaine ont une fonction plus clairement commerciale. Ils présentent les articles, classés par types de produits, avec leur numéro et leurs dimensions mais sans le nom de leur auteur ni leur date de création.
En effet, dès la première page illustrée (pl. 100) du catalogue d’août 1900, l’attribution à Guimard des crémones et des béquilles tombe au profit d’Eriksson qui est crédité d’une espagnolette (n° 187, pl. 100), d’un bouton (n° 616, pl. 100) et d’une serrure (n° 214, pl. 100). Cependant plusieurs autres articles du catalogue auxquels son nom n’est pas accolé peuvent lui être facilement attribués.
À la planche 317, on retrouve la fameuse crémone (n° 230) présentée avec sa gâche supérieure, son guide de tringle supérieur semblable aux extrémités du boîtier de l’espagnolette, ainsi que son guide de tringle intermédiaire, reprenant le motif des extrémités du boîtier et identique au guide de tringle de l’espagnolette.
Toujours par analogie des motifs, on peut encore attribuer à Eriksson : un verrou (n° 178, pl. 100) ; une targette (n° ?, pl. 100) ;
des paumelles (n° 186 et 186 bis, pl. 100 et 427) ; les décors en métal d’une étagère (n° 704, pl. 100) ; une serrure à entre-deux (n° 277, pl. 585) ;
ainsi que la béquille dont il a été question plus haut. Celle-ci est en fait éditée en trois largeurs : 120 mm (n° 125), 130 mm (n° ?) qui est celle du musée d’Orsay) et 142 mm (n° 314).
Dans le catalogue Fontaine d’août 1900, on retrouve aussi les noms de Tony Selmersheim pour des articles encore peu modernes et d’Alexandre Charpentier qui insère des bas-reliefs figuratifs (tels qu’il en crée dans son métier initial de médailliste) sur des surfaces strictement rectangulaires ou octogonales. Enfin, il est question de « M. Guimard Architecte » qui n’est crédité dans ce catalogue que d’un décor de serrure (n° 276, pl. 585), celui du Castel Béranger. Sur la même planche 585, un autre ensemble de décor de serrure (n° 244) est reproduit sans mention d’auteur mais est facilement identifiable grâce à la similitude de ses pattes avec les motifs de la targette d’Eriksson. Sa construction est identique à celle du n° 276 de Guimard, avec un simple coffre et une simple gâche parallélépipédiques ne recevant d’autres décors que le cache-entrée et des pattes qui maintiennent l’ensemble gâche et coffre à ses quatre coins.
Guimard a opté pour un modelage assez simple et franc des éléments où on devine l’empreinte du pouce du modeleur, alors qu’Eriksson est resté fidèle à un travail décoratif plus fouillé.
Si dans le portfolio Fontaine (document de prestige et non de commerce), une planche entière est consacrée aux créations de Guimard pour le Castel Béranger, ses modèles ne figurent pas dans les albums du musée Fontaine et ne sont pas conservées dans les collections de la maison Fontaine. Il est donc probable qu’en dehors de la serrure, Guimard qui les avait déjà publiés en 1898 au sein de l’Album du Castel Béranger, a souhaité en garder l’exclusivité.
Mais qui est cet Eriksson qui semble avoir laissé si peu de traces dans l’art décoratif français ? Il s’agit du sculpteur Suédois Christian Eriksson (Taresud, 1858 — Stockholm, 1935) célèbre en son pays et qui a eu une formation internationale. De neuf ans plus âgé que Guimard, il a fréquenté les mêmes écoles d’art parisiennes que lui, au cours des mêmes années. Notre correspondant suisse Michel Langenstein nous a fourni une notice biographique provenant du catalogue publié en 2008 par The Dansk Museum of Art & Design à Copenhague. Elle enrichit notablement celle du Isabella Stewart Gardner Museum de Boston. Nous puisons aussi des informations dans sa notice Wikipédia publié en suédois.
Christian Eriksson nait à Taresud dans le comté du Värmland en Suède, dans un environnement consacré à l’agriculture et au travail du bois. Encore enfant, il travaille avec son père, l’ébéniste Erik Olson et son frère Elis Eriksson qui deviendra ébéniste. Jeune homme, il est apprenti chez un ornemaniste à Stockholm, tout en fréquentant une école technique. De 1877 à 1883, il travaille comme dessinateur et maquettiste de meubles dans une manufacture à Hambourg où il suit également les cours d’une école d’artisanat et de design. En 1883, il voyage, travaillant dans différents ateliers en Rhénanie pour aboutir à Paris où il s’inscrit à l’École des Arts décoratifs, puis à l’École des Beaux-Arts en 1884, dans l’atelier du sculpteur Alexandre Falguière. En 1886, il fait ses débuts au Salon et se fait connaître en 1888 avec la sculpture Le Martyr qui lui vaut une médaille et une bourse. Il reçoit aussi des commandes de mobilier, construit une maison à Taresud, la ville de son enfance, tout en voyageant souvent entre Paris et le Värmland de 1894 (date de son mariage avec la française Jeanne Tramcourt) à 1898, pour finalement s’installer à Stockholm. En 1902, il aborde pour la première fois le thème de la culture sami avec la sculpture Le Lapon.
De 1903 à 1908, il est chargé du décor de la façade du Théâtre Dramatique Royal de Stockholm.
Ayant ainsi connu les premières années de l’Art nouveau français, pratiquant la sculpture monumentale aussi bien que décorative avec des vases et coupes en bronze et en argent de petite taille, il n’a donc pas dédaigné offrir son concours aux industriels d’art, notamment par cette importante collaboration aux « essais modernes » de la Maison Fontaine. Le style figuratif qui lui est plus habituel, apparaît sur plusieurs pièces de quincaillerie, comme la serrure n° 214.
La figure féminine qui semble épier à travers l’entrée de serrure lui vaut son nom La Curiosité et la rattache au courant symboliste tardif, à l’instar de la poignée de porte – boîte aux lettres La Renommée modelée par Victor Prouvé pour la porte de la maison du menuisier nancéien Eugène Vallin en 1895.
Signe de son importance, elle occupe une planche du portfolio Fontaine.
On retrouve la partie droite de la serrure, avec la béquille, sur les portes de deux des trois salons créés par le nancéien Louis Majorelle pour le Café de Paris (41 avenue de l’Opéra) en 1898, ce qui permet de mieux situer sa date de création. L’année suivante, lorsqu’Henri Sauvage se verra confier l’aménagement de deux salons supplémentaires, il utilisera des serrures plus banales et moins bien intégrées à la menuiserie.
À l’Exposition universelle de 1900, cette serrure n° 214, La Curiosité, est présentée avec le bouton de porte n° 616 (Femme se coiffant) par la Maison Fontaine, en compagnie d’œuvres figuratives de Gustave Michel et de Louis Bigaux. Le musée d’Art et du Design de Copenhague possède une version en argent de ce bouton de porte.
La poignée de l’espagnolette n° 187 est assez étonnante. Vue de loin, elle n’est pas sans rappeler l’extrémité d’un os et par là même les sarcasmes du critique d’art Arsène Alexandre dans le Figaro du 1er septembre 1900, assurant que la « nouille [s’était] compromise avec l’os de mouton pour composer ce que l’on a appelé du nom générique, et bizarre, d’art nouveau ».
Mais en examinant de plus près son extrémité on s’aperçoit qu’il s’agit d’un petit personnage qui semble peser de tout son poids pour la maintenir fermée.
En revanche, les paumelles, le verrou, la crémone et les guides de tringles de l’espagnolette sont plus proches du courant naturaliste de l’Art nouveau par leur évocation de feuilles enroulées.
Mais comme nous l’avons signalé plus haut, les détails de la poignée de crémone et de la béquille introduisent une manière toute nouvelle qui privilégie le rendu du geste du modeleur en n’hésitant pas à exhiber un aspect volontairement non fini. Il existe là un vrai parallélisme avec le travail des premières années de Guimard dont le modelage revêt un aspect « chiffonné » et quelque peu sauvage avant qu’il ne le fasse assez rapidement évoluer en privilégiant l’harmonie des lignes et l’élégance de la composition.
Enfin, signalons, grâce à notre correspondant allemand Michael Schrader, qui nous l’a opportunément rappelé, la présence de crémones d’Eriksson aux fenêtres de la très belle salle des fêtes de la mairie d’Euville en Meuse, décorée (ou plutôt revêtue intérieurement) en 1907 par Eugène Vallin. Auteur de plusieurs modèles de quincaillerie destinés à garnir ses menuiseries et ses meubles, Vallin ne possédait pas de modèle de crémone à lui. Aussi avait-il recours dans ce cas aux catalogues des fabricants parisiens.
Frédéric Descouturelle
avec la collaboration de Dominique Magdelaine et d’Olivier Pons.
Un grand merci aux collectionneurs qui nous ont permis de reproduire leurs objets et apporté des informations, ainsi qu’à Mme Christine Soulier, Responsable Serrurerie Décorative de la Maison Fontaine.
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