Après avoir évoqué l’exposition Vallin qui s’est tenue à la villa La Garenne à Liverdun pendant l’été 2022, nous débutons une série de trois articles montrant quelques influences réciproques entre les artistes de l’École de Nancy et ceux de l’Art nouveau parisien, en nous concentrant sur l’architecture.
L’histoire des interactions entre le style naturaliste de l’École de Nancy et les styles plus linéaires de l’Art nouveau parisien et de l’Art nouveau belge a déjà été en grande partie étudiée[1]. Elle est faite d’allers-et-retours entre les angles de ce triangle isocèle, angles distants de 320 km. Si les bruxellois ont eu l’initiative en matière d’architecture, il est exact que les nancéiens se sont précocement illustrés dans les arts décoratifs par la qualité et le volume de leur production. Les relations entre ces trois foyers de création étaient cependant dissymétriques, reproduisant aussi la force économique et politique de chacun de ces pôles, car si la réussite locale était possible à Nancy et plus encore à Bruxelles, la reconnaissance et le passage à une dimension financière supérieure passait alors par Paris. Le bruxellois Henry Van de Velde et les nancéiens Émile Gallé et Louis Majorelle l’avaient parfaitement compris puisqu’ils s’y étaient implantés aussi rapidement qu’ils l’avaient pu. Si la greffe n’a pas pris pour Van de Velde, contraint de s’exiler en Allemagne, elle a réussi sur le plan commercial pour Gallé, aidé par ses relations mondaines et littéraires avec le milieu intellectuel parisien et plus encore pour Majorelle grâce à ses relations amicales et professionnelles nouées lors de son passage à l’École des Beaux-Arts de Paris. C’est également à l’ENBA de Paris qu’ont été formés les nancéiens Victor Prouvé et Jacques Gruber, avant qu’ils ne s’illustrent dans le domaine de l’art décoratif. Quant à Camille Gauthier, l’un des plus brillants représentants de la seconde génération de l’École de Nancy, il a été élève de l’École nationale des arts décoratifs à Paris à partir de 1891 avant d’être embauché chez Majorelle en 1893. La question de cette formation professionnelle était d’ailleurs âprement débattue à Nancy, où malgré la transformation progressive, mais fort lente, d’une école municipale de dessin en une véritable école des beaux-arts, la nouvelle génération des architectes nancéiens, celle qui a été active dans les années 1900, s’est faite à l’École nationale des Beaux-Arts de Paris où elle a bien souvent conservé des relations. Ces architectes en retiraient un prestige que n’avaient pas leurs devanciers, formés au sein des cabinets d’architectes installés et à l’École Professionnelle de l’Est.
L’influence nancéienne chez Guimard
Connu à Paris à partir de l’Exposition universelle de 1878, célèbre à partir de l’exposition La Pierre, le Bois, la Terre, le Verre organisée par l’Union Centrale des Arts décoratifs en 1884, et enfin sacré à l’Exposition Universelle de 1889, Émile Gallé a largement contribué à une utilisation renouvelée de la plante par les arts décoratifs. Il faut en partie mettre au crédit de cette influence les nombreuses représentations florales que l’on va ensuite trouver dans l’Art nouveau parisien, par exemple chez Lalique, mais aussi, et de façon presque inattendue, dans la première partie de la carrière d’Hector Guimard. Jusqu’en 1895, ce dernier pratiquait un style encore éclectique mais si reconnaissable et novateur que l’on peut le qualifier de proto-Art nouveau. On le retrouve en particulier dans ses créations de panneaux de céramique architecturale et on se référera pour cela au troisième et quatrième articles de notre série sur l’entreprise de céramique Muller.
Si l’impulsion stylistique venait bien de Nancy, on assiste ici à un retraitement complet de la composition de ces panneaux, qui s’éloigne de l’utilisation descriptive de la botanique qu’en faisait Émile Gallé. Au contraire, Guimard est parvenu en très peu de temps à opérer des stylisations parfaitement maîtrisées de motifs floraux qui n’avaient rien à envier à ceux qui ont été présentés un peu plus tard en 1897 dans le portfolio La Plante et ses applications ornementales d’Eugène Grasset et de ses élèves. L’empreinte nancéienne la plus visible sur une œuvre de Guimard se trouve sur les fontes ornementales de l’école du Sacré-Cœur, 9 avenue de la Frillière, Paris XVIe, en 1895. Les chapiteaux des colonnettes divisant en trois les grandes baies du premier étage ont un motif très reconnaissable de feuille et de fleur du chardon, une plante qui n’a pas de lien direct avec l’iconographie du cœur sacré de Jésus.
Or cette plante n’est autre que l’emblème de la ville de Nancy depuis le XVe siècle, figurant sur son blason en compagnie de la devise non inultus premor. Elle est ainsi devenue un motif naturaliste d’identification que les nancéiens ont abondamment et continuellement utilisé dans toutes les branches de l’art décoratif.
Plus intéressants encore, les piliers inclinés en fonte, qui soutiennent le premier étage de l’école du Sacré-Cœur, ont été décorés par des motifs qui ne sont plus cette fois descriptifs mais qui évoquent très clairement le bourgeon et l’indentation des feuilles du chardon.
Dès sa période à proprement parler Art nouveau, celle qui débute en 1895 avec le Castel Béranger, Guimard a abandonné la représentation naturaliste et botanique pour n’en garder que l’esprit. Il a ainsi adhéré à l’esthétique prônée par le bruxellois Victor Horta, tout en inventant — et en réinventant constamment — son propre style, bientôt copié par une foule de suiveurs. Pourtant, Guimard n’a pas totalement banni la plante de sa création. Elle a pu ressurgir ponctuellement, mais toujours sous une forme non identifiable botaniquement. On retrouve ainsi des indentations appliquées à la base des piliers postérieurs des édicules A (1900)[2].
Des feuilles et des fruits sculptés sur le linteau de la porte d’entrée du 43 rue Gros (1909-1911).
Le plafonnier du vestibule est visible sur la photo précédente. Il fait partie des Lustres Lumière créés par Guimard à partir de 1909. Sur ses plaques en bronze, on voit aussi des feuilles ou des brins d’herbe entrecroisés.
Plus tard, en 1922, sur les piédroits de la sépulture Grunwaldt, au cimetière nouveau de Neuilly-sur-Seine, le décor sculpté mêle les branches de laurier et de palme, deux espèces communes au répertoire des cimetières. Avec ces deux plantes qui sont également utilisées dans le décor rapporté de ce petit monument, il s’agit de symboliser la gloire du défunt.
L’influence de l’Art nouveau parisien et de Guimard à Nancy
Pour sa part, Guimard n’a jamais rien construit, ni décoré à Nancy. Plus encore, à ce jour aucune archive ne nous permet même de dire qu’il a visité la ville et cependant son influence sur place est bien réelle. Elle s’est réalisée par l’intermédiaire de confrères architectes parisiens qui ont su composer avec le naturalisme en vogue à Nancy. Le premier d’entre eux est bien sûr son ami Henri Sauvage qui a construit à Nancy la villa du fabricant de mobilier Louis Majorelle. Ce choix d’un jeune architecte parisien, alors inexpérimenté, est tout à fait significatif, tant Majorelle a été à la fois une tête de pont du style nancéien à Paris et une tête de pont du style parisien à Nancy. Émule de Gallé dans le domaine de l’ébénisterie à partir de 1895, il n’a donné à son style une dimension véritablement personnelle que peu de temps avant L’Exposition Universelle de 1900 en se rapprochant du style parisien. Cette orientation a sans doute d’ailleurs été favorisée par le travail du jeune Camille Gauthier, formé à l’École nationale des arts décoratifs et embauché chez Majorelle de 1893 à 1900. Elle a aussi été inspirée par certains modèles parisiens comme cette coiffeuse de Charles Plumet et Tony Selmersheim, dont les pieds se dédoublent pour venir soutenir une console.
Cette disposition des pieds, pourvus d’épines sur la coiffeuse Plumet /Selmersheim (et donc clairement désignés comme des tiges végétales à la façon des nancéiens) a largement été reprise un peu plus tard sur une partie du mobilier présenté par Majorelle à l’Exposition Universelle de 1900. Ses meubles présentaient alors une ligne dynamique plus continue (plus « parisienne ») soulignée par une tige de nénuphar en bronze doré.
Majorelle a également collaboré avec le parisien Henri Sauvage en 1898 pour trois salons du Café de Paris (41 avenue de l’Opéra).
Cette réalisation parisienne de Majorelle a préludé à la construction de sa villa à Nancy conçue par le même architecte en 1901-1902 avec l’intervention de deux autres parisiens : le céramiste Alexandre Bigot et le jeune peintre Francis Jourdain, fils de l’architecte Frantz Jourdain, autre ami d’Hector Guimard.
Un autre architecte parisien, Jacques-René Hermant est intervenu relativement précocement à Nancy pour y construire la maison Victor Luc en 1901-1902.
Sa façade symétriquement ordonnée en travées et niveaux recèle de beaux détails comme les chapiteaux des colonnes du porche, les céramiques de la corniche et les ferronneries aux courbes linéaires. À l’intérieur, une rampe d’escalier en grès émaillé de Gentil & Bourdet est l’une des réalisations les plus remarquables de cette entreprise parisienne dont l’un des protagonistes, François Eugène Bourdet, est un jeune architecte originaire de Nancy.
Ces deux dernières demeures ont influencé les architectes nancéiens et la Villa Majorelle est même devenue un des moteurs de l’architecture moderne nancéienne. Mais parallèlement à cette tendance parisienne, un autre courant, d’inspiration plus locale, était emmené par le tandem Vallin-Biet qui venait d’achever l’immeuble Biet. Pour cette tendance locale, la filiation avec le Moyen-âge et la Renaissance était aussi présente, mais la structure des bâtiments se voulait plus unitaire et plus organique. Comme nous le verrons dans un prochain article, Guimard et Vallin ont pu — séparément — exploiter certains thèmes comme la représentation de la déformation de la matière.
Beaucoup d’architectes nancéiens, comme Émile André et Lucien Weissenburger ont ensuite prélevé des détails décoratifs dans l’une et l’autre des deux constructions. Sur la maison Houot ou sur la villa Fernbach d’Émile André, les appuis de fenêtres sont empruntés à la villa Majorelle de Sauvage.
Le même architecte, Émile André, a emprunté les péristyles des balcons des troisièmes étages de ses immeubles au 69 et 71 avenue Foch à Nancy à un autre architecte parisien précurseur du style Art nouveau : Charles Plumet.
Plumet avait développé ces péristyles sur plusieurs de ses immeubles parisiens à partir de 1897 (36 rue de Tocqueville) et les avait réutilisés à de nombreuses reprises.
Toujours dans la villa Majorelle, le bâti des portes du rez-de-chaussée, vitrées sur les deux tiers de la hauteur, présente un intérêt particulier. À la base de la partie vitrée, un petit bois se détache obliquement de chaque montant latéral puis se verticalise et rejoint la traverse supérieure, évoquant un rejet né d’un tronc. De plus, cette partie vitrée est recoupée en partie supérieure par une simple ligne horizontale.
Louis Majorelle a repris cette disposition sur une série de vitrines avec ou sans adjonction de décor naturaliste.
Or cette disposition est directement reprise sur les portes de plusieurs vitrines de Guimard dont la plus ancienne est reproduite dans un article de Frantz Jourdain publié dans le premier numéro de la Revue d’Art (dont Guimard avait dessiné la couverture) en novembre 1899.
Cette porte est plus visible sur cette vitrine plus tardive qui figurait dans l’hôtel Guimard.
D’autres influences du travail de Guimard existent à Nancy, même si elles ne sont pas en très grand nombre. Elles se sont plutôt faites par la publication de ses œuvres dans les revues ainsi que par le biais des voyages des nancéiens à Paris. C’est sans doute par l’un ou l’autre moyen que Joseph Hornecker, jeune architecte alsacien arrivé à Nancy à 1901 et associé à Henri Gutton a pu s’inspirer du Castel Henriette à Sèvres pour la Villa Marguerite, construite au parc de Saurupt à Nancy en 1904.
En se promenant dans les rues de Nancy, on retrouve aussi des fontes ornementales de Guimard aux fenêtres d’une petite quinzaine de maisons ou d’immeubles dont une bonne part est due à l’architecte Lavocat. Mais il s’agit de commandes effectuées directement auprès de la fonderie de Saint-Dizier par un petit nombre d’architectes nancéiens avant la Première Guerre mondiale et donc sans intervention de Guimard.
Il n’est pas possible d’attribuer à l’influence du seul Guimard les nombreuses ferronneries de style linéaire que l’on peut aussi rencontrer à Nancy, comme celle de l’Immeuble Kempf, 40 Cours Léopold par Félicien et Fernand César (1903-1904), ou celles des maisons des 16 et 20 rue des Bégonias par Désiré Bourgon. Mais, outre la marquise de la villa La Garenne qui a fait l’objet d’un article précédent, il existe un exemple bien connu d’une transcription directe d’une œuvre de ferronnerie de Guimard : la porte du Castel Béranger copiée par le serrurier nancéien Lucien Collignon pour la porte de sa propre maison au 55 rue de Boudonville en 1905, soit huit ans après celle de Guimard.
Plus anecdotique, sur le boulevard Lobau, le guichet et ses lettrages du bâtiment commercial du négociant en charbon Jules Kronberg sont aussi à mettre au crédit de l’influence qu’a eu le style de Guimard à Nancy. Cet « écart » est d’autant plus étonnant que Kronberg a été locataire et client de Vallin, domicilié presque en face.
Également dans le domaine de la ferronnerie, le jeune parisien Edgard Brandt (1880-1860) a eu une première période créative dans le style Art nouveau. En intervenant à Nancy, il a su s’adapter au style local. À la demande de l’architecte nancéien Joseph Hornecker, il a été chargé en 1907-1909 d’un important programme au nouveau siège de la banque SNCI (ferronneries extérieures, du hall et de la salle des coffres).
Pour le même architecte nancéien et également en 1907, Brandt a exécuté la rampe de l’escalier d’honneur de la mairie d’Euville en Meuse. Ces deux réalisations, à la fois naturalistes (pommes de pin pour la SNCI) et symbolistes (chêne pour la mairie d’Euville) sont tout à fait dans le style nancéien et préludent à l’évolution progressive de Brandt vers un style moderne plus épuré puis vers l’Art déco.
En raison de la vigueur du foyer artistique nancéien, ces échanges stylistiques entre Nancy et Paris ne se sont donc pas faits au profit de la seule capitale et, comme nous le verrons dans un prochain article, le style nancéien a même opéré un vigoureux retour en force à Paris grâce aux grands magasins et en particulier à la puissante chaîne nancéienne des Magasins Réunis.
Frédéric Descouturelle
Merci à Fabrice Kunégel qui nous a signalé la similitude entre les menuiseries des portes intérieures de la villa Majorelle et celles de certaines vitrines de Guimard. Merci également à Koen Roelstraete pour ses recherches sur la vitrine aux pommes de pin de Majorelle.
Notes
[1] Grâce à de nombreux articles et à la passionnante exposition Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris de 1997 au musée d’Orsay et au musée des beaux-arts de Gand.
[2] Signalons pour la forme que les interprétations que nous pouvons donner des motifs de Guimard n’engagent que nous. Si nous pensons qu’elles peuvent être partagés par d’autres observateurs, nous ne voulons les imposer à personne. Comme nous l’avons écrit dans les livres consacrés en 2003 et 2012 au métro de Guimard, notre architecte n’a pas livré de notice explicative à son œuvre. Ses motifs semi-abstaits parlent à chacun de nous différemment en fonction de notre propre culture, voire de notre propre inconscient.
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