En raison de la circulation d’informations contradictoires, on nous presse de toute part de donner notre opinion sur ce point crucial. Nous nous exécutons bien volontiers, d’autant plus que nous avions négligé d’apporter des nuances à l’opinion par trop tranchée que nous avions émises dans les deux ouvrages parus en 2003 et 2012 et qui ont établi une étude sérieuse sur le métro de Guimard[1]. La découverte récente d’une photographie en couleurs prise dans les années 60 est venue à point pour conclure notre article.
Pour définir les pièces de verre de forme mouvementée qui terminent les candélabres des entourages découverts des accès du métro de Paris de Guimard, nous avons adopté le terme employé à l’époque par la CMP (Compagnie du Métropolitain de Paris), celui de « verrine », plutôt que celui de « globe » qui renvoie à une image de sphère[2]. En raison de la faible luminosité de leur ampoule électrique entièrement recouverte par la verrine, il s’agit bien d’une fonction de signalisation nocturne et non d’éclairage. Cette dernière fonction, qui n’avait pas été prévue par Guimard, puisqu’elle n’avait pas été demandée[3], a été progressivement assurée par des lampes non recouvertes installées par la CMP sur les édicules et sur certains entourages découverts. Les entourages des accès supplémentaires[4], qui servaient alors uniquement à la sortie, n’avaient ni signalisation lumineuse, ni éclairage.
Originellement, ces verrines étaient en verre. Pour une étude plus complète, nous renvoyons le lecteur à notre dossier Hector Guimard, Le Verre pp. 20 à 23, publié en format pdf, en 2009, et toujours accessible sur notre site. Nous en redonnons ci-après certains éléments.
Nous connaissons le fournisseur de ces verrines grâce à quelques rares archives. La première est un document comptable de la CMP, du 12 septembre 1901, répertoriant les noms des différents fournisseurs et les frais engagés auprès de chacun d’entre eux pour le premier chantier de Guimard, c’est-à-dire la construction des accès en surface de la ligne 1 et de deux tronçons supplémentaires des futures lignes 2 et 6. Intitulé « Travaux des édicules/M. Guimard Architecte », ce document répertorie en fait les frais engagés à la fois pour les édicules et pour les entourages découverts. À l’avant-dernière ligne du document, on trouve : « Stumpf, Verrines […] 900 ».
Cette entreprise, plus connue sous le nom de « Cristallerie de Pantin », s’appelle alors Stumpf, Touvier, Viollet et Cie depuis 1888. Elle a été fondée à La Villette en 1851 par E. S. Monot puis transférée en 1855 à Pantin. Elle a rapidement prospéré, devenant, après la guerre de 1870 (et le passage de la cristallerie de Saint-Louis en territoire allemand), la troisième cristallerie française (après Baccarat et Clichy). Elle sera absorbée en 1919 par la verrerie Legras (Saint-Denis et Pantin Quatre-Chemins).
Le montant de 900 F-or correspond à 30 verrines à 30 F-or pièce, soit 13 paires de verrines pour les 13 entourages découverts du premier chantier, plus 4 pièces supplémentaires en cas de bris. Ce prix à l’unité est confirmé par un autre document comptable de la CMP concernant la ligne 2, non daté, établissant à 60 F-or le prix des deux verrines de chacun des entourages du tronçon allant des stations Villiers à Ménilmontant. Il y est bien précisé que ce prix est identique à celui fixé pour les entourages du premier chantier. Cet engagement de la Cristallerie de Pantin auprès de Guimard et de la CMP sur le maintien du prix des verrines pour les entourages de la ligne 2 fait également l’objet de trois documents (un manuscrit et deux dactylographiés) de novembre 1901 à janvier 1903.
Il y a eu 103 entourages Guimard sur le réseau et donc un nombre double de verrines mises en place sur leurs candélabres. Elles étaient encore en place en 1960 au moment du tournage du film de Louis Malle Zazie dans le métro d’après le roman de Raymond Queneau.
Les prêts précoces (ensuite transformés en dons) d’entourages Guimard, complets ou non, ont permis la préservation de leurs verrines. C’est ainsi que le portique de l’entourage découvert de la station Raspail, installé en 1906, est entré en 1958 au Museum of Modern Art de New York. Il en est de même pour l’entourage de la station Bolivar, installé en 1911 et entré en 1960 dans les collections du Staatliches Museum für Angewandte Kunst à Munich (non exposé).
Le musée national d’art moderne de Paris a lui aussi obtenu en 1961 un entourage complet, l’un des deux de la station Montparnasse (installés en 1910). Reversé au musée d’Orsay, il est visible à l’occasion d’expositions thématiques.
Peu après, en 1966, la RATP a fait don d’un entourage Guimard complet (sans porte-enseigne) à la compagnie de métro de Montréal. Cet entourage de sept modules en longueur et cinq en largeur a été composé à partir d’éléments puisés dans les réserves et résultant des démontages de certains accès. Il comprenait deux verrines en verre.
C’est donc plus tard, à une date qu’il est encore difficile de préciser, que la RATP a remplacé les verrines en verre par des équivalents en matériau de synthèse, de couleur rouge, moins chers, moins fragiles, mais bien moins beaux. Cependant, symptôme du long désintérêt de la RATP pour cette période de son histoire, les verrines qui avaient ainsi pu être récupérées lors de ces échanges ont par la suite mystérieusement disparu de ses réserves, si bien qu’elle n’en possédait plus une seule à la fin du XXe siècle.
Par chance, à l’occasion des travaux de restauration de l’accès de la station Victoria à Montréal, la compagnie de métro STP a eu la sagesse de remplacer elle aussi ses verrines en verre, déjà un peu endommagées, et d’en redonner une à la RATP en 2003[5].
Nous avons aussi eu connaissance de l’existence de verrines en verre[6], également rouges, sur une copie d’entourage Guimard en bronze se trouvant aux États-Unis. Cette présence inattendue, attestée par un rapport d’état[7] rédigé en 2002, confirme l’existence d’une filière de sorties frauduleuses de pièces du métro de Guimard vers les États-Unis.
Pour la fourniture des verres spéciaux destinés aux vitres et aux toitures des édicules et des pavillons, nous disposons du contrat liant la CMP, la Compagnie de Saint-Gobain et le verrier Charles Champigneulle. Ce contrat précise bien la couleur des verres prescrits. En revanche, pour la fourniture des verrines, nous n’avons pas trace d’un contrat initial qui nous aurait sans doute permis de connaître la couleur originellement envisagée par Guimard. Au vu de la couleur des verrines en verre connues, toutes rouge orangé, nous avions logiquement pensé qu’elles l’étaient toutes. Cette opinion était confortée par le fait que sur certains clichés anciens en noir et blanc, en tenant compte du reflet de la lumière, les verrines semblent bien être foncées, ce qui est compatible avec une couleur rouge.
Cependant cette opinion a été remise en cause par plusieurs faits.
Le premier, auquel nous aurions dû prêter une plus grande attention, est le cliché autochrome (donnant donc les couleurs réelles) de la station Porte d’Auteuil daté du premier mai 1920 et conservé dans la collection du musée départemental Albert-Kahn. Nous n’avions pas pu reproduire ce cliché dans le livre Guimard, L’Art nouveau du métro en raison de l’opposition du musée à sa publication. Depuis, ayant été inclus dans une exposition, il a été rephotographié par des visiteurs et se trouve ainsi accessible à tous grâce à Wikipédia.
On voit clairement sur ce cliché que les verrines ne sont pas rouges mais blanches. Pour l’instant et à notre connaissance, nous ne disposons pas d’autres clichés autochromes d’époque. À notre sens, les cartes postales colorisées telles que celles de la série « Le Style Guimard » éditées en 1903 à l’initiative d’Hector Guimard, ne peuvent servir de référence fiable puisque le procédé consiste, à partir d’un cliché en noir et blanc, à en atténuer le contraste et à y superposer des aplats de couleurs transparents qui, s’ils sont souvent vraisemblables, sont parfois différents de la réalité.
Ensuite, l’existence d’un entrefilet paru en 1907 dans le quotidien conservateur Le Gaulois remet définitivement en cause cette certitude d’une exclusivité de la couleur rouge des verrines. Cet article de presse nous avait échappé en 2003 et en 2012. Nous devons sa découverte à un auteur dont nous ne citerons pas le nom.
Cet article donne tout d’abord la raison pour laquelle la couleur rouge a été préférée à la blanche : une signalisation nocturne plus efficace. Il semble aussi régler la question de la mutation en établissant qu’en août 1907 la CMP a procédé à un essai de verrines rouges sur l’entourage découvert de la station Monceau (ligne 2) et qu’un mois plus tard, en septembre 1907, sept stations supplémentaires en étaient pourvues. Dans le même temps, sur les autres entourages de Guimard, la CMP avait obtenu une couleur rouge en plaçant des ampoules rouges dans les verrines blanches. Notons au passage que l’auteur justifie cette mesure provisoire par la « [sauvegarde] de l’allure harmonieuse des portiques que les globes rouges eussent gâtés, dans la journée ». Cette justification est d’autant plus étrange que le rouge, agissant comme une couleur complémentaire du vert des fontes, est plus satisfaisant à l’œil que le blanc. Le journaliste aurait-il recopié un « élément de langage » communiqué par la CMP ?
En 1907, les verrines rouges étaient donc destinées à remplacer progressivement les blanches. Et pourtant, il est fort probable que l’entourage de la station Rome, photographié de façon certaine en 1903, comportait déjà des verrines rouges comme on le voit sur cet agrandissement du cliché de Charles Maindron (cf. plus haut).
Et au contraire, ce sont bien des verrines blanches qui apparaissent sur la plaque autochrome de l’entourage de Porte d’Auteuil (cf. plus haut). Dans ce cas, il s’agit pourtant des tout derniers entourages Guimard à avoir été posé par la CMP, sur la ligne 10 en 1913[8]. Il aurait donc logiquement dû recevoir des verrines rouges. Mais à un moment où il était sans doute question d’abandonner définitivement la mise en place d’accès Guimard, il est probable que ce sont des verrines blanches provenant des échanges antérieurs qui ont été utilisées.
Pour conclure cette petite étude, nous avons enfin eu l’occasion de découvrir l’image d’une verrine blanche grâce au fonds photographique que notre ami Laurent Sully Jaulmes a légué au Cercle Guimard. Elle n’est qu’un détail d’un cliché très étonnant pris en Allemagne en 1967 et sur lequel nous reviendrons un jour. La verrine était à cette occasion utilisée comme lustre.
Nous ne désespérons donc pas de voir arriver sur le marché de l’art dans les prochaines années des verrines en verre car nous ne pouvons pas croire que la quasi intégralité de celles qui ont été originellement mises en place ont été détruites par la suite. Au contraire, un nombre suffisant d’entre elles doit encore être stocké chez des particuliers. Avec le renouvellement des générations, elles vont immanquablement ressurgir, ce qui nous permettra sans doute d’admirer de plus près ces magnifiques vaisseaux de verre, qu’ils soient rouges ou blancs.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Le Métropolitain de Guimard, éditions Somogy, 2003 ; Descouturelle Frédéric, Mignard André, Rodriguez Michel, Guimard, L’Art nouveau du métro, éditions de La Vie du Rail, 2012.
[2] Un des premiers dessins d’entourage à fond arrondi, le projet n° 2, non validé par les autorités, montrait des verrines de forme globulaire, enserrées dans une mâchoire de fonte, cf. notre article Un porte-enseigne défaillant sur les entourages découverts du métro.
[3] Pour les entourages découverts, le concours de 1899 (auquel Guimard n’avait pas participé) prescrivait la présence d’un poteau indicateur, sans faire mention d’une source lumineuse. Cependant, la plupart des candidats en avait intégré une à leur proposition.
[4] Entourages bas à cartouches implantés sur le réseau à partir de 1903-1904.
[5] L’autre verrine a été confiée au Musée des beaux-arts de Montréal.
[6] L’une des verrines est alors remisée et remplacée par un équivalent en matériau de synthèse.
[7] Ce constat d’état, effectué chez le propriétaire de la copie d’entourage à Houston, a été rédigé le 27 juin 2002 et signé par Steven L. Pine, decorative arts conservator attaché au musée des Beaux-Arts de Houston, spécialiste de la conservation des métaux. Il fait référence à un précédent constat du l6 juin 1999.
[8] Il partageait d’ailleurs avec l’entourage de la station Chardon-Lagache une singularité dans l’accrochage des écussons, signe, peut-être, d’un changement dans les équipes de montage.
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