Cette série d’articles consacrés à l’entreprise du céramiste Émile Muller à Ivry donne un aperçu de ses créations dans le domaine de l’Art nouveau. Dans ce premier article nous abordons l’historique de l’entreprise et la variété de ses créations. Un second article s’intéressera à la production de Muller dans le style Art nouveau, les troisième et quatrième articles aux éditions de modèles d’Hector Guimard et un cinquième au secteur des cheminées.
Émile Muller (1823-1889) est originaire d’Altkirch en Alsace, près de Mulhouse. Issu d’une famille aisée, il termine ses études à Paris en sortant diplômé de l’Ecole Centrale des Arts et Manufacture en 1844. Il en sera par la suite professeur de constructions civiles pendant 24 ans, à partir de 1864.
Son implication dans le domaine de l’enseignement se manifeste aussi par sa participation à la fondation de l’École Spéciale d’Architecture[1] et de l’École libre des Sciences Politiques (actuelle Sciences-Po). Il préside également la Société des ingénieurs civils où il aura Gustave Eiffel comme successeur. Animé d’idées sociales, après avoir construit plusieurs équipement publics, Émile Muller réalise une cité ouvrière à Mulhouse en 1853, première expérience française de logements familiaux décents avec jardinets. Il s’engage aussi dans les protections des ouvriers contre les accidents de travail.
L’année suivante, en 1854, Émile Muller fonde une société de fabrication de tuiles à Mulhouse puis quelques mois plus tard achète un grand terrain pour fonder la Grande Tuilerie d’Ivry, située en bord de Seine, sur la route nationale Paris-Bâle, à proximité de carrières d’argile de la banlieue sud de Paris. Une salle d’exposition et de vente sera ouverte à une date que nous ne connaissons pas mais sans doute très postérieure, à une adresse plus prestigieuse : 3 rue Halévy, près de l’Opéra de Paris.
L’usine produit tout d’abord des tuiles à emboîtement selon le procédé breveté par les frères Gilardoni, eux aussi originaires d’Altkirch.
Les accessoires de toitures tiennent une part importante de la production car ils permettent de personnaliser un bâtiment. Plusieurs architectes sont donc à l’origine d’un certains nombre de modèles spéciaux qui peuvent ensuite être édités.
Après le démarrage de la fabrication de produits émaillés en 1866, la Grande Tuilerie d’Ivry diversifie ses activités en produisant des briques brutes et émaillées et des décors de façade en terre cuite, brute ou émaillée. Leur composition permet une cuisson à haute température les rendant imperméables.
En 1871-1872, Muller fournit son premier décor architectural d’envergure pour le moulin de la chocolaterie Menier à Noisiel, premier bâtiment à structure métallique portante au monde, dû à l’architecte Jules Saulnier.
Peu après, en 1875, l’usine compte 150 ouvriers. Muller est bien sûr présent aux Expositions universelles, celle de 1867 et celle de 1878 où il assure le succès de la céramique architecturale. À l’Exposition universelle de 1889, les dômes des palais des Beaux-Arts et des Arts libéraux parés de ses tuiles émaillées bleu turquoise font sensation.
Il y présente également pour la première fois des grès émaillés. La reproduction de la Frise des archers[2] du palais de Darius 1er à Suse (Perse), entreprise en grès émaillé pour cette exposition, ne sera pas achevée à temps et ne sera finalement exposée qu’en 1893 à l’Exposition universelle de Chicago. Quant à la reproduction par Muller de la Frise des lions issus du même palais de Darius 1er, elle se fera au Salon des Artistes Français en 1896. Entre temps, ces deux thèmes auront été mêlés et complétés par des colonnes et des jardinières pour le décor du jardin d’hiver d’un hôtel particulier en 1893, décor ensuite proposé sur catalogue et facturé au nombre d’archers demandé.
C’est à l’issue de l’exposition qu’Émile Muller décède le 11 novembre 1889. Son fils Louis (1855-1921), dit Louis d’Émile, lui succède alors à la direction de la société dont le nom devient « Émile Muller & Cie ». Tout en conservant la production de briques émaillées et de tuiles mécaniques de la Grande Tuilerie d’Ivry, Louis d’Émile Muller lui ouvre de nouveaux domaines d’exploitations.
Ayant lui même reçu une formation artistique, Louis d’Émile Muller développe les reproductions de pièces de maîtres anciens et favorise l’édition d’œuvres d’artistes contemporains. Ceux-ci — et particulièrement les sculpteurs — sont depuis toujours à la recherche de moyens de commercialisation de leurs œuvres par le biais de réductions les rendant accessibles à la fois aux appartements et aux moyens financiers de la bourgeoisie. Grâce à un matériau moins coûteux que le bronze et moins fragile que la porcelaine ou la faïence, les céramistes-éditeurs peuvent proposer au public des pièces modernes aux colorations séduisantes.
Parmi les collaborations entre les sculpteurs et l’entreprise Muller & Cie, citons un médaillon d’Alexandre Falguière ainsi que la réussite que constitue l’édition en réduction des animaux fantastiques qu’Emmanuel Frémiet avait initialement créés pour le château de Pierrefonds. Transformés en tuiles faitières ou en décor de perrons, ils sont déclinés en terre cuite blanche ou rouge (100 F-or), grès non émaillé (150 F-or), terre cuite émaillée ou grès émaillé (200 F-or).
Bon nombre de ces artistes contemporains vont participer à des degrés divers au développement du style moderne. Ce sera en particulier le cas du médailliste et sculpteur Alexandre Charpentier qui, outre un Narcisse, fournira à Muller & Cie son motif publicitaire où un jeune ouvrier tient dans sa main gauche une tuile à emboîtement et dans sa main droite une statuette d’Athéna, résumant les deux types de productions de l’entreprise : utilitaire et artistique.
De façon anecdotique, le peintre Henri de Toulouse-Lautrec aura recours vers 1894 à Muller pour une plaque émaillée reprenant un portrait d’Yvette Guilbert[3], refusé par la chanteuse et sur lequel elle avait elle-même écrit : « Petit monstre !! Mais vous/avez fait une horreur !!/Yvette Guilbert ». Elle laissera Muller & Cie éditer cette plaque en petite série, sans qu’elle figure au catalogue de 1904.
En 1900, l’entreprise Muller compte environ 400 ouvriers dont beaucoup d’Alsaciens-Lorrains[4]. À l’Exposition universelle de Paris, Muller & Cie est notamment présent avec la grande Frise du Travail d’Anatole Guillot sur la porte monumentale de l’architecte René Binet, entrée principale de l’exposition sur la place de la Concorde.
Le style réaliste adopté pour ces foules de personnages en haut-relief contraste fortement avec celui des panneaux en bas-relief de la Frise des Animaux placée au dessous de la Frise du Travail et sur le soubassement de la porte. Ces animaux sont l’œuvre du jeune Paul Jouve et sont produits par l’entreprise concurrente d’Alexandre Bigot.
Leur défilé de profil avec la répétition des cinq motifs (tigre, ours, taureau, lion et mouflon) leur confère un aspect « assyrien ». Stylisés et hiératiques, ils sont placés dans un cadre vigoureusement découpé et imprimé de motifs floraux géométriques dont la modernité résonne comme le symptôme de la montée en puissance de l’entreprise de Bigot qui émerge à partir de 1897.
Le ralentissement de la demande en grands décors modernes et les coûteux investissements consentis finissent par provoquer des difficultés financières et même mener la Grande Tuilerie d’Ivry à la faillite en 1908. Reprise par Camille Bériot[5] qui a racheté les créances que lui devait Louis d’Émile Muller, elle prend le nom de « Société nouvelle des Établissements Émile Muller ». Après la Première Guerre mondiale, la fabrication de tuiles est abandonnée au profit de la fabrication de produits réfractaires pour l’industrie et de la torréfaction de la chicorée et même, dans les années 1930, au mûrissement par chauffage de bananes importées de la Martinique.
F. D.
Bibliographie :
Maillard, Anne, La Céramique architecturale à travers les catalogues de fabricants 1840-1940, éditions Septima, 1999.
La Grande Tuilerie d’Ivry, Le Beau et l’Utile, catalogue de l’exposition, Ivry sur Seine, 2009.
Belhoste Jean-François, « Émile Muller (1823-1889), ingénieur alsacien, promoteur de la céramique décorative », dans : Pierre Lamard éd., Art & Industrie. XVIIIe – XXIe siècle. Paris, Editions Picard, « Histoire industrielle et société », 2013, p. 191-200.
[1] Créée en 1865 dans la filiation des idées d’Eugène Viollet-le-Duc.
[2] La frise est rapportée au Louvre par l’expédition Delafoy en 1885-1886 et exposée au Louvre en 1888. En 1910-1913, grâce à sa formation de chimiste, Alexandre Bigot démontrera qu’il ne s’agit pas d’argile cuite mais de briques silicieuses constituées de sable et de chaux cuites puis émaillées.
[3] Nous aurons l’occasion de reparler d’Yvette Guilbert dans le quatrième article qui sera consacré aux cheminées de Muller.
[4] Après l’annexion de l’Alsace et de la Moselle par le Reich allemand en 1871, de nombreux Alsaciens-Lorrains quittent leur province en « optant » pour la nationalité française. Émile Muller et son fils Louis (né à Mulhouse en 1855) devront eux-mêmes « opter ».
[5] Camille Bériot est le principal concurrent de l’entreprise Eiffel dans la construction métallique. D’origine lilloise, sa famille s’est spécialisée dans la fabrication de la chicorée.
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