À l’heure où un virus nous frappe, osons rappeler ici que même l’Art nouveau s’est vu autrefois comparé à une épidémie, dans un essai de 1906[1] :
« l’art décoratif (…) commence à être infecté par une sorte d’influenza venue aussi de l’Asie »
Et, si l’on se penche sur l’univers de la biologie, on sourira des comparaisons osées ici ou là, entre les ondulations graphiques de l’époque et les formes diverses et variées d’organismes en tout genre, notamment ceux que l’on commence alors à découvrir et qui ont plus leur place dans des revues scientifiques qu’artistiques.
L’un des exemples est ce qu’écrit le journaliste Abel Fabre en septembre 1901 :
« Qu’il y ait des erreurs et des exagérations dans l’œuvre décoratif de M. Guimard, je ne m’attarderai pas à le répéter après d’autres. Je ne lui apprendrai rien en lui disant, par exemple, que tel motif de ses papiers ressemble à un microbe grossi au microscope. »
Il exprime cet avis dans un article intitulé « Du Gothique au Moderne » paru dans la revue Le Mois littéraire et pittoresque, mensuel d’inspiration catholique ouvert sur le monde artistique contemporain et qui semble très favorable à l’Art nouveau en accueillant les vignettes de nombreux illustrateurs travaillant dans ce style, Alfons Mucha compris. Il y pose son regard sur l’œuvre et le style d’un Guimard alors au sommet. Si ce dernier voulait avant tout être applaudi[2], cette citation parfois reprise telle quelle pourrait laisser penser que Fabre s’en est plutôt moqué. Or la plume du journaliste était beaucoup moins acide que cela !
Commençant son article par une présentation du style moderne, Fabre fait immédiatement intervenir la mémoire et les principes de Viollet-leDuc – « ce grand gothicisant » – pour rapidement poser un regard sévère sur certaines constructions récentes tout en reconnaissant que certains architectes ont réussi à appliquer les théories du maître. Rappelant ensuite, plus largement, les éléments qui ont contribué à l’éclosion du style moderne (néo-gothique donc, mais également préraphaélisme, japonisme, nouvel usage des matériaux, etc.), il en arrive enfin à Hector Guimard chez qui, estime-t-il, il y a un peu de tout cela.
L’auteur de l’article dessine alors une courte biographie de celui qui, excellent élève des Beaux-Arts[3], fit sortir de terre trois ans plus tôt un Castel Béranger qu’il qualifie de « note d’art vivant au milieu de nos vieilleries mortes » et dont il loue d’abord les extérieurs, malgré des bizarreries (sic).
Il nous invite ensuite à l’intérieur où, écrit-il, s’affirme la personnalité de l’architecte. Poursuivant alors son analyse précise du style de Guimard, et nous rappelant ce que Guimard en disait lui-même (« Logique, harmonie et sentiment »), Fabre nous offre une sorte de numéro d’équilibriste, alternant enthousiasme lyrique (« éblouissant spectacle »), éloge modéré (« imagination exubérante, trop peut-être ») et scepticisme amusé (« une armoire n’est pas un arbre »). L’article se clôt finalement sur une interrogation pertinente : qu’adviendra-t-il de cet art, et qu’en retiendra-t-on ?
L’article, richement illustré, est aussi un document d’archives présentant les seules vues de la salle Humbert de Romans en construction, les seules vues intérieures de l’hôtel Roy boulevard Suchet et le buffet-cheminée de la maison Coilliot avant sa pose.
Nous vous invitons donc, sans microscope ni retenue, à consulter l’intégralité de l’article sur Gallica (aller p. 291) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5800059j?rk=42918;4
Si l’on revient à cette comparaison avec les microbes, on peut noter toutefois que nous faisons plutôt face à un trait d’humour qu’à une réalité scientifique.
Car si l’on se réfère aux formes ondoyantes dessinées par Hector Guimard, dont quelques exemples sont représentés ci-dessus, on peut éventuellement y voir quelques bactéries répondant au nom de spirilles, borrelia ou autres vibrions cholériques, mais nous voilà tout de même assez loin d’un cours de biologie !
L’image qui vient le plus à l’esprit si l’on pense aux microbes est celle d’un des motifs (ci-contre) présents sur l’un des papiers peints du Castel Béranger. Mais il s’agit plus d’un microbe fantasmé que réel. Avec ses multiples flagelles il a surtout l’air très agressif ! Présent sur la frise qui illustre la toute fin de l’article, on peut supposer que c’est à ce détail que Fabre fait allusion.
Il semble en tout cas plus sûr de voir simplement l’audace de Guimard dans ces formes abstraites… qu’Alain Blondel et Yves Plantin se sont tout de même amusés à faire défiler au microscope à la fin !
Pour en finir avec la biologie, on rappellera également que les Allemands utilisaient parfois l’expression « Style ténia » pour qualifier de façon péjorative l’Art nouveau, un peu comme en France on dira le « Style nouille ». Cette dernière expression semble cependant ne venir en France que bien plus tard, malgré une citation du critique d’art Arsène Alexandre dans le Figaro du 1er septembre 1900, assurant que la « nouille [s’était] compromise avec l’os de mouton pour composer ce que l’on a appelé du nom générique, et bizarre, d’art nouveau. »
Arnaud Rodriguez, avec l’aide de Frédéric Descouturelle et Olivier Pons
[1] Emile de Lacombe, La maladie contemporaine : examen des principaux problèmes sociaux au point de vue positiviste (Paris : Alcan, 1960), p. 179
[2] Agathe Bigand-Marion, https://www.lecercleguimard.fr/fr/nos-actions/le-cercle-guimard-aide-les-etudiants/la-bibliographie-ancienne-de-guimard/
[3] Brillant élève à l’École nationale des Arts Décoratifs, Guimard fut en fait un élève moyen à l’École des Beaux-Arts, trop occupé par sa carrière naissante pour obtenir son diplôme avant l’âge limite de 30 ans.
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