Dans notre précédent article, nous avons décrit les difficultés auxquelles le Service technique du métropolitain et la CMP ont été confrontés pour implanter l’accès et la salle souterraine de la station des Tuileries sur la première ligne du métro de Paris, de 1899 à 1900. En fonction des rejets successifs de leurs propositions par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (en charge du jardin des Tuileries), Guimard avait tout d’abord esquissé officieusement, à la fin de l’année 1899, des dessins pour des édicules de forme rampante et affrontés. Puis, en août 1900, il avait produit, cette fois officiellement, un projet de deux demi-édicules à claire-voie implantés sur le trottoir de la rue de Rivoli. Ce dernier projet qui aurait pu devenir l’une des plus belles réussites de l’architecte pour les accès du métro de Paris n’a pourtant pas vu le jour, sans doute en raison de l’opposition résolue des conseillers municipaux anti-édicules.
Après ce refus, Guimard a donc dû étudier un nouveau projet, toujours avec des balustrades, mais cette fois sans marquises. Le principe de la balustrade à écussons ayant été agréé pour les entourages découverts, il était logique qu’il l’utilise pour les accès d’entrée et de sortie de la station Tuileries. Cependant, où placer l’enseigne « METROPOLITAIN » ? Au vu de ce que la CMP a réalisé quelques années plus tard en matière d’accès Guimard sur des trémies étroites, il aurait théoriquement été possible de placer un portique extrêmement réduit devant chacun des escaliers[1]. Mais en 1901 cette idée n’était pas envisageable puisque seuls les modèles standard d’entourages pour trémies de 3 m avaient été agréés.
Guimard se trouvait ici dans une situation proche de celle de l’accès de la station Bastille adossé à la gare du chemin de fer de Vincennes reliant alors Paris à Marles-en Brie.
Cet accès bénéficiait d’une trémie de 2m 75, bien plus large que celles de la station Tuileries, mais tout de même plus étroite que celles des accès standards de la ligne 1. Après le rejet du projet de l’édicule initialement prévu à cet emplacement[2], il a proposé un an plus tard, le 28 mars 1901, un entourage découvert, privé de sa balustrade gauche et pourvu d’un seul candélabre pour assurer la signalisation. En raison de la moindre largeur de la trémie, le porte-enseigne devait être supprimé et l’enseigne accrochée au mur du bâtiment.
Mais comme on peut le voir sur le dessin, cette enseigne murale a été biffée d’une croix et il a finalement été décidé de mettre en place deux candélabres faisant portique, comme sur les autres entourages découverts, mais en raccourcissant le porte-enseigne et en rognant l’enseigne[3] pour faire entrer le tout dans la largeur impartie[4].
Pour la station Tuileries dont l’accès était étudié en même temps que celui de la gare du chemin de fer de Vincennes, il est possible qu’un projet semblable à celui du dessin ait été formé, avec un seul candélabre pour chaque escalier. Nous ne connaissons cependant aucun dessin validant cette hypothèse. En revanche, l’idée de concevoir un cadre spécial pour les enseignes et de les accrocher à la grille du jardin a été retenue pour Tuileries.
Avant d’arriver au montage final — celui que nous connaissons aujourd’hui — et qui n’a été mis en place qu’avec un retard considérable, probablement à la fin de l’année 1901 ou au début de l’année 1902, il faut peut-être encore former l’hypothèse de solutions intermédiaires qui auraient elles aussi été rejetées mais qui auraient l’avantage d’expliquer l’existence de modèles « orphelins ». Il s’agit tout d’abord des potelets d’extrémité hauts pour les balustrades à écussons que nous connaissons.
Ces potelets n’ont en effet pas d’utilité dans le système des entourages découverts où chaque extrémité de la balustrade se rattache à un candélabre du portique. Cependant leur création répond forcément à une motivation qui pourrait être en rapport avec les multiples avatars et avanies de la station Tuileries. Si la possibilité d’un unique candélabre au départ de la balustrade à écussons avait été écartée (ou n’avait pas été envisagée), il fallait alors inventer un modèle d’extrémité d’une hauteur un peu supérieure à celle de la balustrade. C’est donc peut-être à cette occasion que Guimard a conçu les modèles de potelets d’extrémité hauts gauche et droit. Leur terminaison apicale est proche de celle du potelet d’angle haut des balustrades, mais ils en diffèrent par leur base.
Cependant, ce n’est pas cette solution (si elle a bien existé) qui a prévalu mais une autre encore où, cette fois, la balustrade, ses potelets intermédiaires et ses potelets d’extrémités étaient plus bas. Nous ignorons tout des discussions qui ont amené à sa mise en place au détriment de la solution plus évidente de la balustrade à écussons[5]. Peut-être, et toujours dans une volonté de discrétion, a-t-il été demandé de ne pas dépasser la hauteur du muret de la grille ? Pour les potelets intermédiaires et le potelet d’angle, il a suffi à Guimard d’en diminuer la hauteur en en raccourcissant les parties linéaires.
Mais, au lieu de faire de même pour les potelets d’extrémité bas gauche et droit, il a inventé de nouvelles bases s’étalant largement au-dessus de la pierre de socle et donnant l’impression de voir une matière visqueuse s’écouler.
Le changement le plus important a été la création d’un décor central remplaçant les écussons et dont le contour rectangulaire vient s’insérer sur les fers en U verticaux. Nous l’avons surnommé « cartouche » puisqu’il est évidé en son centre, ce qui en fait en quelque sorte un négatif de l’écusson. Le style de Guimard étant en constante évolution, on y remarque une tendance plus forte à l’abstraction, même s’il est toujours possible de voir toutes sortes d’images — et même les plus saugrenues — dans ces masses latérales tourbillonnantes.
Il existe même un modèle cintré de ces cartouches, dont l’existence n’est révélée que par son emploi plus tardif, en 1909, sur l’entourage d’un puits de lumière de la station Nation.
Comme il y a peu de chances que l’élaboration de ce modèle cintré ait été réalisé à l’initiative de la CMP pour cette seule occurrence, il est plus probable que la compagnie s’est servie ici d’un modèle qui avait déjà été conçu par Guimard à l’occasion de son ultime projet pour les entourages de la station Tuileries, mais qui n’avait pas été employé. De même qu’il avait dessiné des édicules et des entourages découverts à fond orthogonal ou à fond arrondi, il a pu vouloir proposer que les accès de la station Tuileries se terminent en demi arc de cercle à l’aide de deux cartouches cintrés. Cette disposition aurait d’ailleurs renforcé la monumentalité de l’entrée dans le jardin des Tuileries en conduisant en douceur le visiteur vers sa grille.
Cependant, cette disposition (si elle a existé) a, elle aussi, pu être rejetée au profit de simples fonds orthogonaux. Mais ces derniers ne pouvant accueillir qu’un module central avec un cartouche surmonté d’un arceau, le comblement du petit espace résiduel de part et d’autre de ce module posait un problème. Celui-ci a été initialement résolu d’une manière peu satisfaisante. Une photo ancienne, extraite du portfolio allemand Modern Kunstchmiede-Arbeiten, paru en 1902, montre l’aspect initial du fond de l’entourage de sortie (côté Louvre). On voit que les petits arceaux placés de part et d’autre du module central sont constitués de ses deux extrémités simplement recoupées et réunies par un angle obtus assez disgracieux.
Le même entourage de sortie a également été photographié à l’époque dans l’autre sens et reproduit dans la revue anglaise Feilden’s magazine, parue en 1903. On voit que la fonction de signalisation était assurée par deux enseignes encadrées et garnies d’ampoules électriques accrochées en hauteur à la grille du jardin, au-dessus de chacun des deux entourages. Elles reposent sur trois consoles constituées de fers en T découpés et pliés, fixées sur les barreaux de la grille du jardin. Celle du centre est démesurément grande. Guimard s’en est sans doute servi pour y fixer les panneaux en tôle émaillée « Entrée » ou « Sortie »[6] qui, contrairement aux autres occurrences de pareils panneaux, ne semblent pas avoir été suspendus par des anneaux sous l’enseigne.
Le dessin par Guimard de cette enseigne en lave émaillée et de son cadre métallique est daté du 18 septembre 1901. Son lettrage « Édicule Grand M » est identique à celui qui était déjà déployé sur les édicules B (comme à la station Porte Dauphine). Sur l’élévation frontale, on voit que la partie supérieure du cadre était constituée d’une tôle découpée et incurvée vers l’avant, sur laquelle deux minces fers en U étaient fixés. C’est entre ces deux fers que Guimard avait prévu de perforer la tôle pour cinq emplacements d’arrivée d’électricité permettant un éclairage nocturne. Celui-ci était réalisé par des ampoules nues placées horizontalement, ce qui paraît assez peu sécurisant en l’absence de protection contre la pluie.
Un troisième exemplaire de cette enseigne encadrée a été fabriqué et accroché au-dessus de l’entrée de la station voisine Concorde, en remplacement de l’enseigne provisoire (cf. article précédent). Cette fois les ampoules électriques étaient placées entre la partie supérieure du cadre et la plaque de lave émaillée.
Initialement conçus, après bien des tergiversations comme nous l’avons vu, les modèles en fonte de l’entourage de la station Tuileries auraient pu y rester confinés, puisqu’en 1901-1902, ils n’avaient pas d’autre emploi. Mais la catastrophe du métro Couronnes en août 1903, sur la ligne 2, a mis en lumière le manque criant de sécurité des infrastructures du métro et en particulier l’absence de sorties de secours[7].
Malgré l’injonction qui lui a été faite de doter d’accès secondaires les nouvelles stations ainsi que les anciennes, la CMP ne s’est que partiellement exécutée pour des raisons financières. Cependant, sur les accès secondaires qui ont été établis, elle se devait d’entourer les escaliers par une balustrade. Celle-ci ne pouvait pas comporter de portique ni de signalisation afin que ces accès ne soient pas confondus avec des accès d’entrée. Pour cette nouvelle fonction, elle s’est donc tournée vers le modèle d’entourage bas conçu pour la station Tuileries, discret et agréé. Ces entourages bas ont été utilisés pour une grande partie des accès secondaires[8] établis jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Guimard, qui avait cessé de collaborer avec la CMP en 1903, et qui, en l’échange du règlement des sommes résiduelles qu’il lui réclamait, avait dû lui céder les droits sur ses modèles, n’a donc pas été sollicité à ce sujet et l’important déploiement de ces entourages bas s’est fait hors de son contrôle et sans profit pour lui.
Terminons par l’énumération de quelques modifications qui ont été apportées au travail de Guimard pour la station Tuileries.
Tout d’abord, un porte-plan a été greffé sur la balustrade du côté entrée. Dessiné en 1912 dans un style compatible avec celui de Guimard par les services techniques de la CMP, il a été exécuté en série par le serrurier parisien René Gobert. Ces porte-plans ont alors été posés sur tous les accès Guimard, sans doute avant la Première Guerre mondiale.
À une date que nous ne pouvons pas préciser, mais vraisemblablement lorsque les accès ont été indifféremment affectés à l’entrée ou à la sortie, les panneaux en tôle émaillée « Entrée » et « Sortie » ont disparu. L’enseigne du côté sortie a également disparu (ainsi d’ailleurs que celle de la station Concorde). Quant à l’enseigne du côté entrée, sa plaque de lave émaillée a été cassée en son milieu avant 1984. Le cliché pris à cette date montre aussi que la RATP avait modifié le dispositif d’éclairage. Sur les cinq ampoules nues initialement posées horizontalement, il n’en restait plus que trois, orientées verticalement et protégées de la pluie par une casquette en zinc rectangulaire fixée sur le fer en U supérieur.
Lors des restaurations en 2000, la plaque de lave émaillée a été remplacée par une copie qui ne comporte plus la signature de Guimard. Cependant la RATP ne semble actuellement pas en mesure de localiser la plaque originelle.
Son dispositif d’éclairage a de nouveau été modifié en remplaçant les ampoules par un tube fluorescent très visible. Il est protégé par une nouvelle casquette greffée sur le fer en U supérieur. Elle est cette fois ceinturée par un petit lambrequin dont la partie avant est une copie de la découpe inférieure de la tôle du fond. Quant à ses parties latérales, elles arborent des découpes purement inventées.
Il est à souhaiter qu’à l’avenir, si la disposition originelle ne peut être rétablie avec succès, un dispositif lumineux plus moderne et plus discret permettant l’ablation de la casquette soit adopté.
Sur la balustrade, les petits arceaux anguleux des fonds orthogonaux que nous avons signalés plus haut, étaient encore présents sur un cliché pris par Marcel Boubat en 1956 avec l’écrivain Raymond Queneau sortant de la station Tuileries par l’accès d’entrée.
Ils étaient toujours présents sur des clichés pris par la RATP en 1976, avant d’être ultérieurement remplacés par des modèles arrondis. À cet effet, la RATP a fait réaliser deux modèles spéciaux d’arceaux très étroits (rep. 46 et rep. 49), arrondis et donc plus agréables à l’œil. Sur l’accès d’entrée, le plus large des deux est inséré contre le muret et y pénètre même. Cette entaille plutôt grossière a été creusée dans la pierre dès l’origine puisqu’on la voit déjà sur le cliché de Marcel Boubat pris en 1956.
Contrairement à celles de nombreuses autres stations de métro dont l’implantation et la mise en place de l’accès n’ont pas posé de problèmes particuliers et qui n’ont pas non plus subi de changements très notables par la suite, l’histoire de la station des Tuileries s’est donc révélée pleine de rebondissements. Et peut-être nous permet-elle d’expliquer l’existence de modèles « orphelins » de Guimard pour le métro.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Après 1903, date de l’arrêt de sa collaboration avec Guimard, la CMP a continué à utiliser ses entourages découverts avec des balustrades à écussons pour équiper des trémies de largeurs très variables. Les plus étroites ont eu une largeur d’1 m 80, à Strasbourg-Saint-Denis en 1903 (4 entourages disparus) et à Réaumur-Sébastopol en 1904 (2 entourages encore en place). Leurs arches ont dû être coudées pour pouvoir recevoir une enseigne au lettrage « entourage comprimé ». Ce type de portique aurait même pu encore être réduit d’une trentaine de centimètres pour recevoir une enseigne « MÉTRO », plus étroite ».
[2] Cf. DESCOUTURELLE, Frédéric ; MIGNARD, André ; RODRIGUEZ, Michel, Guimard l’Art nouveau du métro, Éditions La Vie du Rail, 2012, p. 74. Nous ne connaissons qu’un plan du projet de cet édicule, daté du 18 avril 1900, prévu avec une paroi en plaques de lave émaillée, mais pas les dessins des élévations. Nous pouvons supposer que la marquise envisagée avait une certaine parenté avec celle des demi édicules de la station Tuileries.
[3] La proposition de Guimard du 1er août 1901 d’une enseigne moins large avec un lettrage plus condensé a été refusée et c’est donc une enseigne standard avec un lettrage « entourage Grand M », rognée latéralement, qui a été utilisée.
[4] Cet entourage a persisté jusqu’en 1984, date de la construction de l’Opéra Bastille. L’entourage — protégé au titre des Monuments Historiques —aurait dû être complété par une balustrade gauche et transféré à son emplacement actuel, à l’angle du boulevard Beaumarchais et du boulevard Richard Lenoir. Mais en réalité, il a été démonté et entièrement remplacé par une copie en 1985.
[5] De ce fait, les potelets d’extrémité hauts n’ont pas eu d’emploi sur le réseau pendant plusieurs décennies. La RATP s’en est finalement servie lorsqu’elle a remplacé des portiques Guimard vétustes par un poteau Dervaux placé à l’une des extrémités de la balustrade. Un potelet d’extrémité haut était alors mis en place à l’autre extrémité. Ils ont disparu lorsque ces accès ont été restaurés et ont retrouvé un portique. À la station Daumesnil, un escalator a été mis en place sur l’accès Guimard, ce qui a entraîné la dépose du portique, remplacé par deux potelets d’extrémité hauts. Enfin, devant la Maison de la RATP, 54 quai de la Rapée, le visiteur est accueilli par un portique d’entourage Guimard, suivi de balustrades qui sont terminées par des potelets d’extrémité hauts.
[6] Voir notre article Les signalisations d’entrée et de sortie des accès du métro de Guimard.
[7] Une partie des 84 morts asphyxiés a été retrouvée agglutinée à l‘extrémité nord du quai, dépourvue de sortie vers la surface.
[8] Il y en a eu 47 (y compris l’entourage arrondi du puits de lumière de la station Nation) et il en reste 25.
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