Nous avons le plaisir de faire connaitre à nos lecteurs l’article de M. Alexis Monnerot-Dumaine, initialement publié sur son blog Le Village de Billancourt à qui nous avons pu apporter quelques renseignements. Il concerne l’une des œuvres de jeunesse de Guimard pour laquelle les connaissances étaient jusqu’ici très parcellaires et il donne un éclairage complémentaire à cette première partie de sa carrière dont la clientèle était encore limitée à son cercle familial élargi.
Historique de la construction
Hector Guimard n’avait qu’une vingtaine d’années lorsque Rosalie Hélène Lécolle, habitante de Billancourt, lui a commandé des maisons mitoyennes sur la rue du Pont de Sèvres. Elle était déjà la propriétaire d’une villa qui sera plus tard connue sous le nom de villa Aussillous et dont elle avait l’intention de lotir le vaste terrain.
Nous ne savons pas comment ils se sont connus, mais le fait que Rosalie Lécolle et le père d’Hector Guimard soient tous deux originaires du village de Toucy, dans l’Yonne, ne peut être une coïncidence. Nous n’avons cependant pas trouvé de lien de parenté entre eux. Peut-être le père d’Hector Guimard a-t-il recommandé Rosalie Lécolle à son fils ? En tous cas, c’est vraisemblablement cette origine commune qui a déterminé le nom donné à la villa par sa propriétaire.
Ce n’était pas la première fois que Rosalie Lécolle commandait un bâtiment à Guimard. En 1889, il lui avait déjà dessiné une maison de rapport à Saint-Ouen, au 122 avenue des Batignoles (aujourd’hui avenue Gabriel Péri). La maison existe toujours mais ne présente pas grand intérêt.
Deux auteurs ont évoqué brièvement la villa Toucy dans leurs ouvrages : Georges Vigne dans Hector Guimard[1] et Jean-Pierre Lyonnet dans Guimard perdu, histoire d’une méprise[2], tous deux publiés en 2003.
Dans le curriculum vitae de Guimard en 1897, la réalisation de la villa Toucy est mentionnée à deux dates différentes, curieusement : 1890 et 1894. À l’année 1890, il écrit : « deux petites maisons de campagne à Billancourt. Villa Toucy, pour le compte de Mme veuve Lécolle ». 1890 est impossible car un plan de juin 1892 situe la villa ailleurs que rue du Vieux Pont de Sèvres, preuve qu’elle est encore en projet. De plus, Rosalie Lécolle n’était alors pas veuve, mais célibataire. À l’année 1894, il note : « Construction de deux pavillons dans la propriété de madame Lécolle à Billancourt ». Selon l’avis de Georges Vigne, ce CV contient encore d’autres inexactitudes et doit être pris avec réserves.
Dans un envoi de Guimard pour le Salon de 1894, est mentionné : « Une entrée de la villa Toucy exécutée à Billancourt. 1 chassis. (App. à M. Lécolle) ». Nous n’avons malheureusement pas trouvé ce dessin.
La construction est inscrite à l’inventaire Mérimée (numéro IA00119953) depuis 1992. Sa fiche nous donne bien peu d’indications : on y lit que le gros œuvre est fait de meulière, moellon, brique et enduit. La couverture est en tuiles mécaniques. La fiche nous dit également que la villa a été bâtie en 1892, « selon la source ». En 1892, Hector Guimard n’a que 25 ans et est toujours étudiant à l’École nationale des Beaux-Arts.
Le document le plus intéressant que nous avons pu trouver est le magnifique plan ci-dessous, daté du 25 juin 1892 et signé par Guimard, conservé au musée d’Orsay. Nous le reproduisons ici. Il est très complet : on y trouve trois façades, quatre coupes et un plan de situation.
Trouver l’adresse exacte de la villa n’est pas évident. Le musée d’Orsay évoque le 189 rue du Vieux Pont de Sèvres, ce qui, en réalité, est l’adresse du terrain sur lequel la villa a été bâtie. Mais chacune des maisons a eu sa propre adresse. La fiche Mérimée évoque le 171 rue du Vieux-Pont-de-Sèvres et le Cercle Guimard, le 142. En fait, le cadastre la situe clairement aux numéros 183 et 185, ou, selon les recensements du XIXe siècle, les numéros 121 et 123 (la rue ayant été renumérotée).
Les sources principales donnent 1892 pour date de construction, mais est-ce bien sûr ? Au cadastre de Boulogne-Billancourt, la villa Toucy est explicitement enregistrée en 1894. De plus, le plan de situation de juin 1892 place l’entrée de la villa à un croisement de chemins et non le long de la rue du Vieux-Pont-de-Sèvres, ce qui laisse à penser qu’en juin 1892 sa construction était prévue ailleurs. Ajoutons à cela le fait que la demande de construction date du 1er septembre 1892[3]. Comment penser qu’elle ait pu être achevée en si peu de temps ? Et si la mention « 1894 » sur le CV de Guimard était la bonne ?
Nos recherches pour retrouver une bonne photo de cette villa n’ont pas donné de résultat probant. Nous n’avons trouvé que des vues lointaines ou des vues d’avion. Malgré son acquisition ultérieure par Renault, nous n’en avons retrouvé aucune photo chez Renault Histoire. Elle ne figure pas dans le rapport de l’architecte Plousey de 1920 car à l’époque elle n’était pas encore la propriété de Renault.
Des maisons jumelles
Nous avons donc tenté une reconstitution de la villa Toucy, basée sur les plans du fonds Guimard au musée d’Orsay et sur les quelques éléments de la fiche d’inventaire. Pour nous aider, nous avons puisé l’inspiration sur d’autres réalisations du jeune Guimard de ces mêmes années, telles que l’hôtel Jassedé (1893) ou l’hôtel Roszé (1891).
On la qualifie de villa, mais il s’agit en fait de deux maisons de rapport jumelles, d’une largeur de 16 mètres et parfaitement symétriques. Son style n’est pas encore marqué par le style Art nouveau que Guimard n’a adopté qu’en 1895. Seul l’arc de décharge et le tympan qui encadrent la fenêtre du premier étage de la façade latérale laissent entrevoir ses futures influences. Les jambes de force obliques portant les auvents protégeant les portes d’entrées sont également caractéristiques de Guimard (villa Charles Jassedé à Issy-les-Moulineaux en 1893, villa La Bluette à Hermanville en 1899, ateliers Guimard rue Perrichont-prolongée en 1903).
Chacune des deux maisons est assise sur un sous-sol et comporte deux niveaux comprenant chacun trois pièces. Un muret sépare les entrées et les jardins des deux logements. On remarque le traitement particulier de l’avant-corps, avec ce mouvement ascendant de pierres de taille qui souligne la cage d’escalier, avec un léger décalage par rapport aux façades. On peut également noter les deux élégants décrochements de la toiture qui accompagnent les trois volumes, dont un en encorbellement. Un troisième décrochement orne la façade arrière. À remarquer également ce large bandeau à mi-hauteur que nous avons imaginé être fait de briques vernissées bleues et vertes, séparant à la fois les niveaux et les matériaux de parement des façades. Enfin, nous avons agrémenté les linteaux métalliques des fenêtres de métopes dessinées par Guimard et éditées par Muller & Cie, comme sur l’hôtel Louis Jassedé de la rue Chardon-Lagache en 1893.
La villa Toucy apparait sur un autre plan du fonds Guimard (ci-dessous), conservé au Musée d’Orsay. Il s’agit manifestement d’un projet de lotissement de la propriété Lécolle. Sur ce plan, 38 parcelles sont dessinées et trois nouvelles rues sont percées : une prolongation de la rue Casteja, un chemin Casteja et une avenue Nouvelle.
Ce projet ne verra jamais le jour car Rosalie Lécolle décède à Billancourt le 21 avril 1894, à 52 ans, deux ans seulement après la construction de la villa. Elle laisse ses biens à sa fille naturelle Marie Petitjean, fille unique et épouse de l’avocat Aussillous.
Le fonds Guimard, au musée d’Orsay, conserve aussi deux autres dessins (GP2120 et GP2121) de ce lotissement, mais sans grand intérêt.
Des locataires bien ordinaires
Loin des familles bourgeoises ou aristocratiques des belles villas disparues de Billancourt, les locataires de la villa Toucy étaient plutôt modestes. En 1896, on trouvait, au 183, une certaine Eugénie Chevallier, employée de 56 ans.
Nous avons retrouvé une petite annonce du quotidien Le Journal datée du 20 mai 1897 proposant « À louer, non meublé, pavillon belles pièces, cuisine, chambre de bonne, jardin rempli de rosiers et de belles fleurs. Superficie 400 m², prix annuel 700 francs, eau comprise… à deux minutes tramways et bateaux ».
On recensait en 1901, au 185, un certain Stanislas Julien, architecte vérificateur pour l’exposition universelle de 1900, peut-être une connaissance de Guimard ?
Les alentours de la villa commençaient déjà à s’industrialiser. Gentil & Bourdet, fabricants d’éléments de décoration en grès émaillé, ont installé en 1904 leur usine, juste derrière la villa. On pourra consulter à ce sujet notre article Avenue des arts décoratifs à Billancourt.
En 1911, les familles Roussel et Ribère résidaient à la villa.
Contrairement aux informations de l’inventaire Mérimée, la villa a survécu bien au-delà des années 1920. En effet, lors du recensement de 1926 figuraient comme occupants, au 183, la famille de Georges Dejean, un comptable, et au 185, la famille de Georges Vilar, un mécanicien d’origine espagnole.
La société Renault a acheté la propriété le 1er août 1930 aux héritiers Aussillous. Louis Renault n’a pas détruit la villa. Les familles Dejean et Vilar en sont restées locataires, au moins jusqu’en 1936.
La villa est encore visible sur le cadastre et les photos aériennes de 1932 et 1936, sa toiture caractéristique, avec ses deux décrochements, ne laisse aucun doute. C’est la dernière photographie connue. Sa situation n’a rien de très enviable, elle est environnée de bâtiments industriels et le « jardin rempli de rosiers » n’est probablement plus qu’un souvenir.
Sous les bombardements alliés de 1943
La guerre éclate. Un courrier daté de janvier 1943, conservé chez Renault Histoire, nous apprend que le 185 a été mis à la disposition d’un certain Guy Rappy, à titre gracieux, pour servir de centre d’accueil au « Groupement des Jeunes Gens de Boulogne-Billancourt ». Ils n’en ont profité que trois mois.
En effet, le 4 avril 1943, 88 bombardiers américains de la 8ème Air Force ont déversé 250 tonnes de bombes sur Billancourt en pleine journée. La cible était, bien sûr, l’usine Renault, passée sous commandement allemand, mais la villa a été touchée. On ne sait pas s’il y a eu des victimes dans les maisons jumelles.
Un courrier Renault du 7 juin informait l’ingénieur des Ponts et Chaussées que « les travaux de déblaiement […] ont été terminés le 31 mai 1943 ». L’auteur ajoutait « Nous estimons que ces immeubles doivent être totalement arasés, leur état à la suite du bombardement ne justifiant pas les dépenses de réparations que l’on serait amenées à engager ».
La villa Toucy du jeune Hector Guimard disparaissait. Après quelques années, un atelier Renault a pris sa place.
Un palais omnisports ?
En 2014, on a détruit, sur cet ilot V nord, le grand parking Renault de quatre étages qui s’y trouvait. En 2023, le terrain est toujours en friche.
La municipalité envisage la construction sur ce terrain de 7 000 m² d’une grande salle omnisports de 5 000 places pour 70 millions d’euros. Il hébergerait l’équipe de basket des Métropolitains 92. Le projet rencontre une forte opposition et des recours sont lancés. Les contre-projets ne manquent pas : halle de la gastronomie, parc ou mini-forêt urbaine. À suivre.
Alexis Monnerot-Dumaine
Notes
[1] Hector Guimard, Georges Vigne, Felipe Ferré, éditions Charles Moreau, Ferré-Éditions, Paris, 2003.
[2] Guimard perdu, histoire d’une méprise, Jean-Pierre Lyonnet, Bruno Dupont, Laurent Sully Jaulmes, éditions Alternatives, Paris, 2003.
[3] Cf. note 2.
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