Après un aperçu sur les maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine qu’ont été Soubrier et Épeaux, nous nous intéressons à Louis Brouhot (1869-1926), un fabricant d’une envergure modeste et sur lequel les informations sont encore restreintes. Son implication dans le style moderne a été immédiate et sincère avec un style reconnaissable entre tous et qui tranchait sur la production plus composite du Faubourg en matière d’Art nouveau. Sa fantaisie a hérissé certains chroniqueurs mais n’a pas empêché ses meubles de bien se vendre. De fait, ils se retrouvent à présent assez régulièrement sur le marché de l’art. Mais, par une étonnante pirouette de l’histoire, ils ont très majoritairement été dépossédés de leur attribution au profit d’un autre acteur du mouvement moderne que nous avons déjà rencontré dans nos articles précédents.
Louis Brouhot a probablement été formé dans l’atelier de son père Claude, Joseph Brouhot, originaire de la Haute-Saône et marié à Paris, qui était menuisier en fauteuils, installé dans le XIIe arrondissement[1]. Ses adresses de domiciliation et d’installation ont varié à de multiples reprises. En 1891, Louis Brouhot était domicilié 76 rue du Faubourg Saint-Antoine[2], en 1895, au 38 rue Faidherbe[3] ; en 1899 lors de son mariage, il habitait au 30 rue de Reuilly[4] alors que son atelier était au 31 rue de Reuilly[5]. Un an plus tard, lors de la naissance de son fils, il habitait au 14 rue de Picpus, alors que son atelier était au 15 rue de Picpus[6]. Il a conservé cette adresse professionnelle au moins jusqu’en 1905[7], avant de transférer son atelier avant 1910 à peu de distance au 161 rue du Faubourg Saint-Antoine[8].
La première mention connue de Louis Brouhot figure dans les annales du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie[9], une fondation créée sous le Second Empire au sein du Faubourg. En 1897[10], il a concouru et remporté le premier prix du premier concours de dessinateurs[11] organisé par le Patronage. À une époque où probablement très peu de meubles de style Art nouveau étaient mis en fabrication, il a su capter les codes visuels de ce style qui commençait à se répandre dans les revues spécialisées. Le fait que son dessin ait remporté le concours prouve qu’il a été présenté à un moment et au sein d’un environnement plus propice à la nouveauté que ce que l’on pensait jusqu’ ici. Le président du jury était d’ailleurs Alexandre Sandier, nommé directeur artistique de la Manufacture Nationale de Sèvres en 1897 et acquis au nouveau style[12]. Certes, sur le dessin de Brouhot, le décor mural particulièrement exubérant dissimule un peu certaines habitudes de composition héritées des styles passés, notamment sur le fauteuil et le corps bas du buffet, mais nombre des motifs décoratifs qu’il a ensuite exploités pendant quelques années sont déjà là. Le fait que Brouhot se revendique comme « dessinateur » implique qu’il a mis au premier plan son activité de créateur de modèles, contrairement à une partie des fabricants du Faubourg qui se contentaient de réaliser des copies ou d’exécuter des modèles qui leur étaient fournis
Après ce dessin, Brouhot semble ne plus avoir fait parler de lui pendant quelques temps. À notre connaissance et contrairement à ce que publient les notices du marché de l’art, il ne semble pas avoir participé à l’Exposition universelle de Paris en 1900, peut-être par manque de moyens. De ce fait, son nom n’a pas été associé à ceux du Faubourg qui depuis 1899 préparaient leur participation à l’Exposition avec l’ambition de rejoindre la petite cohorte des novateurs français.
La première publication d’un de ses meubles n’est intervenue qu’en 1901 où un important cabinet en érable sycomore a été exposé au salon de la Société des artistes français[13]. Il possède de nettes accointances avec le dessin du buffet de 1898, reprenant notamment les parois latérales ajourées de son corps haut et les motifs sculptés en serpentins. Au sein d’une structure encore raide posée sur six pieds, le grand panneau du volet central est traité en marqueterie avec une figure dans le style d’Alfons Mucha représentant une artiste peintre dont la tête semble émettre des rayons lumineux ou éclipser le soleil. Des motifs naturalistes, ombelles, chardons, tulipes, iris, sculptés ou marquetés complètent le reste du décor.
Ce cabinet a été à nouveau exposé l’année suivante au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais en 1902.
Pour ce premier Salon du mobilier auquel avait massivement participé les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Brouhot qui était alors installé à son compte au 15 rue de Picpus, était en compétition avec des confrères aux capacités financières supérieures à la sienne et qui pour certains, comme Mercier ou Dumas, avaient déployé des efforts très importants pour présenter des ensembles complets luxueux. Deux planches, parmi les dernières du portfolio[14] consacré aux créations de style Art nouveau présentées lors de ce salon, permettent de se faire une idée de son stand. Celui-ci, sans doute articulé en deux espaces, avait à la fois un caractère audacieux avec la menuiserie de son plafond vitré peint à l’émail et un aspect sommaire avec ses plinthes à peine dégrossies et sa décoration murale peinte d’une scène champêtre à peine esquissée.
Outre le cabinet cité plus haut, l’ensemble mobilier en sycomore teinté vert présenté était une salle à manger sur le thème de « la cuisine aux champs ». La forme générale de ces meubles était pourtant éloignée du caractère rustique et traditionnel que l’on pouvait attendre de ce thème champêtre. Au contraire, en utilisant des membrures arquées détachées des compartiments des meubles, qui jaillissent du sol puis se subdivisent en renouvelant leur force ascensionnelle pour venir soutenir des étagères, Brouhot s’insérait dans la lignée des créateurs de meubles de style art nouveau qui ont utilisé l’idée de la force de croissance des plantes pour composer leurs œuvres, idée développée parallèlement à Nancy dans le mobilier d’Eugène Vallin et dans le meilleur de celui de Louis Majorelle. Il l’a fait avec une originalité et une sincérité qui le démarquaient nettement des approximations stylistiques de la plupart de ses confrères du Faubourg et le rapprocheraient même des productions nancéiennes.
Le décor des meubles est, lui, bien en rapport avec le thème annoncé puisqu’on retrouve effectivement un chaudron fumant, des fleurs de solanée (la pomme de terre) et une grappe de raisin sur les marqueteries des panneaux centraux de la desserte et du buffet. Sur ce dernier, une touffe de chardons participe aussi à cette évocation de la campagne. Ces marqueteries, souvent cernées pour mieux faire ressortir les motifs, sont d’un dessin simple. Mais ni leur sujet, ni leur coloration n’ont emporté l’adhésion du critique d’art Henry Harvard[15] qui, dans le compte rendu de l’exposition publié dans la Revue de l’Art ancien et moderne, après avoir condamné la tendance aux meubles multifonctionnels, s’est attaqué au mobilier de Brouhot, lui reprochant son caractère illustratif et symboliste, une mode qu’on avait bien voulu tolérer chez les nancéiens quelques années plus tôt, mais qui commençait à lasser.
C’est à nouveau la fleur de pomme de terre qui est sculptée au niveau du pied central de ces deux meubles et qui est probablement également présente sous forme de boutons floraux en partie supérieure.
D’autres éléments décoratifs méritent d’être signalés comme les montants qui semblent être ligaturés par des lianes.
Pour les sièges accompagnant cette salle à manger, Brouhot a repris une disposition des pieds qui était fréquente au XVIIIe siècle pour les sièges de bureau et qui permet de disposer commodément ses jambes de part et d’autre du pied central. Comme on peut le voir sur les pieds du fauteuil ci-dessous, la teinture verte appliquée sur le sycomore prend l’aspect de coulures.
Des lignes aux directions changeantes, comme capricieuses, accompagnent la structure des meubles. Certaines sont en bois sculpté, d’autres sont des fils de laiton torsadés annexés à des plaques de laiton découpées et mises en forme.
Ces parties métalliques, peu communes dans le mobilier moderne, ont peut-être été inspirées par le mobilier du hongrois Sandor Buchwald présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, entièrement composé de panneaux de cuivre et de fils de laiton aux enroulements et inflexions semblables à ceux de Brouhot.
Elles sont devenues pendant quelques années l’une des caractéristiques de son mobilier, permettant de l’identifier à coup sûr, comme c’est le cas avec cette sellette-vitrine.
On la retrouve sur une publicité de Brouhot, visible sur le dessin que tient une figure féminine peignant, proche de celle du cabinet de 1901. On remarque à cette occasion que la qualification d’Art nouveau de cette production est clairement revendiquée.
D’autres détails décoratifs itératifs peuvent encore être relevés, comme le motif apical du cabinet de 1901 — probablement une fleur de chardon — qui a été repris et transformé sur de nombreux meubles,
ou la fine planche cintrée et plaquée, présente sur de nombreux bureaux de dames, chevets de lit, tables à thé et armoires. Elle est le plus souvent en rouleau, parfois en ogive.
Pendant plusieurs années, Brouhot a développé cette ligne de mobilier et ce type de décor sculpté ou marqueté. Comme la plupart des fabricants, il a produit des meubles luxueux, comme ceux présentés au second Salon du Mobilier de 1905,
et parallèlement, de nombreuses déclinaisons à bon marché où les décors sont très simplifiés mais —signe de l’existence d’un style bien personnel — où les lignes restent reconnaissables.
Parallèlement à cette simplification des structures et des décors que nécessitait l’édition de mobilier à bon marché, la tendance générale qui s’exprimait à partir de 1905 était celle d’un « retour à l’ordre ». Il s’est traduit chez certains fabricants par un abandon pur et simple de l’Art nouveau et chez d’autres, plus capables d’adaptation, par l’évolution vers le futur style Art déco où la géométrisation était privilégiée. La première tendance est manifeste sur la table, le buffet et les chaises présentés au troisième Salon du mobilier en 1908 où sur une structure rigidifiée, des motifs néo-Louis XVI voisinent avec des détails naturalistes.
Signe qu’ils continuaient à se vendre, sur le même stand, Brouhot continuait à présenter certains de ses meubles datant de 1902 : sellette, desserte et table à thé.
Nous ne connaissons pas l’évolution ultérieure de son style et en particulier s’il a continué à suivre les tendances modernes. Son décès précoce en 1926, un an après l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, ne semble pas lui avoir permis de s’affirmer dans ce nouveau style. Grâce aux archives du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie, nous savons que, comme d’autres patrons du Faubourg, parallèlement à son activité de fabricant, il s’est investi dans la vie associative en devenant rapidement conseiller du Patronage et membre régulier des jurys de ses concours professionnels, puis qu’il est devenu membre du bureau du Patronage en 1913.
Lors des recherches effectuées pour préparer cet article, il est apparu que du mobilier visiblement dessiné ou même exécuté par Brouhot avait été commercialisé par d’autres fabricants. C’est sans doute le cas d’un modèle assez simple de chambre à coucher qui figure dans un registre de dessins de la maison Soubrier, sans qu’il soit fait mention de son origine. Ce registre étant daté 1900-1901, cela pourrait signifier que Brouhot a pu tout simplement vendre un dessin à Soubrier qui l’aurait fait exécuter dans ses propres ateliers, sans que cela implique que Brouhot n’ait alors pas été en mesure de produire lui-même ce type de meubles. Mais nous n’excluons pas une autre possibilité, celle d’une copie pure et simple du style de Brouhot par la maison Soubrier qui s’est s’illustrée par des emprunts très visibles à d’autres créateurs modernes.
Il existe d’autres exemples d’alliances entre fabricants puisque nous connaissons au moins deux exemples de salle à manger de Brouhot qui ont reçu des étiquettes d’autres fabricants. C’est le cas de deux salles à manger dont l’une est conservée au Musée des arts décoratifs de Prague (cf. plus bas). Toutes deux portent au dos une étiquette « Mercier Frères », une des plus importantes maisons du Faubourg.
Quant à l’une des deux chambres à coucher qui figuraient au sein de feu le Musée Maxim’s, elle portait une étiquette « A. Bastet » un fabricant, décorateur et revendeur lyonnais[16]
Il y a peu de chance pour que ces transferts de fabrication ou de diffusion aient été propres à Brouhot. Au contraire, il est plus probable qu’ils étaient monnaie courante au sein du Faubourg et au-delà et que c’est notre connaissance encore partielle de ce milieu qui nous les ait fait ignorer.
En dehors des caractéristiques propres à son style, le mobilier de Louis Brouhot a une autre particularité, assez unique, celle d’avoir été majoritairement publié et vendu pendant un bon demi-siècle sous le nom d’autres acteurs du mouvement Art nouveau. La confusion a commencé avec le livre consacré à l’Art nouveau que le commissaire-priseur Maurice Rheims a publié en 1965 où une armoire à glace de Brouhot, à la silhouette dérivée du cabinet de 1901, était attribuée à Eugène Grasset[17] dont les productions pour la décoration intérieure n’ont pourtant rien à voir avec le style de Brouhot.
Cette armoire, est sans doute celle qui est à présent exposée (avec le lit et la table de chevet de la chambre dont elle fait partie) au Bröhan Museum à Berlin. Dans une vidéo récemment publiée sur YouTube, le musée attribue d’ailleurs toujours cette chambre à Eugène Grasset.
Mais l’erreur la plus répandue a été l’attribution du mobilier de Brouhot à Léon Bénouville[18]. Ingénieur centralien, architecte diocésain, disciple d’Anatole de Baudot et également créateur de mobilier, Bénouville avait pourtant un style radicalement différent de celui de Brouhot et il est hautement improbable que lui et Brouhot aient jamais collaboré. Mais, illustration de la compétence toute relative des experts exerçant alors dans le domaine de l’Art nouveau à la fin du XXe siècle, le simple rapprochement des initiales de ces deux créateurs a suffi à créer cet amalgame. En effet, les meubles de Louis Brouhot ne portent pas de signature lisible mais seulement des initiales LB (ou parfois BL) ainsi que des numéros de modèles marqués au pochoir sur leur face postérieure.
Cette attribution abusive à Bénouville du mobilier de Brouhot est passée dans les catalogues de ventes et même dans certains catalogues d’exposition[19].
Nous pensons avoir été le premier à signaler cette erreur dans un article paru en 1992[20] dans la revue des Amis du musée de l’École de Nancy et longtemps resté sans retentissement notable.
Bien entendu, les meubles de Brouhot ont aussi été donnés au nancéien Louis Majorelle à qui le marché de l’art a attribué pendant des décennies de nombreux meubles de style Art nouveau non signés. C’est le cas de la salle à manger que possède depuis 1966 le Musée des arts décoratif de Prague[21], en dépit de l’absence de signature de Majorelle et même de la présence au dos d’une étiquette « Mercier Frères ».
Ce n’est que ces dernières années que le marché de l’art dont l’expertise est maintenant dévolue à une nouvelle génération bien mieux formée, a commencé à revenir à des attributions correctes.
Même si, de façon curieuse, certains experts, tout en signalant l’ancienne erreur et en proclamant qu’« il aura fallu près d’un siècle pour qu’enfin [Brouhot] reprenne la place qui lui revient » continuent tout de même, soit par sécurité, soit par déférence envers leurs devanciers, à donner l’attribution à « Brouhot ou Bénouville ».
En dehors des ventes aux enchères, les occasions d’examiner en France du mobilier de Brouhot ne sont pas nombreuses. Si le plus bel exemple d’ensemble conservé en collection publique est à Prague (cf. plus haut), depuis la fermeture en 2017 du musée Maxim’s qui faisait la part belle au mobilier Art nouveau du Faubourg, on peut encore voir un cadre de glace de Brouhot à l’accueil d’un hôtel de l’avenue Victoria, et, en dehors de Paris, une chambre au sein de la collection Perrier-Jouët à Épernay.
Il arrive également que l’on croise du mobilier de Brouhot dans des films, plutôt anciens à présent, tel Le Viager, tourné en 1972. Les décorateurs de cinéma ou de télévision ont visiblement eu à leur disposition pendant des décennies de tels meubles incarnant parfaitement un intérieur petit-bourgeois démodé.
Frédéric Descouturelle
Nous remercions Mme Lucie Teneur du CFA La Bonne Graine qui nous a fourni des renseignements sur l’implication de Louis Brouhot au sein du Patronage des Enfants de l’Ébénisterie, ainsi que Fabrice Kunégel qui s’est intéressé avec nous à Louis Brouhot dans les années 1990. Il nous a fourni plusieurs documents, ainsi que les renseignements généalogiques obtenus auprès de la famille de Brouhot. Merci également à Michèle Mariez qui nous a fourni un dessin provenant des archives de la maison Soubrier.
Notes
[1] Cette famille avec cinq enfants dont trois garçons était fortement insérée dans le milieu du meuble puisqu’à la naissance de Louis Brouhot, l’un des témoins était son grand-père maternel, monteur en bronzes, domicilié sur Bécarria, et l’autre témoin était menuisier en fauteuil. D’autres Brouhot ont également été retrouvés : Constantin Brouhot, cousin du père de Louis Brouhot, menuisier domicilié 98 rue Oberkampf en 1868 ; Jules Brouhot, frère de Louis Brouhot et qui a également participé aux concours du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie ; Édouard Brouhot, sculpteur domicilié 23 rue Voltaire en 1914. Ce dernier est peut-être le sculpteur du nom de Brouhot installé au 81-83 rue du Faubourg Saint-Antoine, retrouvé dans les almanachs du commerce de Paris.
[2] Liste électorale, 1891.
[3] Information transmise par le CFA de La Bonne Graine – école d’ameublement de Paris. Cette adresse peut aussi avoir été celle d’un ascendant de Louis Brouhot.
[4] Contrat de mariage du 7 juin 1899 par Me Robin à Paris
[5] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[6] Adresse portée sur les planches du portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902.
[7] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[8] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[9] Le Patronage industriel des enfants de l’Ébénisterie a été fondé en 1866 par Henri Lemoine sous le nom de Patronage des enfants de l’Ébénisterie, dans le but pour d’organiser l’apprentissage dans les industries de l’ameublement. Elle est aujourd’hui connue sous le nom d’École d’Ameublement de Paris – La Bonne Graine, au 200 bis, boulevard Voltaire à Paris. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chambre_d%27apprentissage_des_industries_de_l%27ameublement. Voir également notre article sur Vincent Épeaux au Faubourg Saint-Antoine.
[10] Le concours a vraisemblablement eu lieu en 1897 et ses résultats ont été proclamés en 1898, date qui figure sur le document de La Bonne Graine. Source : ibid.
[11] Ce concours ouvert à tous comportait deux épreuves : une étude libre d’ensemble d’un sujet, et une étude sur place d’un sujet restreint en lien avec le sujet principal en cinq heures et sans communication extérieure. Source ibid.
[12] L’année suivante, le président du concours était Frantz Jourdain, ami de Guimard et l’un des principaux soutiens de l’émergence de l’Art nouveau en France. D’autres personnalités liées au style Art nouveau ont également présidé ce concours : Charles Génuys en 1900, Eugène Grasset en 1905. Source ibid.
[13] La seule source actuellement retrouvée concernant cette participation au salon de la SAF est dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan. Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[14] Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
[15] « Encore doit-on savoir gré à M. Louis Malard d’avoir résisté à l’endémique attraction de la xylopolychromie, fort en honneur auprès de certains novateurs et dont M. Brouhot expose des spécimens aussi troublants qu’étranges. Il nous est impossible en effet de trouver le moindre charme à ses mosaïques de bois colorés teints ou « naïfs », exprimant dans des tonalités heurtées une flore conventionnelle, se détachant sur des levers de lune fuligineux ou sur la rutilance des couchers de soleil, ou encore nous montrant, en des paysages élégiaques, la rêverie de vierges grêles, échevelées, figurant des allégories symboliques. Ce n’est plus l’histoire romaine mise en madrigaux, comme rêvait de l’écrire le Mascarille des Précieuses ridicules. C’est la Nature et la Poésie traduite en tables de nuit, en cabinets, en servantes, en armoires à bijoux. » Henry Harvard, La Revue de l’Art ancien et moderne, oct. 1902, p. 260, à propos de l’Exposition des Industries du Mobilier au Grand Palais à Paris en 1902.
[16] Cette étiquette a entraîné pendant quelques années une fausse attribution de la chambre à coucher à ce fabricant lyonnais.
[17] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, notice 299, Arts et Métiers graphiques, 1965.
[18] Cf. les articles publiés en 2024 sur notre site internet : Le Faubourg Saint-Antoine et l’Art nouveau (1895-1905) – Troisième partie : vers le mobilier « à bon marché » et Encore des chats !
[19] RHEIMS, Maurice, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, Arts et Métiers Graphiques, 1965.
VIGNE, Georges, Le XVIe arrondissement mécène de l’Art nouveau, catalogue de l’exposition qui s’est tenue successivement à Paris, Beauvais et Bruxelles en 1984, n° 107, p. 7, Délégation à l’Action artistique de la Ville de Paris, 1984.
L’Art nouveau La Révolution décorative, Pinacothèque de Paris – Skira, exposition 18 avril – 8 septembre 2013., p. 58, table à thé.
[20] DESCOUTURELLE, Frédéric, « Léon Bénouville – Louis Brouhot, confusion entre deux créateurs de mobilier parisiens », Arts Nouveaux, revue de l’Association des Amis du Musée de l’École de Nancy, n° 8, 1992.
[21] Cette salle à manger a été achetée en 1966 par le Musée des arts décoratifs de Prague à la famille pragoise Grégr qui l’aurait acquise lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Vital Art Nouveau 1900, catalogue de l’exposition au Musée des Arts Décoratifs de Prague, p. 230-232, U(P)M, Arbor Vitae, 2013.
Après avoir présenté l’émergence du style art nouveau au sein du Faubourg Saint-Antoine, puis l’attitude vis-à vis de ce courant moderne de la maison Soubrier, l’une des maisons les plus anciennes et les plus caractéristiques du Faubourg, nous allons aborder, dans cet article et dans le suivant, la production de deux maisons, nouvelles dans le faubourg à la fin du XIXe siècle et qui ont illustré ce style chacune à leur façon, mais toutes deux précocement.
Né en 1862, à Anché dans la Vienne d’où est originaire sa famille, Vincent Épeaux s’est marié en 1891 avec Marthe Jacquelin[1]. L’année suivante, alors qu’il était dessinateur en mobilier, il demeurait au 100 avenue des Ternes dans le XVIIe arrondissement de Paris[2]. Il n’était donc pas le successeur d’une maison de production familiale implantée dans le Faubourg, ni même ailleurs dans Paris car son nom, inexistant auparavant dans l’Almanach du Commerce à Paris, n’y est apparu qu’en 1894[3]. Compte tenu des délais de fabrication de ces annuaires, le début de son activité en tant qu’ébéniste indépendant se situe donc en 1893, c’est-à-dire à l’âge de 31 ans. Sa nouvelle adresse, au 81-83 avenue Ledru-Rollin (à proximité de la rue du Faubourg Saint-Antoine) est restée identique tout au long de sa carrière, signe qu’il y était commodément installé. Il s’agit d’un grand immeuble post-haussmannien cossu, nouvellement construit en 1892.
Cette installation dans le neuf est plutôt en faveur de la création d’une entreprise et non d’une succession. Cependant, sur la couverture du catalogue édité vers 1913, Épeaux revendiquait la direction d’une maison fondée en 1872, sans plus de précision[4].
Son atelier occupait l’un des emplacements dans la longue cour qui communique à l’arrière avec le 18 rue Saint-Nicolas[5].
D’autres professionnels du bois et de la décoration y occupaient les autres ateliers : ébénistes[6], miroitier, doreur, fabricant de jouets, de toilettes, de cannage, etc., toutes professions qui se retrouvaient d’ailleurs dans chaque immeuble du quartier. S’il a probablement logé avec sa famille dans l’un des nombreux appartements sur rue ou sur cour, il est peu probable qu’Épeaux ait initialement loué l’un des deux magasins sur rue. Celui du 81 avenue Ledru-Rollin a pu être occupé par H. Aubenet, un décorateur d’appartement, et celui du 83 l’était par la Brasserie de la Poste.
Les annonces publiées dans l’Almanach commercial de Paris étaient réduites au strict nécessaire puisqu’Épeaux s’abstenait de figurer dans la rubrique « ébéniste » et « fabricant de meubles sculptés » comme le faisaient des maisons plus importantes (Mercier, Pérol, Krieger) qui y publiaient de petits encarts. Cette notion, jointe au fait qu’il s’agissait d’une création, désignent l’entreprise d’Épeaux comme une petite unité de production qui comptait initialement sans doute moins d’une dizaine d’employés.
Vincent Épeaux aurait pu faire évoluer son entreprise comme tant d’autres au Faubourg Saint-Antoine dont il n’est resté que peu de traces, mais il a choisi de s’intéresser à l’émergence de l’Art nouveau. Sans doute sa formation de dessinateur en mobilier a-t-elle pu le mettre en contact avec quelques personnalités novatrices et le sensibiliser aux évolutions en cours. Nous ne connaissons pas ses premières réalisations dans ce style, mais elles ont dû exister car sa participation à l’Exposition universelle de 1900 n’a pas pu se réaliser sans être précédée par d’autres meubles où la volonté de modernité avait pu s’afficher. Parmi ces hypothétiques meubles, nous serions tentés d’y inclure le buffet ci-dessous. Son image, parue tardivement en 1921, le donne pourtant comme ayant été créé en 1903, alors que son allure à la fois moderne et néo-Renaissance assez malhabile le différencie nettement du mobilier d’Épeaux après 1900.
À l’Exposition, la classe 69, celle des « meubles à bon marché et des meubles de luxe » était installée au rez-de-chaussée du palais médian de l’Esplanade des Invalides, du côté de l’avenue de Constantine. Des portiques divisaient l’espace en salles et, pour éviter les banales juxtapositions de meubles, chaque exposant pouvait disposer d’un ou plusieurs salons sur estrade, ouverts du côté de la circulation du public[7]. Les styles classiques y côtoyaient le style moderne. Épeaux a donc décidé d’y faire un coup d’éclat en y présentant une grande salle à manger complète en acajou comprenant une table et un nombre indéterminé de chaises (en règle douze), un buffet, une desserte, un argentier et une cheminée, le tout sur le thème de la fleur du pommier. C’est aussi sur ce thème qu’il a fait confectionner une carte sur laquelle les cercles, en haut au centre, sont en attente des médailles à glaner.
Cet ensemble copieux et d’une très belle finition lui a valu une médaille d’argent, mais malgré cette distinction, nous ne disposons pas pour l’instant de bonnes photographies prises à cette occasion. Les grandes revues qui se consacraient à l’art décoratif l’ont ignoré et c’est à peine si sa table a été publiée dans la Gazette des Beaux-Arts en 1901[8].
Le portfolio Meubles de style moderne Exposition universelle de 1900[9] l’a également négligé. En fait, nous ne la connaissons vraiment que par les éléments qui sont parvenus jusqu’à nous, et en particulier lorsqu’elle est partiellement réapparue à New York en 1988 dans une galerie[10].
Elle était alors incomplète car si le buffet, la desserte, la table et l’argentier étaient présents, il manquait la cheminée. Quant aux chaises qui accompagnaient l’ensemble, elles étaient d’une teinte de bois un peu différente et surtout d’un motif décoratif autre. En fait, il s’agissait d’un modèle de la maison Devouge & Colosiez[11], probablement diffusé à partir de 1902, que l’antiquaire américain avait utilisé pour compléter dignement la salle à manger.
Les véritables chaises de la salle à manger d’Épeaux étaient très probablement fort différentes, d’une essence et surtout d’un décor aux fleurs de pommier en rapport avec l’ensemble. Nous n’en connaissons qu’un exemplaire, longtemps resté en collection privée et qui n’est repassé que récemment en vente publique.
Peu après sa présentation en galerie, la salle à manger (avec les chaises de Devouge & Colosiez) a été mise en vente chez Christie’s à New York en 1990[12], puis 25 ans plus tard en 2015 chez Sotheby’s, toujours à New York[13]. À ces occasions, ses éléments ont de nouveau été photographiés et ont été séparés lors de la seconde vente.
Le buffet est à présent dans les réserves du Wolfsonnian museum à Miami Beach en Floride.
L’argentier fait à présent partie de collection de la galerie Zéhil à Monaco.
La table est à présent dans une grande collection privée américaine à Chicago (en compagnie des chaises de Devouge & Colosiez).
La desserte est actuellement en collection privée, de localisation inconnue.
Comme le suggérait Roger Marx dès 1901, ce mobilier parisien s’inscrivait clairement dans le style nancéien qui voulait qu’à la fois structure et ornementation soient composées d’après la Nature. Mais il est évident qu’avec sa construction très orthogonale sur laquelle sont plaqués des arrangements artificiels de lignes, il ne pouvait lutter avec les meubles de Gallé et surtout avec ceux de Majorelle dont les structures à la fois souples et ordonnées étaient alors sans équivalents dans le mobilier moderne. Le rapport du jury pointait d’ailleurs d’emblée l’essentiel de ses caractéristiques :
« […] Il a déployé dans son œuvre un travail très tenace et très sérieux ; et en dépit de quelques erreurs architecturales, il faut sincèrement le féliciter. La cheminée et le buffet sont en acajou de Cuba, avec des fonds en bois d’or du même pays. Sur la table à découper des céramiques et sur la table à manger des marqueteries répètent le thème floral. On peut ne pas admirer les enchevêtrements bizarres et peut-être superflus qui règnent de-ci de-là, aux frontons notamment, mais on ne saurait trop louer le soin jaloux avec lequel les détails ont été traités : le groupement harmonieux des fleurs est digne de tous les éloges[14]. »
C’est en 1902 que sont parues des photos de la cheminée, à nouveau exposée au Salon du mobilier qui s’est tenu au Grand Palais. Il est donc vraisemblable que le client qui a acheté la salle à manger après l’Exposition universelle (ou qui l’avait commandée auparavant) possédait déjà une cheminée.
Au Salon du mobilier en 1902 au Grand Palais, sur son stand placé sur le pourtour de la nef, Épeaux présentait un ensemble de chambre à coucher aux meubles plus simples et donc plus vendables que deux ans auparavant. Il y utilisait un jeu de lignes courbes séparant les panneaux. Ceux-ci, d’une essence plus claire, étaient enjolivés de marqueteries de pavot, un motif presque convenu pour symboliser le sommeil. Comme un tic décoratif issu de la copie et de la réinterprétation continuelle du mobilier rocaille ou comme un hommage à la commode de Gallé Les Parfums d’autrefois (1894), un bouquet sculpté des mêmes fleurs persistait à couronner les meubles, à un moment où les décorateurs les plus avancés dans le style moderne s’abstenaient de placer sur leurs créations ce genre de motifs superfétatoires.
Curieusement, on retrouve ce bouquet sculpté apical[15], ainsi que des sculptures florales aux lignes souples et une découpe semblable des joues de l’armoire sur une chambre à coucher de Georges Nowak[16] présentée au même salon. Seules les épaisses pointes d’angles comme étirées qui ont caractérisé le mobilier de Nowak pendant quelques années permettent de le reconnaître.
Si comme la plupart des exposants, Épeaux s’efforçait de briller par de beaux meubles sculptés, il ne négligeait pas non plus de montrer qu’il en exécutait aussi de beaucoup plus abordables, exécutés plus simplement dans des planches découpées.
Après cette importante manifestation, Épeaux a encore régulièrement exposé ses nouvelles créations et tout d’abord au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1904 où il a présenté un lit et un chevet en acajou et amboine. Ce sont probablement les mêmes meubles qu’il a exposés l’année suivante à la seconde édition du Salon du mobilier[17], toujours au Grand Palais. Le motif d’ombelles, la ligne générale et même certains détails de ces meubles auraient très bien pu les faire passer pour de purs produits nancéiens.
Comme pour la première édition du Salon du mobilier en 1902, Épeaux a également exposé des meubles plus économiquement réalisés par découpe dans des planches d’épaisseur constante.
Cette fois, son stand faisait partie d’un îlot central, tandis que sa participation au Concours de mobilier pour habitations à bon marché se trouvait au premier étage, avec celle des autres concurrents. Tout en prenant part à ce concours, il faisait également partie de son comité.
Au sein du catalogue de ce salon, Épeaux s’est offert une pleine page de publicité, mais sans doute conscient du retour en grâce des styles historiques qui s’effectue à ce moment, il a choisi de l’illustrer par une cheminée néo-Louis XV, son trumeau avec horloge intégrée et des boiseries. En fait, comme la plupart des fabricants ayant œuvré dans le style moderne, il ne s’est jamais privé de fabriquer et d’exposer ces valeurs commercialement sûres que constituaient les styles anciens, constamment demandés par la bourgeoisie.
La même année, du 14 au 30 octobre en 1905, il a participé à la première exposition de la Société d’Art Décoratif Contemporain qui s’est tenue à la galerie Georges Petit[18]. Au début de l’année précédente, Épeaux avait contribué à fonder cette société[19] qui entrait plus ou moins en rivalité avec la Société des Artistes Décorateurs[20] mais qui semble avoir eu une existence assez brève puisqu’elle n’a plus fait parler d’elle après cette manifestation initiale. Nombre de décorateurs ont d’ailleurs adhéré aux deux sociétés mais, pour sa part, Épeaux n’a pas exposé au salon des Artistes décorateurs.
En 1906, il a participé à l’Exposition universelle de Milan où il a à nouveau exposé la cheminée, reliquat de sa salle à manger de l’Exposition universelle de Paris en 1900[21].
Enfin, en 1913 à Gand, il a également participé à la dernière exposition universelle à avoir été organisée avant la Première Guerre Mondiale. À cette occasion, il était hors concours et membre du jury de la classe du mobilier.
Grâce au talent de ses sculpteurs, Épeaux était capable de produire dans son atelier de petits objets en ronde-bosse de grande qualité comme cet encrier.
Mais cette activité de création de modèles uniques a probablement diminué au profit de l’édition de meubles en séries, ce qui ne devenait possible qu’avec une augmentation du nombre de salariés. Cette production en série justifiait la publication de catalogue dont nous ne connaissons qu’un exemplaire, édité vers 1913. Des modèles modernes d’époque différentes y montrent l’évolution de son style vers la simplification, conformément à la tendance générale.
La chaise n° 353 mérite qu’on s’y arrête un instant.
Cette chaise dont le dossier et l’assise sont couverts d’un cuir au motif de marronnier a sans doute connu un certain succès. Il est probable qu’elle a été déclinée sous forme d’un canapé et certain qu’elle l’a été sous forme d’une méridienne. Nous la retrouvons à l’identique sur une planche d’un portfolio édité onze ans plus tôt, celui du salon des industries du mobilier de 1902, censée présenter des meubles de la maison Guérin[22].
La possibilité d’une erreur de légende d’époque existe car, si nous sommes à peu près sûr que la table est bien de Georges Guérin, le doute subsiste pour la sellette[23]. Mais cette chaise, dans sa version plus économique avec sa garniture en cannage, se retrouve aussi photographiée sur une planche d’un porfolio du 3ème salon du mobilier en 1908 censée présenter des œuvres de la maison Malard[24].
Il est donc possible que dans le milieu du mobilier parisien, au fonctionnement plus endogène qu’ailleurs, un modèle créé par une maison ait pu être vendu par une autre ou qu’un même modèle ait été acheté à un dessinateur indépendant par plusieurs maisons.
En dehors de quelques modèles fortement marqués par le style Art nouveau, les meubles présents sur le catalogue d’Épeaux ne sont pas très facilement reconnaissables. Nous pensons toutefois pouvoir identifier une table proche du modèle n° 347.
Dans le catalogue, ces meubles modernes voisinent aussi avec des meubles de « style hollandais ».
Et à la page suivante, outre un « buffet dressoir moderne » ressemblant beaucoup à la ligne de meubles développée par Eugène Martial Simas pour la maison Dumas à partir de 1902, on retrouve sans surprise la cheminée de la salle à manger de 1900, toujours invendue et ayant au fil des ans de moins en moins de chance de l’être. Sa présence dans le catalogue, plus à titre d’exemple de chef-d’œuvre de la maison que d’article à vendre, nous permet néanmoins de connaitre sa largeur : 1,60 m. Si elle existe encore, elle est actuellement de localisation inconnue.
Signe d’un engagement sincère dans la rénovation stylistique, Épeaux ne s’est pas contenté de fabriquer et de vendre des meubles modernes puisqu’il a aussi eu une activité associative importante en s’intéressant en particulier à l’apprentissage, un sujet qui a régulièrement préoccupé la profession pendant des décennies. Épeaux était le voisin presqu’immédiat du fabricant de mobilier Jules Boisson (1845-1917) établi au 77 avenue Ledru-Rollin. Oublié de nos jours, Boison avait pourtant reçu une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1900 pour une salle à manger moderne lointainement inspirée par le style Empire. Avant cela, il est devenu à partir de 1888 président du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie dont il abritait le siège à son adresse[25]. Sous son impulsion, le Patronage avait présenté plusieurs meubles modernes à l’Exposition universelle de 1900. En 1912, c’est Épeaux qui a repris la présidence du Patronage et en a perpétué l’activité de formation des jeunes ouvriers. On connaît ainsi de lui une vitrine pour collection d’affiche exécutée en 1917 par le Patronage et qui montre (à moins qu’il n’ait repris un modèle plus ancien) que son style avait peu évolué au moment de la Première Guerre mondiale.
En 1914, trop âgé pour être mobilisé, Vincent Épeaux a cependant vu son fils Henri, né en 1896, être appelé, sans doute à partir de 1915. Après la guerre, Henri a épousé Simone Mignon-Falize le 21 avril 1921[26].
À cette date, la revue La Renaissance de l’art français et des industries de luxe a publié un long article consacré à l’histoire du mobilier au Faubourg Saint-Antoine [27]. Dans la dernière partie de l’article qui traite du mobilier moderne, Vincent Épeaux était cité, photographies à l’appui, comme l’un initiateurs et des partisans du style moderne au sein du Faubourg (cf. plus haut la photographie d’un buffet). L’auteur avait posé plusieurs questions concernant le devenir du style moderne à plusieurs fabricant du Faubourg, dont Épeaux. Ce dernier y a répondu en réaffirmant sa foi dans le style moderne, sans vouloir toutefois de rupture avec les styles anciens des chef-d’œuvres desquels il convenait de continuer à s’inspirer ; un discours qui certes émanait d’un fabricant qui avait osé innover en 1900 mais qui aurait pu être tenu à n’importe quel moment à partir de 1905. Cependant les reproductions de ses derniers meubles modernes incluses dans l’article montraient qu’Épeaux avait bien pris avec un certain nombre d’autres maisons du Faubourg le virage de l’Art déco qui allait se révéler au grand public quelques années plus tard, en 1925.
L’article de La Renaissance faisait également le point sur l’enseignement professionnel et mentionnait également l’action d’Épeaux au Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie. Outre la présidence du Patronage, Épeaux y assurait alors un cours mensuel public et gratuit d’histoire des styles avec des projections.
Cet article avait été publié peu après le congrès des Industries françaises de l’Ameublement qui s’était tenu pendant trois jours en mai 1921[28]. Après les bouleversements humains et économiques engendrés par la Première Guerre mondiale, la profession tâchait de se réorganiser. Épeaux, qui était devenu secrétaire de la Chambre syndicale de l’ameublement[29] avait rendu à cette occasion un rapport à propos de l’apprentissage, sujet qui continuait à préoccuper les fabricants tout autant qu’avant-guerre. Quelques autres échos de sa participation à la vie associative de l’après-guerre nous sont parvenus, comme sa présence au banquet de la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie le 7 juillet 1922[30] ou son titre de membre du jury de prix attribués par la Société d’Encouragement à l’Art et à l’Industrie et récompensant des exposants au salon de la Société des Artistes Décorateurs en 1926[31].
Après le décès de Vincent Épeaux en 1945, son fils Henri s’est associé le 25 juillet 1946 à part égale avec Roger-Étienne Bréchet pour fonder la société Épeaux et Cie, toujours à la même adresse[32].
Frédéric Descouturelle et Ophélie Depraetere.
Nous remercions Fabrice Kunégel pour les multiples renseignements et illustrations qu’il nous a procurés, ainsi que Robert Zéhil à Monaco et sa collaboratrice qui nous ont envoyé plusieurs illustrations d’objets de la galerie à Monaco.
Notes
[1] Source Geneanet.
[2] État civil de Paris, 1892.
[3] Annuaire-Almanach du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris, consulté de 1894 à 1900.
[4] Cette date fait probablement référence au rachat d’un fonds. Nombreuses étaient alors les entreprises qui se « vieillissaient » de façon plus ou moins authentique pour s’octroyer une plus grande respectabilité.
[5] L’opération immobilière qui a consisté à réunir plusieurs parcelles, s’est achevée en 1899 par la construction par le même architecte de l’immeuble du 18 rue Saint-Nicolas.
[6] Gouffé, l’un de ces ébénistes disposant d’un atelier dans la cour, était administrativement établi au 18 rue Saint-Nicolas. Il était de la même famille que « Gouffé jeune » au 46 rue du Faubourg Saint-Antoine qui a aussi pratiqué le style Art nouveau.
[7] Exposition universelle internationale de 1900 à Paris, Rapport général administratif et technique par Alfred Picard, tomme quatrième, 1903.
[8] MARX, Roger, La décoration et les industries d’art, La Gazette des Beaux-Arts, 1901. Originaire de Nancy, ami d’Émile Gallé et fervent partisan de la rénovation des arts décoratifs, Roger Marx place clairement Épeaux dans la filiation du mobilier de Gallé. La qualité de la reproduction disponible est si médiocre que nous ne la publions pas.
[9] Meubles de style moderne. Exposition Universelle de 1900, sous la direction de Théodore Lambert, Charles Schmid éditeur, s.d.
[10] Anonyme, « Un exceptionnel mobilier 1900, L’Estampille, février 1988, p. 8-10.
[11] Successeurs de la maison Lalande, Devouge & Colosiez étaient également installé au Faubourg Saint-Antoine, au 34 rue de Charenton.
[12] Vente Christie’s New York, Important 20th Century Decorative Arts, 24 mars 1990, lots n° 143 à 147.
[13] Vente Sotheby’s New York, Important design, 16 décembre 2015, lots n° 39 à 41.
[14] Neveux, Pol, Rapport du jury international à l’Exposition universelle de Paris en 1900, groupe XII, Décoration et mobilier des édifices publics et des habitations, classe 69, meubles de luxe et meubles à bon marché, p. 129.
[15] Ce motif du bouquet sculpté apical se retrouvait aussi sur des meubles de la maison Soubrier.
[16] Georges Nowak s’est installé au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine vers 1899 avant de se déplacer au 2 rue de la Roquette vers 1904. Source : Annuaires-Almanachs du Commerce de l’Industrie de la Magistrature de l’Administration de Paris.
[17] 2ème Salon du Mobilier, catalogue officiel. Coll. part.
[18] L’Art Décoratif, janvier 1906.
[19] Fondée le 03 février 1904, elle comptait parmi ses membres fondateurs l’ébéniste Eugène Belville, le décorateur (également compositeur et chimiste) Edouard Bénédictus, le céramiste Taxile Doat, le décorateur Abel Landry, les illustrateurs Victor Lhuer et Paul Ranson, le ferronnier Émile Robert, le peintre Henry de Waroquier. Parmi les membres sociétaires on comptait l’orfèvre et émailleur Eugène Feuillatre, le céramiste Henri de Vallombreuse, l’ébéniste Mathieu Gallerey, et de façon plus inattendue le fabricant de meuble nancéien Louis Majorelle. Source : Journal des Artistes, 15 octobre 1905 ; Le XIXe siècle, 17 octobre 1905 ; Le Rappel, 17 octobre 1905.
[20] Créée en 1901, la Société des Artistes Décorateurs a tenu son premier salon en 1904.
[21] La seule référence connue à cette participation est une photographie de la cheminée de l’Exposition universelle de 1900, reproduite dans Duncan, Paris Salons, p. 181, sans référence bibliographique.
[22] Georges Guérin était installé au 10-14 rue du Faubourg-Saint-Antoine.
[23] La sellette a fait l’objet d’une photographie à part sur une planche dédiée à la maison Guérin dans le portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XX, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur. Mais on la retrouve aussi sur le stand de Louis Brouhot lors du 3ème salon du mobilier en 1908 (portfolio Le Salon des Industries du Mobilier, 1908, 2ème série, pl. 148 et 149, Armand Guérinet éditeur).
[24] En 1908, Oudard est le successeur de Louis Malard, 9 bis rue de Maubeuge, en dehors du Faubourg Saint-Antoine.
[25] En 1921, l’adresse du Patronage était toujours au 77 rue Ledru-Rollin.
[26] Journal des Débats politiques et littéraires 10 avril 1921.
[27] Sedeyn, Émile, « Le Faubourg Saint-Antoine », La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, décembre 1921. Coll. part.
[28] Le Courrier républicain, journal de la Démocratie de l’arrondissement de Bagnères-de-Bigorre, 28 mai 1922.
[29] Recueil des actes administratifs de la Préfecture du département de la Seine 1907.
[30] Le Petit Journal, 8 juillet 1922.
[31] La Revue des Beaux-Arts, 1er juillet 1926.
[32] Le Quotidien Juridique, 27-30 juillet 1946.
À la suite de l’exposition de 1900, qui a vu le triomphe d’Émile Gallé avec son mobilier « Aux ombelles », de Louis Majorelle avec l’ensemble « Aux nénuphars » ainsi que le succès, cette fois incontesté, du pavillon de L’Art Nouveau Bing, un certain nombre de maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine se sont lancées dans l’aventure du nouveau style. Mais, alors que pour la plupart des fabricants, faute d’archives, les connaissances sont très fragmentaires, il en va tout autrement pour la maison Soubrier.
En effet, en 2017, les descendants de la famille Soubrier ont fait don au musée des Arts Décoratifs[1] de l’intégralité du fonds d’archives de la maison. Constitué de plus de six cent registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, dessins, photographies et plans, ce fonds est exceptionnel par son ampleur et sa diversité et constitue une source d’une richesse inestimable pour le chercheur. Son étude permet de faire revivre cette entreprise emblématique du Faubourg Saint-Antoine, et d’appréhender le fonctionnement d’une maison d’ameublement traditionnelle de 1818[2] jusqu’à la fin des années 1960. Elle existe d’ailleurs toujours, à la même adresse au 14 rue de Reuilly, tout en ayant modifié son activité[3].
Sa production était de deux ordres : l’une, haut de gamme, constituée de créations réalisées sur mesure répondait aux commandes particulières d’une clientèle privilégiée ; l’autre, de petites séries mais toujours d’excellente qualité, était destinée à la bourgeoisie aisée. Entré dans la société en 1859, Louis Soubrier, en négociant et chef d’entreprise avisé, a su diversifier sa production et en faire l’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine dans les années 1890. Son fonds était alors constitué de modèles de styles historiques qui, en cette fin de siècle faisaient une part particulièrement belle au style Renaissance. Le dressoir présenté par l’antiquaire belge De Houtroos en constitue un exemple d’autant plus intéressant que le dessin correspondant a été retrouvé dans les registres de modèles du fonds d’archives. Il constitue un exemple de la façon dont des maisons comme Soubrier s’adonnait à la copie de meubles célèbres. Il s’agit ici de la reproduction fidèle, à quelques détails près, du Dressoir de Joinville, daté de 1514, conservé au château d’Ecouen. La complexité du décor sculpté témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison.
À la même époque, la maison continuait à commercialiser des pièces qui relèvent du style opulent et plein de fantaisie du Second Empire comme ce pouf à piètement en forme de cordages entrelacés dont un exemplaire a été livré pour le Domaine privé de l’Empereur au château de Compiègne et installé dans le salon de musique de l’Impératrice[4], représentatif de ce style toujours aussi apprécié sous la Troisième République. Un dessin très proche de ce modèle, que l’on peut donc faire remonter au Second Empire, a été retrouvé dans les registres Soubrier. Ce pouf, qui a pu être édité par d’autres fabricants, a connu un certain succès : le musée des Arts décoratifs en présente un modèle, un autre est conservé au Mobilier national (n° d’inventaire : GMT 12185).
Enfin, la maison, attentive aux injonctions de la mode et soucieuse de répondre aux demandes de sa clientèle, proposait également une gamme de meubles inspirés de l’Orient, japonisants notamment. Après le décès de Louis Soubrier, en 1895, ses deux fils, sous la raison sociale François et Paul Soubrier, ont creusé le sillon tracé par leur père et ont mis en production des meubles de style Art nouveau.
Le corpus Art nouveau de la maison Soubrier est essentiellement constitué de dessins réalisés de 1899 à 1907. Ceux-ci sont pour la plupart accompagnés d’annotations, sous forme de noms de clients et de dates qui indiquent que les meubles ont été réalisés. Il en va de même pour l’adjectif « adopté », qui figure sur de nombreux feuillets : dans les codes de la maison, il signifiait que le dessin avait été validé par le client. On trouve ces dessins dans seize registres intitulés Compositions, ce qui représente environ deux cent vingt modèles de meubles de tous types. S’y ajoutent une vingtaine de modèles présentés dans le registre nommé Meubles n° 7, qui n’est pas daté. Il s’agit d’une production assez minime en proportion du nombre de dessins conservés dans le fonds qui compte environ quatre-vingts registres contenant en moyenne huit cents dessins, avec toutefois des répétitions d’un registre à l’autre. Ce corpus Art nouveau présente une majorité de buffets, de lits et de dessertes. On y trouve également toutes les autres pièces de mobilier destinées à équiper un intérieur bourgeois confortable, meubles d’entrée, bureaux, bibliothèques, jusqu’à des cheminées et même une cabine d’ascenseur. Il y a peu de commodes car, à l’époque on leur préférait les armoires. De façon curieuse, on n’y trouve aucune sellette alors que ce type de meuble était alors fort prisé.
L’intérieur de cette cheminée est un modèle en grès émaillé de l’architecte Charles Génuys, conçu vers 1897 puisqu’il a été présenté à cette date au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA). Il figurait sur le catalogue (pl. 41) de la société Muller & Cie à Ivry[5] qui le vendait (avec le manteau également en grès émaillé) pour 330 F-or. Sa présence sur cette cheminée montre que la maison Soubrier se tenait au courant des développements du style moderne et n’hésitait pas à les intégrer à ses propres créations.
Et parfois même, elle allait jusqu’à plagier certains modèles de meubles publiés dans les revues d’époque comme ce siège de Henry Van de Velde,
ou vus dans les expositions comme cette coiffeuse de Louis Majorelle. Le dessinateur Soubrier en a retranché les parties latérales et ajouté sa touche : il a accentué l’aspect spectaculaire du miroir en l’intégrant dans un cercle formé par une fine tige de bois recourbé dont naissent de part et d’autre, à mi-hauteur, deux rejets supportant deux tablettes arrondies.
Il ne faut donc pas se leurrer sur la signification de cette fabrication. Plutôt que d’un engagement profond envers le nouveau style, qu’aucun document ne vient valider, il s’agit plutôt pour la maison d’attester de sa modernité et d’élargir sa production en la diversifiant, dans le but de générer de nouvelles commandes. À la même époque, la production japonisante de la maison répond au même impératif. D’ailleurs, lors de l’Exposition universelle de 1900, la maison Soubrier remporte une médaille d’argent en exposant une chambre à coucher Louis XV et des petits meubles Directoire loués par Henri Havard : « si crânes dans leur afféterie et dont les bois de citronniers sont enrichis de porcelaine de Wedgwood. »
Aux dessins évoqués plus haut s’ajoutent quelques pièces parvenues jusqu’à nous : une coiffeuse actuellement présentée par la galerie monégasque Robert Zéhil Gallery, un cabinet appartenant à des particuliers ainsi qu’un ensemble lit et armoire conservé dans une collection privée. Ces meubles ont pour dénominateur commun, un dessin harmonieux ainsi qu’une fabrication extrêmement soignée qui témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison Soubrier, dessinateurs, ébénistes et sculpteurs.
La coiffeuse, qui n’est pas signée, avait été achetée par R. Zéhil aux puces de Saint-Ouen. Elle avait jusqu’à présent été attribuée à Georges Hœntschel (1855-1915), architecte-décorateur, céramiste et grand collectionneur, qui réalisa, notamment, le pavillon de l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD) à l’Exposition universelle de 1900 et son célèbre Salon du Bois, actuellement conservé au musée des Arts décoratifs de Paris. Cette attribution reposait sur celle de Laurence-Buffet-Chaillet dans son ouvrage sur le Modern Style[6].
Néanmoins, un dessin[7] retrouvé dans les registres de modèles Soubrier qui propose un « bureau »[8], en tout point semblable à la coiffeuse Zéhil, nous permet de réattribuer ce meuble à la maison Soubrier. L’hypothèse d’une sous-traitance de la fabrication de ce modèle à la maison Soubrier par Hoentschel est peu probable, ce dernier possédant ses propres ateliers qui faisaient travailler cent cinquante personnes.
Cette attribution à Soubrier est d’ailleurs confirmée par la présence, dans le même registre, d’une photographie d’un ensemble de chambre à coucher avec lit, armoire à glace et coiffeuse présentant le même type de décor de branchages, appliqué sur un placage de loupe ou de ronce.
Cette coiffeuse constitue un bon exemple de la façon dont la maison Soubrier procédait pour mettre au goût du jour une pièce fabriquée dans un style historique et qui faisait partie des classiques de son fonds de commerce. La comparaison avec une coiffeuse de style Directoire[9] conservée par le Mobilier national et livrée le 21 octobre 1909 pour le cabinet de toilette de Mme Fallières à l’Élysée, bien que de date postérieure, est en effet très éclairante.
La forme générale des deux modèles est la même : sur un plateau sous lequel sont aménagés des tiroirs, est posé un gradin surmonté d’un miroir. Ce qui frappe, si l’on compare les deux modèles, c’est l’élan vertical qui anime le modèle Art nouveau. Ce principe, qu’Émile Gallé, fasciné par la croissance et la vitalité du végétal tenait pour fondateur, est un leitmotiv du nouveau style. Dans cette pièce, il est notamment donné par des pieds en forme de tige nervurée qui jaillissent d’un bouton floral élégamment sculpté. Leur forme en asymptote verticale renforce l’idée de poussée vers le haut.
Le miroir, surélevé par le fait d’être placé sur le gradin, et non directement sur le plateau du meuble, concourt au même effet. La suppression de quatre tiroirs — la version Art nouveau ne conservant que le tiroir central — remplacés par des niches, crée une alternance de vides et de pleins, qui confère à ce modèle beaucoup de légèreté. Un décor inspiré de la nature se substitue à la sobriété du style Directoire : des motifs de branchage aux sinuosités délicates se détachent avec leur ton acajou sur le jaune doré du fond plaqué de loupe. Repris en ronde-bosse, le motif se transforme en console et se noue de façon virtuose pour souligner le haut des pieds du meuble.
Ce motif végétal souligne ainsi la jonction entre les pieds et le plateau, principe décoratif souvent appliqué dans l’Art nouveau. L’imagination du dessinateur, la virtuosité de l’ébéniste qui joue avec les essences de bois utilisées, et le talent du sculpteur, font de ce modèle une pièce de grande qualité, ce qui explique qu’elle ait pu être attribuée à Georges Hœntschel[10].
Le même travail très soigné caractérise le cabinet retrouvé récemment chez un particulier. Il présente des pieds et des consoles proches de ceux de la coiffeuse ainsi que le même travail de sculpture à partir de gaines végétales qui, cette fois, soutiennent, le plateau. Les tiges ponctuées de renflements qui soulignent les montants latéraux du meuble, participent là encore à l’élan vertical qui l’anime.
Un jeu dynamique de lianes entrelacées, se déploie sur les deux vantaux, auquel font écho, sur le mode mineur, les vrilles qui cantonnent les deux poignées chantournées.
Comme pour la coiffeuse, à ce cabinet correspondent un dessin et une photo retrouvés dans les archives Soubrier.
Nous connaissons également une chambre en noyer au motif de roses.
Elle correspond à celle reproduite dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan[11] dans lequel elle est présentée comme ayant été exposée à un salon en 1902, sans plus de précision[12]. Nous n’avons retrouvé ces photographies ni dans les revues ni dans les portfolios anciens consultés.
Par rapport à la photographie ancienne, l’armoire a été amputée des deux rangements latéraux. Cet ensemble a longtemps été présenté par les antiquaires comme une œuvre d’Eugène Vallin (1856-1922), parfois d’Émile André (1871-1933) parfois même des deux, sans justification autre qu’une certaine ampleur des menuiseries, en particulier au niveau des pieds du lit pouvant évoquer la puissance d’une poussée végétale, idée chère aux créateurs nancéiens.
À l’inverse, il faut noter la délicatesse du détail de la feuille naissante qui produit un discret décrochement dans la moulure qui suit le pourtour du pied du lit et que l’on retrouve sur le chevet et le fronton de l’armoire. Le dossier du lit présente une interprétation originale d’un motif que l’on retrouve souvent dans les lits de style Art nouveau, celui des coins étirés « en oreilles » Ici, le sculpteur les a évidés et a déplacé sur le côté le motif de la rose enfouie dans un feuillage.
On retrouve ces étirements des coins supérieurs en « oreilles » sur la photographie d’un lit d’une chambre Soubrier (cf. plus haut).
Le motif de roses est repris, dans un haut-relief d’une grande virtuosité, sur le fronton de l’armoire.
L’élégance et la qualité esthétique de cet ensemble tiennent au contraste instauré entre la sobriété des grandes surfaces planes de sa structure et le raffinement de ses détails sculptés.
Inconséquence des modes, voici comment, trente ans plus tard, dans un article intitulé « Ancien et moderne », un catalogue de la maison Soubrier décrivait le style Art Nouveau qu’elle avait pourtant jadis pratiqué :
« En 1900, par réaction contre le goût « Napoléon III » qui s’était contenté de dénaturer le Louis XV, le Louis XVI et le gothique, on avait essayé de renouveler les sources de l’art décoratif en cherchant l’inspiration dans la nature : il en était résulté
ces enchevêtrements pitoyables de pavots et de volubilis, ces accouplements inattendus et monstrueux de pieuvres et de pâtes alimentaires, style lanière de fouet et flamme de punch[13]. »
Ce texte qui conservait à la fois le souvenir ancien d’Arsène Alexandre[14] et récent de Paul Morand[15], était accompagné d’un dessin à charge voulant fustiger la mollesse supposée de ce style.
À cette époque, il était de bon ton de se gausser de l’Art nouveau, de même qu’on est tenu de le révérer à la nôtre. Mais ce que la postérité a fini par retenir ce sont l’inventivité et la qualité d’exécution des produits conçus par des fabricants souvent audacieux. Quant à la Maison Soubrier, si elle n’a pas été aux avant-postes de la création du nouveau style, il n’est pas exagéré de dire qu’elle s’y est illustrée avec un certain brio.
Michèle Mariez
Doctorante à l’École du Louvre
Remerciements
Je remercie vivement les personnes suivantes :
Louis et Jean-Marie Soubrier pour l’intérêt qu’ils prennent à mes recherches et pour leur aide.
Ophélie Depraetere, étudiante en Master 2 à l’EPHE qui, dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 intitulé L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905) a fait le rapprochement entre la coiffeuse de M. Zéhil et le dessin vu dans un recueil du fonds d’archives Soubrier. Il en va de même pour le cabinet évoqué plus loin.
Robert Zéhil, M et Mme Müller ainsi que Siegfried Bourguignon qui m’ont donné accès à leur collection.
Frédéric Descouturelle pour les informations complémentaires qu’il a apportées.
Notes
[1] Ce fonds est conservé aux archives de la Bibliothèque des Arts Décoratifs.
[2] Date la plus ancienne jusqu’à laquelle j’ai pu remonter concernant la formation de la maison. « Contrat sous signatures privées en date à Paris du 8 janvier 1818, enregistré à Paris le 20 du même mois, concernant formation de société entre Monsieur Pierre Ovide Fréquant requérant, et Monsieur Pierre Martin Fréquant, son frère « pour toutes les opérations de commerce et de commissions, généralement quelconques qu’ils pourraient faire. » Minutier des notaires de Paris, Inventaire après-décès de Mme Fréquant, MC/ET/C1169, Archives de Paris.
[3] Elle propose à la location une collection de meubles et d’objets de tous styles et de toutes époques.
[4] Le site du château de Compiègne https://chateaudecompiegne.fr/collection/objet/pouf-cordiforme-du-salon-de-musique fournit le nom du tapissier porté sur une étiquette : « Fournier Feur de SM l’Impératrice 5 rue de Sèvres ».
[5] DESCOUTURELLE Frédéric, PONS Olivier, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard, p. 24, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[6] BUFFET-CHALLIÉ Laurence, Le Modern Style, Paris, 1975, Paris, Baschet et Cie, p. 66.
[7] Bureau art nouveau n° 158, vers 1900, dessin à la plume 7603, Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque MAD, Paris.
[8] Ce qui a pu être à l’époque un bureau de dame, est actuellement plutôt identifié comme une coiffeuse en raison de la présence du miroir.
[9] GME 14/12147, Mobilier National.
[10] L’emploi de branchages au naturel qui dénote une influence du mobilier du nancéien Émile Gallé, avait facilité cette attribution dans la mesure où il était de notoriété publique que Gallé avait fait savoir à Hœntschel qu’il avait apprécié son mobilier du Salon du Bois au sein du pavillon de l’UCAD.
[11] SOUBRIER Frères, François & Paul, Bed, Wardrobe, salon 1902, photographie The Paris Salon, Alastair Duncan, p. 540.
[12] Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[13] Catalogue commercial Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part.
[14] ALEXANDRE Arsène, Le Figaro, 28 décembre 1895.
[15] MORAND Paul, 1900, Les éditions de France, 1931.
Dans le secteur du mobilier, parallèlement à l’évolution stylistique qui a vu l’émergence puis le déclin de l’Art nouveau, une nouvelle tendance s’est progressivement affichée : celle du mobilier « à bon marché ». Elle a été inhérente à la montée en puissance de la bourgeoisie au XIXe siècle[1] et à la constitution d’une classe moyenne de plus en plus importante.
Là encore, les premières initiatives sont venues du milieu des architectes et des décorateurs engagés dans le courant moderne. Le projet d’une maison synthétisant le « Foyer moderne », projet prévu pour être présenté à l’Exposition Universelle de 1900 de Paris, a sans doute été le point de départ de cette recherche de modèles modernes à bon marché. Il a été porté par le groupe de « L’Art dans Tout »[2], composé entre autres d’Alexandre Charpentier (1856-1909), de Charles Plumet (1861-1928) de Tony Selmersheim (1871-1971), de Louis Sorel (1867-1933), d’Henry Nocq (1869-1942) et de Jean Dampt (1854-1945). Actif dès 1896 et officiellement constitué en 1898, le groupe a en effet proposé le projet d’un foyer exclusivement moderne[3] à destination des intérieurs modestes d’ouvriers et d’employés. Malgré l’avis favorable du Conseil Municipal de la Ville de Paris en date du 30 janvier 1899, ce projet n’a pas abouti, mais cette idée a été représentée à l’Exposition universelle de Paris en 1900 par la salle à manger de l’architecte Léon Bénouville. L’année suivante, ce dernier a conçu une chambre à coucher, et en 1903, le mobilier d’une pièce commune pour une habitation ouvrière, projets tous deux exposés au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA).
Toujours en 1903, à l’Exposition de l’Habitation qui s’est tenue au Grand Palais, ce thème a pu s’exprimer de façon très visible sous le titre des « Habitations modèles à bon marché », « clou » de l’exposition, prenant la forme d’élégantes maisonnettes construites au centre de la nef et entourées de pelouses et de corbeilles fleuries donnant l’illusion d’un hameau. Seules cinq d’entre elles, construites par Charles Plumet, Jules Lavirotte, Léon Bénouville, Bouvard et Umbdenstock et par La Société d’Épargne des Retraites, répondaient aux objectifs énoncés et proposaient également des ameublements économiques de style moderne.
Un nouvel exemple de maison à bon marché a vu le jour à peine deux ans plus tard avec la maison ouvrière[4] de l’architecte Eugène Bliault, meublée économiquement par Lemaire et construite au sein de l’Exposition d’économie et d’hygiène sociales organisée par le Journal au Grand-Palais en janvier-et février 1905. Cette tendance au « bon marché » a, bien sûr, rapidement intéressé les fabricants de meubles et d’abord, ceux du Faubourg Saint-Antoine. Ils ont répondu aux besoins d’une clientèle modeste grâce à des modèles souvent vendus par « ensembles[5] », lesquels, d’un gabarit plus restreint, s’intégraient plus facilement aux intérieurs de la petite bourgeoisie. Il pouvait encore s’agir de meubles copiant les styles anciens, mais aussi de productions modernes qui tendaient vers une version sobre de l’Art nouveau. Parfois inventifs, robustes et exécutés avec de beaux matériaux, ces meubles pouvaient aussi être dépourvus de solidité et pauvres, tant en matériaux qu’en composition et en ornements. En effet, certains fabricants, conscients de l’engouement grandissant pour ce type de mobilier, en ont profité pour réduire la qualité de leurs produits.
Au 10 rue de Chaligny, L’intérieur Moderne, animé par Édouard Diot et Paul Bec, a sans doute été l’entreprise du Faubourg la plus emblématique du meuble « à bon marché » de style Art nouveau. Diot a résolument abandonné l’idée du meuble-sculpture, brillamment illustrée par quelques pionniers du style Art nouveau, mais d’un prix de revient beaucoup trop élevé pour la classe moyenne. Il s’est au contraire appliqué à dessiner des meubles d’une construction plus économique. Fabriqués à l’aide de machines, ceux-ci sont conçus par assemblage à angle droit de planches d’épaisseur constante, élégamment découpées et moulurées sur leurs tranches. Ainsi, Diot rejoignait une tendance illustrée, d’une plus manière plus radicale encore depuis une décennie, par le liégeois Gustave Serrurier[6], lui-même influencé par le style Arts and Crafts anglais.
L’intérieur Moderne a ainsi offert un équivalent parisien à la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon créée en 1903, trois ans après le départ de Camille Gauthier de chez Majorelle, et ce dans le but d’occuper ce secteur du marché.
Comme son concurrent nancéien, L’intérieur Moderne a rapidement mis au point un très grand nombre de modèles modernes, de bonne facture et pouvant être exécutés à divers degrés de finition. Aux expositions, ce sont bien sûr les modèles les plus poussés qui ont été proposés, comme ceux de la chambre aux daturas, présentée à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais.
Dès l’année suivante, L’intérieur Moderne a présenté une chambre aux houx, plus simple et plus économique, à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation.
Ces ensembles ont figuré dans le catalogue commercial de la maison, sans doute le plus important catalogue de meubles de style Art nouveau du Faubourg Saint-Antoine.
À la fin de l’année 1904, au Salon de l’Automobile, qui se tenait au Grand Palais depuis 1901, un concours de chambres d’hôtels sur trois catégories (de bon confort à modeste) a vu les participations remarquées du liégeois Gustave Serrurier et du nancéien Gauthier-Poinsignon, alors que le Faubourg Saint-Antoine était représenté par la maison Damon & Colin.
Mais c’est surtout l’année 1905 qui a consacré le concept de mobilier à bon marché avec le concours sur ce thème organisé par la Chambre Syndicale de l’Ameublement au sein du Salon des Industries du Mobilier, toujours au Grand Palais. À cette occasion, plusieurs dizaines de concurrents — dont une majorité provenaient du Faubourg Saint-Antoine — ont présenté une chambre à coucher ou une salle « commune » servant de salle à manger[7], parfois les deux. Pour leurs modèles, les fabricants avaient la possibilité d’explorer tous les styles, d’utiliser toutes les essences de bois, exceptés le pitchpin et le sapin, et de respecter un coût maximal de 400 F-or pour la chambre à coucher et de 500 F-or pour la salle à manger[8].
Le critique d’art et spécialiste du mobilier français, Roger de Félice[9], a écrit un compte-rendu de ce concours dans la revue L’Art Décoratif[10], y mentionnant diverses maisons du Faubourg Saint-Antoine : la Maison du Confortable, Georges Nowak, Pérol Frères, Gouffé jeune et Damon & Colin. D’autres maisons du Faubourg concouraient également : Balny, Colette Frères, Épeaux, Forget, Héring, Jourde, Le Mobilier (L&M Cerf), Peyrottes ainsi que Van Den Aker. Dans cet article, de Félice distinguait Mathieu Gallerey comme « l’un des artisans les plus complets d’aujourd’hui », regrettant à demi-mot qu’il n’ait pas remporté le concours. De sa chambre à coucher et de sa salle à manger aux pommes se dégageait effectivement une réelle sobriété de la ligne, contrebalancée par la finesse des sculptures et des incrustations.
Mais ce que de Félice ne dit pas clairement, c’est que la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon a remporté les deux Premiers Prix pour ses deux ensembles[11]. Elle n’était d’ailleurs pas la seule maison nancéienne à concourir puisque qu’une nouvelle venue, Peltier & Misserey, dirigée par Pierre Majorelle[12], était en quelque sorte la réponse de la maison Majorelle à Gauthier-Poinsignon dans le secteur du mobilier moderne à bon marché.
Dans ce secteur prometteur où ils essayaient de se faire une place et malgré les efforts de quelques maisons, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine se trouvaient donc sévèrement concurrencés par des maisons provinciales bien organisées avec une production industrialisée et une distribution sans concessionnaires ni intermédiaires.
De plus, une autre concurrence, locale cette fois, était plus menaçante encore : celle des grands magasins parisiens. Ils ne se sont bientôt plus contentés de la revente de meubles plus ou moins disparates importés ou acquis auprès d’ateliers ou placés par eux. Ils ont rapidement voulu devenir éditeurs en achetant des modèles à des dessinateurs indépendants dont ils orientaient les choix. Ils les faisaient alors réaliser, soit par leur propre atelier s’ils en avaient un[13], soit en concluant des accords avec certains ateliers, au sein du Faubourg ou ailleurs. Même s’il était depuis longtemps entendu que les commerçants non producteurs ne pouvaient prétendre recevoir une récompense lors des expositions, ils y participaient néanmoins. Les Grands Magasins Dufayel du XVIIIe arrondissement parisien, dont le rayon de mobilier était réputé, ont ainsi exposé au Salon des Industries du Mobilier en 1905.
Ophélie Depraetere
Dans nos prochains articles nous donnerons un éclairage plus particulier à certaines des maisons du Faubourg Saint-Antoine : Soubrier, Épeaux et Brouhot.
Nous remercions Fabrice Kunégel et Justine Posalski pour les renseignements et les documents qu’ils nous ont apportés.
Notes
[1] MESTDAGH Camille, L’ameublement d’art français : 1850-1900, Paris, éd. de l’Amateur, 2010, p. 8.
[2] FROISSART PEZONNE Rossella, L’Art dans tout, CNRS Éditions, 2005.
[3] Arch. Nat., F/12/3373, Exposition Universelle, 1900. Concessions privées. Le « Foyer moderne » : Rapport. Adressé à la Ville de Paris sur la nécessité de la construction d’une maison synthétisant le type du foyer moderne dans l’enceinte de l’Exposition Universelle de 1900, p. 3.
[4] LAHOR Jean, La Maison ouvrière au Grand Palais, L’Art décoratif, 1905, premier semestre, p. 156-164.
[5] AUSLANDER, Taste and power : furnishing modern France, op. cit., 1996, p. 330.
[6] Dès le début de son activité, Gustave Serrurier s’est montré intéressé par le mobilier à bon marché en exposant une « chambre d’artisan » à l’exposition de la Libre Esthétique à Bruxelles en février 1894, puis par la mise au point de la ligne du mobilier « Artisan » en 1899, et de celle du mobilier « Silex » en 1905, après la publication du dessin d’une « salle à manger ouvrière » dans L’Art Décoratif en 1904.
[7] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, p. 132.
[8] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 55.
[9] En 1903, de Félice a sévèrement attaqué Guimard dans son compte-rendu du Salon d’Automne paru dans la revue L’Art Décoratif en 1903. Cf. notre article « National », « Style Nouveau », « Architecte d’Art », « Style Guimard » et « Style Moderne », les qualificatifs appliqués par Guimard à son œuvre et leur postérité. (NDLR).
[10] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, 1905, 2e semestre, p. 129-136.
[11] La société Gauthier-Poinsignon a fait figurer les prix reçus en bonne place sur ses catalogues :
1904 Concours de Chambres d’Hôtel — Grand Palais, Paris/2 Grands Prix/2 médailles d’or/et le prix spécial accordé à l’installation la mieux comprise et la plus économique/Concours de Mobiliers — Grand Palais, Paris/Unique Premier Prix/et coupe de Sèvres du Président de la République
1905 Concours de Mobiliers pour Habitation à Bon Marché/Les deux Premiers Prix […]
[12] Pierre Majorelle était le frère cadet de Louis Majorelle. Tous deux se sont associés en 1904 à Peltier et Misserey, deux marchands de bois nancéiens qui possédaient déjà une société en leur nom. La société nouvellement formée a conservé le nom de Peltier & Misserey qui en étaient actionnaires minoritaires.
[13] Nous savons par exemple que les Magasins Réunis à Nancy avaient un atelier d’ébénisterie rue de Phalsbourg tout en entretenant des liens commerciaux avec certains petits ateliers indépendants. En 1907, ils ont organisé conjointement avec l’École de Nancy un concours de salle à manger d’une valeur maximale de 400 F-or ensuite éditée et vendue en magasin.
Après avoir exposé dans notre article précédent certaines des raisons de l’immobilisme du Faubourg Saint-Antoine au XIXe siècle, nous abordons la question de l’adoption du style Art nouveau parmi certains des fabricants du quartier, adoption précédée par l’émergence de la « modernité », notion qui n’était alors pas forcément appréhendée de la même façon qu’aujourd’hui.
Lors de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, on remarquait très clairement que le style Renaissance dominait parmi les différents modèles. À titre d’exemples, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Schmidt et Piollet (Schmit) proposaient un grand lit de style Louis XIV en noyer sculpté. Balny présentait une crédence Renaissance et Viardot exposait des meubles de fantaisie de style japonais[1]. Les rapporteurs de l’événement — Tronquois et Lemoine — témoignaient ainsi :
« Tout est au style Henri II ou Louis XIII. Quelques meubles vont jusqu’au XVe et au XIVe siècles ; mais jeunes ou vieux, tous sont des copies ou tout au moins des réminiscences, et, chose bizarre, le côté curiosité domine[2]. »
Le philosophe et homme d’état français Jules Simon (1814-1896) commentait cette citation en écrivant que « cette dernière note n’est pas faite pour nous donner de grandes espérances sur la découverte d’un style français du XIXe siècle[3] ». Il faisait ici allusion à une idée alors récurrente et répandue : la volonté d’inventer enfin une production qui soit caractéristique du XIXe siècle et qui pourrait ensuite devenir un style national. Même s’il jouissait d’une véritable faveur, l’orientalisme, considéré comme plus amusant que sérieux, ne pouvait évidemment remplir une telle fonction.
Le critique d’art français Guillaume Janneau (1887-1981) faisait même remonter à deux décennies auparavant ce désir de création d’un style nouveau :
« Dès 1860, on ressentait le besoin de créer quelque chose de nouveau qui pourrait nous éloigner du pastiche qui devenait de plus en plus lourd[4]. »
Cet épuisement que subissaient les modèles qui avaient fait la gloire du mobilier français entre les XVIe et XVIIIe siècles se traduisait par une sorte de paroxysme dans la conception de productions elles-même très souvent éclectiques. Pratiquement toutes les ressources avaient été explorées et il était devenu très difficile de continuer à y puiser. Tout au long du XIXe siècle, les artistes, artisans et fabricants du Faubourg Saint-Antoine qui s’étaient mobilisés pour sauvegarder la suprématie du meuble français acquise durant les siècles précédents ont tenté d’adapter leur production à l’évolution des mœurs afin de répondre à toutes les problématiques liées aux questions de goût, de mode, d’économie, de praticité ou encore de confort. Ces recherches menées au cours du XIXe siècle ont été progressives et tout a été mis en œuvre pour ne pas heurter le public et pour faciliter l’intégration du mobilier dans les intérieurs. C’est ainsi que faute de créer un style nouveau, ces fabricants se sont tournés vers l’idée de « modernité », ou au moins vers l’idée de mieux répondre aux besoins modernes nés de l’évolution de la société. De fait, dans certains catalogues commerciaux, plaquettes commerciales et publicités, cet adjectif « moderne » a été accolé à des productions de toutes sortes, y compris à des copies de style Louis XV ou Henri II. Mais en quoi résidait véritablement la modernité d’un meuble telle que pouvait la concevoir un fabricant du Faubourg Saint-Antoine vers la fin du XIXe siècle ? Cette notion différait alors très largement de l’idée que nous nous en sommes faite a posteriori et il faut se ranger à l’opinion de l’historienne Leora Auslander (1959-…) pour laquelle certains fabricants ont essayé « d’inventer de nouvelles formes de l’ancien[5]» en créant une certaine forme de modernité simplement dans la manière de concevoir les copies. Toutes ces recherches, menées graduellement, ont apporté des transformations — mêmes minimes — qui, en fournissant des modèles un peu plus différents à chaque fois, participaient tout de même au détachement progressif des styles passés. Mais il a fallu de longues années à l’industrie du meuble pour que de sérieuses recherches soient menées en faveur d’un art résolument moderne et pour que, progessivement, ce terme de « moderne » ne s’applique plus qu’au style Art nouveau, puis à son évolution vers l’Art déco. Pourtant, en 1905, on pouvait encore le rencontrer, qualifiant des meubles qui nous semblent actuellement en être très éloignés.
C’est l’Exposition universelle de 1889 à Paris qui a marqué le point de départ de ces recherches, ainsi que l’assurait Meynard, le rapporteur de la classe 17 (meubles à bon marché et meubles de luxe) : « On a soif du nouveau, cherchons donc du nouveau[6] ». De nombreux fabricants du Faubourg Saint-Antoine ont alors été remarqués et félicités, tels Schmit avec un certain procédé de marqueterie sculptée, Viardot qui présentait encore des meubles japonais, Boison, déjà très apprécié alors qu’il n’était pas connu du public et qu’il proposait un « ameublement en palissandre rehaussé d’or », ou encore Pérol Frères qui exposait une salle à manger Louis XV[7]. Malgré une forte présence des copies à cette exposition, la volonté de créer un « style moderne » se manifestait donc. Certains fabricants s’éloignaient peu à peu des copies et commençaient à chercher à développer cet art moderne tant désiré. Cette période de tâtonnements a nécessairement donné lieu à la création de modèles hybrides et parfois incohérents dans lesquels divers styles étaient mélangés. Pour évoluer, il fallait trouver de nouvelles sources d’inspiration. Et ce sont les éléments de la nature qui ont alors commencé à être privilégiés. Car à l’Exposition universelle de 1889, si ce sont les maisons Dasson et Damon (cette dernière étant au Faubourg Saint-Antoine) qui ont remporté des Grands Prix dans la section du mobilier, c’est un nouveau venu, provincial de surcroît, Émile Gallé, qui s’est fait remarquer. Il avait déjà été récompensé pour sa verrerie artistique par une médaille d’or à l’Exposition La Pierre, le Bois, la Terre, le Verre organisée à Paris par L’union Centrale des Arts Décoratifs en 1884. Cinq ans plus tard, à l’Exposition universelle de 1889, il a obtenu un Grand Prix pour sa verrerie et une médaille d’or pour ses faïences. Pour son mobilier, il n’y a pourtant obtenu qu’une médaille d’argent[8], mais l’attention qui s’était portée sur son nom a mis en lumière ses meubles dont les structures étaient encore empruntées à la Renaissance ou au XVIIIe siècle, mais qui étaient déjà envahis par la flore et porteurs de messages symboliques et symbolistes.
De nombreux progrès ont été faits les années suivantes en faveur de cet art moderne et les objets d’art décoratif ont intégré les salons annuels, alors que le style Art nouveau se développait en France à partir de 1895, mais en dehors du Faubourg. De plus en plus de revues, antérieures ou postérieures à 1889, se sont intéressées à ce style et ont joué un rôle capital dans sa diffusion. Les écoles d’arts décoratifs de la capitale qui formaient, entre autres, les futurs dessinateurs et industriels, se sont également mises à mener des recherches en faveur d’un art moderne en modifiant leurs programmes d’enseignements.
En faveur d’un Art nouveau…
Fondateur du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie en 1866, Henri Lemoine (1828-1904) aspirait déjà à l’émergence d’un style nouveau et faisait part de ses espérances : « Peut-être ainsi créerons-nous un jour un nouveau style et ne serons-nous plus obligés de toujours copier[9] ». Parallèlement aux concours de travaux organisés et instaurés depuis 1867, le Patronage a créé à partir de 1898 un concours destiné aux dessinateurs. Cet événement qui était ouvert aux élèves du Patronage ainsi qu’à ceux des écoles extérieures, qu’elles fussent des écoles d’art décoratif ou des écoles professionnelles, permettait aux participants d’obtenir une certaine visibilité auprès des industriels. Le fabricant Vincent Épeaux (1862-1945), président du Patronage à partir de 1912, évoquait ainsi ce concours :
« En 1898, le Patronage, ne voulant pas rester indifférent au mouvement qui se produisait déjà depuis quelques années en faveur de la création d’un style moderne, ajouta à ses concours professionnels un concours entre dessinateurs, ayant pour but de créer chez eux une émulation les entraînant à la recherche de compositions décoratives nouvelles, répondant aux mœurs et aux besoins du jour[10]. »
Comme nous l’avons vu précédemment, le Faubourg Saint-Antoine était alors décrit comme étant « très en retard » sur l’évolution stylistique en cours. Cette opinion doit être largement revue car, à ce jour, nous connaissons au moins deux documents graphiques qui attestent l’existence de recherches menées au Faubourg en faveur de modèles Art nouveau avant l’Exposition universelle de Paris en 1900. Le premier document a été produit en 1898, à l’occasion de ce premier concours entre dessinateurs au Patronage. Son auteur, le fabricant de meubles Louis Brouhot (1869-1926), a obtenu le premier prix devant Fernand Leclerc et Georges Boisselier[11] avec le dessin d’ambiance d’une salle à manger, centré sur un buffet et faisant également apparaître une table, un fauteuil et une sellette, le tout dans un décor de lambris et de tentures savamment orchestré. D’une grande originalité, le mobilier envisagé comportait cependant encore de nombreuses citations historicistes.
Le second document qui a attiré notre attention est un modèle que Mathieu Gallerey (1872-1965) a déposé au greffe du bâtiment en 1899.
Les fabricants pouvaient alors, s’ils le souhaitaient, et ce depuis le début du XIXe siècle, effectuer un dépôt de dessin ou de modèle dans le but de protéger leur création. La majeure partie des dépôts effectués n’ont pas été recensés car ils n’ont pas encore fait « l’objet d’un traitement définitif ». Entre 1880 et 1905, il semble d’ailleurs que très peu de modèles aient été déposés par les fabricants du Faubourg Saint-Antoine[12]. Ce dessin technique, sans mise en situation, présente la vue de face et de profil d’une armoire à glace. Les lignes sinueuses de ses montant sont constituées de tiges de nymphéas et de roseaux, tout-à-fait dans le style de ce que les parisiens pouvaient alors connaître des productions nancéiennes et en particulier de celles de Louis Majorelle (1859-1926). Dans la mesure où il est stylistiquement très éloigné des modèles sobres, simples et robustes que Gallerey a produit dans les années suivantes, ce dessin étonne par sa singularité. Il témoigne certes du talent du dessinateur mais aussi de l’intérêt précoce de l’ébéniste pour la production de Majorelle, avant même que celui-ci ne soit couronné par un Grand Prix à l’Exposition universelle l’année suivante. Sa découverte confirme a posteriori l’assertion d’Alastair Duncan décrivant Mathieu Gallerey comme un fervent admirateur de l’ébéniste nancéien mais qui « se garde bien d’essayer de l’imiter[13] ». Sauf si Mathieu Gallerey a réalisé ce dessin à la demande expresse d’un autre atelier, il nous faut admettre qu’il a pu avoir une courte et préliminaire période sous influence nancéienne qui, jusqu’à présent, était passée inaperçue.
Alors qu’en l’espace de cinq ans de nombreux créateurs indépendants parisiens (dont un bon nombre d’architectes, le groupe l’Art dans tout et l’équipe réunie par Siegfried Bing) faisaient fructifier et évoluer leurs recherches dans le style Art nouveau, outre Brouhot et Gallerey, plusieurs fabricants du Faubourg avaient tout de même pris un virage significatif dans ce sens. Ainsi, à l’Exposition universelle de 1900, la copieuse salle à manger de Vincent Épeaux remportait une médaille d’argent. On remarquait aussi celle de Damon & Colin (ex-Krieger) destinée à un palace niçois, ainsi que des meubles de Darras, Myrtil Dennery et gendre, Bec, Damon & Colin (ex-Krieger), Pérol Frères (hors concours) et du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie.
Myrtil Dennery et gendre, vitrine et table chrysanthème en pommier d’Australie, présentées à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Une fois le Grand Prix de l’Exposition universelle de 1900 attribué à la fois au nancéien Majorelle et à Gallé (au grand dam de ce dernier), le Faubourg s’est alors tourné plus franchement vers l’Art nouveau, en combinant les influences naturalistes des nancéiens qui venaient d’être couronnés avec une ligne parisienne plus abstraite. Mais bien souvent, ces fabricants ne renonçaient pas complètement à un historicisme dont les réminiscences continuaient à imprégner une bonne part de leurs modèles modernes. En 1902, le Salon du Mobilier s’est tenu au Grand Palais. Le portfolio[14] consacré aux meubles de style Art nouveau qui y ont été exposés, montre que de nombreux nouveaux fabricants du Faubourg s’étaient mis à la mode. Parmi ces nouveaux venus, on remarquait Guérin, Pérol Frères, Boverie fils, Devouge & Colosiez, Charles Olivier, Schmit, Schmitt, Vérot & fils, Nowak, Georges Pique, E. Bardin, l’Hygiène Moderne. Quelques ensembles étaient particulièrement fournis comme celui de la Maison Mercier (100 rue du Faubourg Saint-Antoine) et celui de la Maison Gouffé jeune (48 rue du Faubourg Saint-Antoine).
Au sein de cette exposition, Georges Nowak (1884-1956), implanté au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine, s’est distingué par un mobilier aux lignes élancées et harmonieuses qui se rapprochaient des meilleurs exemples parisiens et nancéiens.
D’autres ensembles de Nowak conçus dans la même veine ont été présentés à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, puis l’année suivante, au Salon des Artistes Français et à l’Exposition de l’Hygiène dans l’Habitation au Grand Palais. Ils ont alors été commentés par la revue L’Art Décoratif qui, comme son confrère Art et Décoration, s’intéressait préférentiellement aux artistes modernes indépendants et négligeait souvent les envois des maisons du Faubourg Saint-Antoine. Dès 1905, Georges Nowak a rejoint le prestigieux Salon de la Société des Artistes Décorateurs. Comme l’écrivait le journal Paris-Midi qui l’interviewait en 1912, cette maison a été l’une des rares à être créées dans le but de se consacrer au style moderne « en plein faubourg Saint-Antoine, c’est-à-dire dans la citadelle de toutes les routines en matière de décoration »[15]. Elle a su en effet développer un style personnel et reconnaissable, valant plus tard à son dirigeant d’être décrit comme un « ébéniste de grand savoir et d’idées hardies, qui n’a pas donné toute sa mesure […][16] ».
De même que Georges Nowak, Mathieu Gallerey a créé sa propre maison de production au cœur du Faubourg pour se consacrer au style moderne. Il en est rapidement devenu l’un des acteurs reconnus et a participé à l’évolution du style Art nouveau vers la sobriété. Ses œuvres alliant une tradition rustique à un décor moderne ont été publiées dans Art & Décoration et L’Art Décoratif, à l’égal de celles des nouveaux décorateurs comme Dufrène, Follot ou Jallot, faisant ainsi presque oublier son appartenance au Faubourg Saint-Antoine.
En revanche, des maisons plus importantes et plus anciennes du Faubourg Saint-Antoine comme Mercier ou Pérol Frères ont peiné à se constituer une véritable identité moderne à travers leurs modèles. Malgré sa précocité dans le mouvement Art nouveau puisqu’elle a présenté de l’Art nouveau à l’Exposition universelle de 1900, la maison Pérol Frères a ensuite persisté à plaquer des motifs modernes sur des structures héritées des siècles précédents.
En 1905, lors de la seconde édition du Salon des Industries du Mobilier, l’engouement pour l’Art nouveau était déjà retombé, à l’aune de sa mode qui refluait depuis quelques années. Des maisons anciennes du Faubourg comme Mercier y avaient renoncé et seules quelques maisons comme Diot, Brouhot, Épeaux, Gallerey, Au Confortable ou Nowak, persistaient à proposer du mobilier qui soit de style Art nouveau à proprement dit. Certaines esquissaient déjà les futures tendances de l’Art déco.
Ophélie Depraetere
Dans notre prochain article, nous examinerons l’un des débouchés qui a permis au Faubourg Saint-Antoine de poursuivre dans la voie de la modernité : le meuble « à bon marché ».
Notes
[1] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 15-17.
[2] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 11.
[3] SIMON Jules, La maison et le mobilier chapitre IV, dans les rapports du jury international à l’Exposition universelle de 1878 à Paris, p. 239.
[4] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 18.
[5] AUSLANDER, Taste and Power : furnishing modern France, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 306.
[6] MEYNARD M., Rapports du jury international, Groupe III, mobilier et accessoires, classes 17 à 29, meubles à bon marché et meubles de luxe, p. 7.
[7] MEYNARD M., op. cit., p. 10-11.
[8] MEYNARD M., op. cit., p. 11.
[9] WEISSBACH Lee Shai, « Entrepreneurial Traditionalism in Nineteenth-Century France : A Study of the Patronage Industriel Des Enfants de l’ébénisterie », The Business History Review, vol. 57, n° 4, 1983, p. 557.
[10] EPEAUX Vincent, « Patronage industriel des enfants de l’ébénisterie », Le Monde et la Science, p. 1360.
[11] L’École d’Ameublement de Paris La Bonne Graine — anciennement Patronage Industriel des Enfants de l’Ébénisterie — conserve parmi ses archives un recueil où figurent des reproductions des dessins ayant remporté les premiers prix des concours entre dessinateurs de 1898 à 1910.
[12] Damon & Colin (Krieger) a déposé le 30 avril 1887 au greffe des tissus, un modèle de sommier en bois applicable aux châlits pour le couchage des troupes ou effectué un second dépôt le 7 juin 1888 de deux modèles de meubles scolaires au greffe des industries diverses. Enfin, deux autres dépôts ont été effectués au greffe du bâtiment. Le premier est un dessin d’armoire à glace déposé le 23 mars 1899 par Mathieu Gallerey (1872-1965). L’autre présente des plans de décharge pour récepteurs en métal, céramiques ou toutes autres matières, déposé le 15 février 1905 par L’Hygiène Moderne.
[13] DUNCAN Alastair, Art Nouveau Furniture, p. 119.
[14] Meubles d’Art nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie spéciale de l’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan.
[15] Estienne, Paris-Midi, 25 mai 1912. Coll. part. Dans cet interview, Nowak donnait un aperçu sociologique intéressant en affirmant que « La clientèle du moderne se recrute parmi les intellectuels et les gens de profession libérale, ingénieurs, architectes, avocats, officiers, médecins, notaires, etc. Dans les milieux riches, on se laisse égarer par la fausse antiquaillerie, comme en bas par les faux styles anciens. »
[16] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 64.
Les premiers vases en céramique créés par Guimard sont encore assez mal connus car rares et peu disponibles en France. Leur attribution est en partie le fait de conjectures et leurs fabricants ne sont pas toujours connus avec certitude. Notre livre consacré à la céramique de Guimard[1] a fait un premier bilan de cette production, mais de nouvelles informations sont venues enrichir nos connaissances. Dans cet article, nous n’aborderons que quelques modèles de vases sur lesquels les informations étaient jusqu’ici très restreintes, jusqu’à ce que l’un d’entre eux puisse être acquis en juin 2023 et qu’un autre apparaisse en vente publique, la veille de la publication de cet article.
Dans le portfolio du Castel Béranger, édité à la fin de l’année 1898, la dernière planche (n° 65) est consacrée à différents modèles de vases qui sont reproduits sans avoir été mis à l’échelle. Ceux qui sont représentés aux quatre coins sont deux modèles différents en bronze doré (n° 3 et 5, n° 4 et 6). Les autres vases sont en céramique. La légende précise, pour le pot à tabac (n° 7, 8, 9, 10), « Pot à tabac en grès, couvercle en bronze », sans donner le nom du fabricant. Le petit pot (n° 11 et 12) est légendé : « Petit pot en grès[2] » sans nom de fabricant. Le grand vase (n° 1 et 2, cerclés sur la photo) est simplement légendé : « Grand vase à fleurs » sans indication de matériau ni de fabricant. Il comporte quatre anses joignant l’épaulement à un col resserré et qui ne sont pas symétriques.
Les céramistes auxquels Guimard a pu avoir recours à cette époque sont tout simplement ses fournisseurs pour le décor intérieur et extérieur du Castel Béranger. Il s’agit, d’une part d’Alexandre Bigot, et d’autre part de Gilardoni fils, A. Brault & Cie (la Tuilerie de Choisy-le-Roi). En dehors du Castel Béranger, Guimard a aussi collaboré avec ces deux entreprises : avec Bigot pour l’édition de décors de linteaux ; avec Gilardoni & Brault pour l’élaboration de leur stand à l’Exposition de la Céramique et des Arts du Feu de 1897. Nous excluons d’emblée Muller & Cie (la Grande Tuilerie d’Ivry) des possibles fabricants de ces vases puisque Guimard semble avoir cessé sa collaboration avec eux au moment de la construction du Castel Béranger. Les exemplaires de vases connus ne présentent d’ailleurs pas de marque Muller & Cie et n’ont pas reçu l’émaillage aux tons généralement assez vifs et brillants de la Grande Tuilerie d’Ivry.
Le seul document sur lequel il a été possible de retrouver le « grand vase à fleurs » est une photographie parue dans le supplément du Gil Blas en 1903, prise au sein du pavillon que Guimard avait édifié au Grand Palais à l’occasion de l’Exposition de l’Habitation en 1903. Mais la liste complète des participants à ce pavillon, publiée sur l’emballage des cartes postales « Le Style Guimard » éditées à cette occasion, ne mentionne aucun céramiste.
Il est donc possible que ce grand vase n’ait été présent dans le pavillon que pour son aspect décoratif et non au titre d’objet en vente et encore en cours de production. Aucun exemplaire de ce grand vase n’est actuellement connu, ce qui pourrait signifier qu’il n’a pas été édité en série.
Un document plus ancien, puisqu’il date de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, apporte d’autres informations. Il s’agit de la photographie d’un présentoir de produits artistiques exposés par Gilardoni & Brault. Ce présentoir serait passé inaperçu si cette photo n’avait été publiée dans le numéro spécial de la revue anglaise The Art Journal compilant ses articles consacrés à l’Exposition Universelle. Elle est légendée : « The Monks of Dijon[3] and some new designs in grès cerame ». Le texte de l’article précise qu’il s’agit de grès de l’entreprise Gilardoni & Brault.
Sur l’étagère inférieure, se trouve un vase qui nous intéresse plus particulièrement et que nous nommerons le « petit vase Guimard/Gilardoni » par opposition au « grand vase à fleurs ». Leurs silhouettes sont suffisamment proches pour que nous supposions que le grand vase ait aussi été produit par Gilardoni & Brault. Ce petit vase dont les dimensions le font tenir dans un cube, présente déjà une certaine symétrisation. Le fait qu’il soit absent de la planche du portfolio du Castel Béranger indique qu’il a probablement été conçu après sa publication, vers 1899. Et son absence du pavillon Guimard à l’Exposition de l’Habitation, suggère qu’il n’était déjà plus commercialisé en 1903, Guimard préférant alors sans doute mettre en avant sa production pour la Manufacture de Sèvres. Même si son attribution à Guimard ne fait aucun doute dans notre esprit, il faut bien noter que nous ne connaissons aucun document ancien où son auteur est clairement désigné, que nous ne connaissons aucune photo où il apparait dans les ateliers ou au domicile de Guimard et qu’aucun des exemplaires connus ne porte de signature ou de monogramme de Guimard. Quelques exemplaires de ce petit vase sont en collections publiques ou privées, mais jusque récemment, nous n’avions pu en observer aucun de près.
Une photographie ancienne d’un exemplaire aujourd’hui non localisé montre une glaçure brillante en camaïeu[4] d’ocres.
Une autre photographie du même vase, prise d’un peu plus haut montre clairement la présence de deux anses (à gauche et à droite) et de deux « boucles » au modelage complexe (devant et derrière).
D’autres vases du même modèle sont connus, comme le vase ci-dessous qui est en collection publique à Canberra en Australie .
En dehors de ce modèle à deux anses et deux boucles, il existe deux autres variantes. L’une d’elles ne comprend que les deux boucles. Le seul exemplaire connu est au Detroit Art Institute qui le donnait jusqu’ici comme étant en faïence émaillée. Mais après discussion avec l’équipe de conservation, il est établi qu’il s’agit de grès.
Une autre variante du petit vase Guimard/Gilardoni ne comprend que les deux anses. Elle n’est venue à notre connaissance que récemment, lorsque la maison de vente de Grasse a mis en vente en juin 2023 un vase à glaçure turquoise « dans le goût de Dalpayrat », assorti d’une toute petite estimation à 100-200 €. Comme les autres vases Guimard/Gilardoni, celui-ci n’avait ni monogramme « HG », ni marque de fabricant, ce qui limitait le nombre d’enchérisseurs potentiels lors d’une vente qui avait toutes les chances de passer inaperçue. Mais nous n’avons pas été les seuls à repérer ce vase et son estimation a été pulvérisée, à la grande stupéfaction du commissaire-priseur.
Afin de retrouver l’éclat des couleurs et la profondeur des motifs, un nettoyage adapté a été réalisé. Cette étape préliminaire a été complétée par une reprise des lacunes de l’émail, situées sur les éléments en ressaut du vase. Ces actions ont été menées par notre adhérente Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice de céramiques, nouvellement diplômée de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Dans l’étude technique d’un vase de ce type, les lacunes et les revers nous révèlent quelques informations intéressantes notamment pour la composition de la pâte et le travail de l’émail. Ainsi, il semblerait que le vase soit en grès, composé d’une pâte claire et assez fine, apparaissant à l’endroit des lacunes de l’émail. En retournant le vase, on comprend que les couleurs sont appliquées en couches épaisses, successives, lesquelles forment des masses avec des cratères et bubons. Ces épaisseurs situées sous le vase, sont le résultat des coulures des émaux sur la pièce. Les quatre encoches visibles sous le vase, indiquent l’emploi, au cours de la cuisson, de pernettes. Ces petits éléments en terre réfractaire de différentes formes, permettent de surélever la pièce dans le four. Ainsi, les effets de coulures de l’émail formant ce décor singulier, peuvent se vitrifier sans risquer d’adhérer aux plaques du four.
Les actions de conservation-restauration menées sur le vase, ont également permis d’appréhender sa fabrication et de comprendre le processus créatif ayant engendré cette glaçure bicolore.
Une première couche d’émail aux tonalités bordeaux est obtenue avec des oxydes de fer. Elle est ensuite recouverte d’une seconde couche d’émail de couleur turquoise, à base d’oxydes de cobalt et/ou de cuivre[5]. Cette succession de couches appliquées au pinceau et frottées sur les zones en ressaut, donne un émaillage majoritairement turquoise avec une profondeur et des creux bordeaux. Ces deux couleurs font explicitement références aux couleurs traditionnelles dites céladon[6] et sang de bœuf, des céramiques asiatiques.
La cuisson de ce type d’émaux se situe entre 600 °C et 800 °C. Afin d’obtenir un aspect mat à légèrement satiné, les employés de l’atelier d’émaillage ont pu ajouter aux émaux, de la chaux, de l’oxyde de zinc, ou encore de l’argile[7].
Notre hypothèse quant à la mise en forme du vase est la suivante : dans un premier temps, le corps a été réalisé en coulant la pâte dans un moule bivalve (composé de deux parties en plâtre, associées). La terre, mélangée à l’eau, est suffisamment épaisse pour ne former qu’une couche le long des parois du moule (voir schéma). Une fois l’eau évaporée, le corps peut être démoulé et les éventuelles barbes et défauts sont retirés à l’outil.
Travaillées à part, les anses ont été moulées pleines et ensuite ajoutées au corps du vase. La barbotine (un mélange de terre et d’eau) a permis d’associer les éléments entre eux. À l’aide d’outils divers, le céramiste a repris les « coutures » des différents éléments entre eux et préparé la pièce pour sa cuisson de dégourdi, laquelle a précédé la pose de la glaçure.
Par un heureux hasard, l’un de nos nouveaux adhérents possède un vase très proche du nôtre, mais dont les couleurs sont inversées et comparables au vase à deux boucles du Detroit Art Institute. La glaçure bordeaux y est très majoritaire, alors que la glaçure turquoise est restreinte aux reliefs. Ces deux vases forment donc une sorte de « positif » et de « négatif » d’un même modèle, décliné avec des émaux inversés.
Nous avons donc pu les comparer en les posant côte à côte, ce qui a permis de mettre en avant certaines caractéristiques intéressantes dans la production de céramiques de cette période, oscillant entre pièce unique et modèle de série.
Bien que similaires sur plusieurs points comme leur taille, leur forme générale, les anses, les couleurs des émaux et le style organique, ces vases ne sont pas tout à fait identiques. On constate en effet de multiples différences dans leurs reliefs et au niveau du traitement du vaisseau.
Cela signifie très probablement que ces nuances ont été travaillées avec une adjonction de matière sur le corps du vase préalablement moulé. Ainsi, à l’outil, le céramiste a pu creuser, relever ou adoucir les reliefs pour créer cet effet mouvant dans le décor, sans doute en s’appuyant sur un dessin ou un modèle en plâtre.
En revanche, les anses sont identiques sur les deux vases. Ceci corrobore l’idée qu’il s’agit bien d’éléments rapportés qui ont été moulés à part et appliqués sur le vase dans un second temps.
L’hypothèse de l’utilisation d’un même moule pour le corps de ces deux vases nous suggère l’idée que Guimard a pu utiliser le moule d’un vase commun, lisse, préexistant chez Gilardoni & Brault et qu’il s’est chargé de modifier à sa guise le corps obtenu par l’ajout d’anses, de boucles et surtout de ses reliefs mouvementés. À l’appui de cette idée, nous avons l’exemple d’une telle démarche avec un soliflore de Guimard dont deux exemplaires étaient également sur le présentoir de Gilardoni & Brault à l’Exposition universelle de 1900.
Nous en connaissons un exemplaire qui appartient à l’un de nos adhérents.
Posés sur le même présentoir, quatre autres exemplaires de ce soliflore ont le même renflement à la base du col mais n’ont pas les reliefs mouvants caractéristiques de Guimard. Ce premier modèle lisse, très éloigné du style de Guimard, aurait ainsi subi une « guimardisation ». Il est possible que le « grand vase à fleurs » ait subi le même traitement.
Si l’on compare les photographies connues des petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, ils semblent au contraire être identiques.
Cela signifierait qu’un moule spécifique aurait été créé pour ce modèle afin d’en tirer une production en série. Le vase à deux anses et deux boucles présenté sur l’étagère de l’Exposition Universelle en serait un exemplaire, alors que les variantes à deux boucles ou à deux anses pourraient avoir été des exemplaires de recherche antérieurs, réalisés à l’unité. Les dimensions inférieures des vases à deux anses et deux boucles pourraient être dues au rétrécissement qu’entraine le surmoulage d’un modèle.
Pendant la rédaction de cet article, un troisième vase Guimard/Gilardoni (ci-dessus), cette fois à deux anses et deux boucles, s’est présenté en vente à Auvers-sur-Oise[8]. Nous n’avons pas pu l’acquérir lors de cette enchère car son prix d’adjudication a dépassé le montant maximum que nous nous étions fixé, mais son nouveau propriétaire nous a fait la surprise de nous le « revendre » en abaissant son prix au niveau où nous avions dû décrocher. Nous lui en somme très reconnaissant car ce vase magnifique, dont l’état n’a nécessité qu’un simple nettoyage par Clémence Rigaux, complète de manière heureuse le vase turquoise.
Il possède une glaçure du même type que celle des vases à deux anses ou à deux boucles. Si notre hypothèse d’une antériorité de ces derniers était exacte, il pourrait donc s’agir d’un des premiers exemplaires du modèle à deux anses et deux boucles, avant que Gilardoni & Brault n’adopte des glaçures en camaïeu comme celles que nous présentons plus haut, peut-être plus aisément commercialisables.
Contrairement aux autres vases que nous connaissons, il possède une marque peu visible au culot : une lettre « S » avec de grands empattements.
Frédéric Descouturelle, avec la participation d’Olivier Pons et de Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice du Patrimoine.
Nous remercions M. Paul Arthur, spécialiste de la céramique art nouveau qui nous a indiqué l’existence de certains des vases mentionnés dans l’article, ainsi que notre ami Francesco Mariani et M. Patrick Mathé pour son accueil et sa générosité.
Notes
[1] La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[2] Le grès (ou grès cérame) est une argile à forte concentration en silice cuite à haute température (entre 1200 °C et 1300 °C) permettant d’obtenir une vitrification partielle avec une céramique compacte, opaque, imperméable et très dure. Les pâtes utilisées par les manufactures et les céramistes à la fin du XIXe siècle étaient des pâtes artificielles comportant de l’argile naturelle, du kaolin, du feldspath et de la silice sous forme de quartz et de silex. En fonction de sa composition, sa couleur était ocre ou grisâtre, parfois presque blanche (grès porcelainé).
[3] Il s’agit de reproductions des pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne qui étaient originellement à la chartreuse de Champmol à Dijon et qui sont à présent reconstitués au musée des Beaux-Arts de Dijon. Des moulages des pleurants sont exposés à la Cité de l’Architecture à Paris. Deux exemplaires qui étaient selon toute probabilité des reproductions de Gilardoni & Brault avaient été placés sur des étagères au sein du Castel Henriette à Sèvres. Guimard en possédait un troisième.
[4] Ce type de glaçure est assez répandue sur les grès. Afin d’obtenir de la profondeur et un dégradé de couleurs, les émaux sont placés par superposition sur la céramique. Ils sont alors liquides, appliqués à la louche ou au pinceau, avec un temps de séchage à l’air libre entre chaque couleur. On pose les émaux foncés dans un premier temps, puis on superpose des couches plus claires. L’emploi d’une couche d’émail transparent, à la fusibilité plus importante lors de la cuisson, peut permettre à la couche inférieure de gagner, elle aussi, en fusibilité et ainsi, dans certains cas, de passer au travers de la couche d’émail supérieur et de créer des effets de camaïeu et de profondeur. Cette profondeur peut aussi être créée par l’adjonction de plusieurs couches d’une même couleur mais d’épaisseur différentes donnant également lieu à des nuances.
[5] RHODES, Daniel, Terres et glaçures, 2006.
[6] Ce terme désigne une glaçure chinoise destinée aux grès et qui est reprise dans les arts du feu européens entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La couleur des céladons est due à la réduction des oxydes de la glaçure. La quantité de ces derniers, ainsi que la température de cuisson et la méthode de réduction, influencent la couleur de la céramique qui peut varier du vert grisâtre au bleu-vert. La cuisson en réduction limite l’apport en air dans le four, le carbone du feu utilisant alors l’oxygène des oxydes, réduit ceux-ci à l’état de métaux purs et changent les nuances des glaçures.
[7] RADA, Pravoslav, Les techniques de la céramique, Collection Techniques d’art, 1989.
[8]Vente Le Calvez & Associés à Auvers-sur-Oise, le 29/02/24, lot n° 15.
Dans cet article, nous revenons sur la petite table de Guimard qui s’est vendue le 22 novembre 2022 et qui a été acquise par le musée d’Orsay, pour nous intéresser plus spécifiquement à son piètement. Celui-ci est étonnamment proche d’une petite table de Riemerschmid, mais aussi d’une jardinière commercialisée par Thonet. Mais qui s’est inspiré de qui ?
En septembre 1899, un cliché pris dans un appartement du Castel Béranger a paru au sein d’un article consacré au Castel Béranger dans la Revue de Arts décoratifs. Deux mois plus tard, il a à nouveau été publié, avec une meilleure qualité, dans le premier numéro de la Revue d’Art dont Guimard avait dessiné la couverture. Un article de Frantz Jourdain y présente des créations récentes de Guimard en matière de mobilier. On y trouve en particulier une vitrine[1] et une petite table au piètement singulier sur laquelle est posée, à gauche un petit sujet de Carpeaux (une femme endormie), au centre un vase[2] réalisé en collaboration avec Edmond Lachenal, et à droite un bougeoir[3].
Sa vente en novembre 2022 a permis d’en avoir de meilleures images.
Le piètement et le cadre du plateau sont en noyer avec un décor sculpté très fouillé comprenant plusieurs ajours, tandis que le plateau reçoit un placage marqueté en ronce de noyer, de bouleau, d’érable et de sycomore, avec sur un fond de loupe, des lignes sinueuses encadrant quatre quartiers symétriques très inhabituels puisque leur partie centrale est une tranche transversale.
Deux éléments en nacre, dont un représentant le monogramme de Guimard, complètent la marqueterie du plateau.
Cette table a été montrée au public en 1933 à l’exposition Le Décor de la vie sous la IIIe République de 1870 à 1900 au Musée des Arts Décoratifs comme le prouve l’étiquette placée sous le plateau.
Ce modèle de table avait dû particulièrement plaire à Guimard car dix ans après sa création il a conçu une autre table de structure semblable pour le salon de son hôtel particulier au 122 avenue Mozart. Dans la même démarche, il a aussi recréé pour son salon une vitrine proche de celle publiée dans la Revue d’Art[4].
Cette table a également fait partie d’une exposition présentant des créations de Guimard. Malheureusement, pour l’instant, nous en ignorons encore la date et la localisation.
Elle est passée en vente en 2012, ce qui a permis de constater a posteriori les différences avec le modèle de 1899 qui illustrent l’assagissement du style de Guimard autour de 1910 : le piètement et le cadre du plateau sont en poirier et non plus en noyer, avec un décor sculpté plus raffiné, moins nervuré et sans ajours ; le plateau n’est plus marqueté mais revêtu d’un simple placage de loupe de noyer en quatre quartiers symétriques ; la signature de Guimard est cette fois gravée sur la bordure du plateau avec la date 1909. Si les dimensions de son plateau sont proches de celles de la table de 1899, la nouvelle table est légèrement moins rectangulaire et plus haute d’une dizaine de centimètres.
L’intérêt de ces deux modèles de tables réside tout particulièrement dans leur piètement qui n’a pu être imaginé que par un plasticien et non par un praticien du bois tant sa structure est contraire aux règles les plus élémentaires de la construction des meubles. De chaque pied part un montant qui rejoint le coin supérieur placé à sa gauche et non celui qui est à son aplomb. La finesse de ces montants et surtout leur obliquité donnent en effet une impression de dangereuse fragilité qui est à peine compensée par la présence des traverses horizontales sous le plateau et par les lignes arquées qui partent un peu au-dessus de chaque pied pour rejoindre le montant placé à droite au tiers de sa hauteur.
Guimard a aussi expérimenté les montants obliques pour la tablette inférieure d’une sellette contemporaine de la petite table de 1899. Mais protégé par les quatre montants principaux de la sellette, ce soutien de la tablette semble moins périlleux.
Historiquement, une structure de piètement comparable à celle des petites tables est très rare. On connait bien les pliants ou ployants dérivés des modèles antiques en X. Cependant, si leurs montants sont bien obliques, ils se croisent dans le même plan.
Plus proche des tables de Guimard, mais bien antérieure, la coiffeuse qu’Antoni Gaudí a conçu pour Isabel Güell est un meuble pré Art nouveau des plus curieux. Gaudí l’a dotée d’un pied avant droit qui soutient une petite tablette et dont les deux montants se croisent dans des plans parallèles.
Leur souplesse fait penser à la démarche d’un félin avec un mouvement qui va donc de haut en bas, alors qu’au contraire, les montants des tables de Guimard donnent l’impression d’un mouvement ascendant. Cette impression est d’une part due à leur assimilation à une arborescence, ancrée dans le sol et s’élevant vers le ciel et d’autre part à leurs lignes tendues qui évoquent un ressort.
Plus tardif que la coiffeuse Güell et très probablement postérieur à la petite table de Guimard de 1899, un panier à tricot dont ni l’auteur ni la date de création ne sont connus, est bien de style Art nouveau. Il présente également de fins montants obliques aux courbes dynamiques. En se croisant là aussi dans ses plans parallèles, ils ne confèrent pas au panier l’impression de fragilité que présentent les petites tables de Guimard.
Conscient de la fragilité de sa structure (ou guidé par un modèle comme nous le verrons plus loin), Guimard a relié les montants de ses petites tables par des lignes arquées qui se détachent des pieds et viennent s’insérer à leur tiers inférieur. Ce sont des transpositions organiques des fameuses « jambes de force » en fonte préconisées par Viollet-le-Duc pour soutenir des plafonds ou des voûtes de grandes dimensions[5]. Il réutilisait là des éléments de charpente traditionnels qui, posés en oblique, permettent de raidir une structure.
Sous une forme réduite, ces jambes de force sont devenues très fréquentes dans le mobilier art nouveau français où elles permettaient de remplacer une entretoise tout en assimilant le meuble à des troncs d’où sont issues des branches.
On comprend qu’au-delà de l’admiration esthétique qu’elles pouvaient susciter, les deux tables de Guimard avaient peu de perspectives d’avenir, du moins avec les techniques traditionnelles de l’ébénisterie. Mais il n’est pas étonnant de trouver une disposition semblable chez le fabricant de mobilier germano-autrichien Thonet dont les techniques de fabrication étaient tout autres.
L’entreprise a été fondée par Michael Thonet (1796-1891) avant de passer à ses fils. Thonet a développé et perfectionné puis industrialisé une technique totalement différente de la menuiserie traditionnelle. Son principe est d’étuver des montants de hêtre, ce qui amollit leurs fibres, puis de les cintrer sur des moules métalliques. Au séchage, les bois conservent la forme arquée qui leur a été donnée. Ils sont ensuite assemblés par vissage. Les meubles ainsi obtenus sont légers mais solides, aptes à équiper les lieux publics comme les cafés et les salles de spectacle, voire certaines pièces secondaires des intérieurs bourgeois mais peu les pièces de réception.
Remarquée à l’Exposition de Londres en 1851, la production de Thonet a dès lors rencontré un succès toujours plus important, bientôt concurrencée après l’expiration de ses brevets par d’autres fabricants, comme Kohn à Vienne.
Les meubles Thonet ont parfois — et en particulier dans la littérature anglo-saxonne — été présentés comme des précurseurs du mobilier art nouveau, en raison de leurs courbes et aussi du versant social qu’a pu avoir l’Art nouveau qui a souvent prôné — sans vraiment la réaliser — une alliance entre l’art et l’industrie. Cette opinion est sans doute inexacte, du moins pour l’Art nouveau des pays latins. La technique même des meubles Thonet a bien induit une esthétique nouvelle mais ses courbes ne sont pas celles, ouvertes et en coup de fouet, développées par Victor Horta et reprises par les créateurs de sa génération. En raison de la juxtaposition des pièces de bois, la ligne des meubles Thonet n’est pas continue ce qui contredit l’idée d’un tout organique que l’on retrouve chez la plupart des créateurs art nouveau. Toutefois, après 1900, quelques rares modèles de Thonet semblent bien avoir été inspirés par les lignes de certains meubles de style Art nouveau français. Dans ce cas, on retrouve bien une ligne continue qui parcourt les sièges.
Mais si une certaine convergence a donc bien existé, elle s’est plutôt faite après coup avec l’évolution de l’Art nouveau vers des formes plus géométriques et moins naturalistes. En Autriche, à partir de 1905, plusieurs artistes de la Sécession viennoise comme Josef Hoffmann et Koloman Moser ont collaboré avec l’entreprise Kohn, pour concevoir des meubles modernes déjà très éloignés de l’Art nouveau tel qu’il s’entendait quelques années plus tôt en France. Une évolution semblable a eu lieu chez Thonet.
Pourtant, le piètement d’un modèle de jardinière de Thonet offre une troublante similitude avec celui de ces deux petites tables de Guimard.
L’étiquette de la marque Thonet collée sous son plateau caractérise une large plage temporelle, entre 1888 et 1922.
Mais on peut retrouver cette jardinière dans le catalogue Thonet de 1904 au n° 9431. Il n’est cependant pas aisé de déterminer la date de sa création car nous ignorons à partir de quelle année elle est apparue dans le catalogue.
Son piètement diffère cependant un peu de celui des petites tables de Guimard. Tout d’abord, les proportions sont différentes et la jardinière en étant moins large donne une impression de moindre fragilité. Ensuite, sur les tables de Guimard les montants obliques vont de droite à gauche en s’élevant alors que sur la jardinière de Thonet, ils vont de gauche à droite[6]. Enfin, sur les tables de Guimard ils restent dans un plan vertical, alors que sur la jardinière de Thonet ils se rapprochent du centre où ils sont réunis par une entretoise en croix et non rectangulaire.
Cette jardinière n’était pas la seule a avoir un piètement non conventionnel qui aurait été complexe à réaliser avec les techniques traditionnelles de menuiserie mais non avec le hêtre étuvé. Par exemple, pour ces deux piètements de tables, chacun des trois ou des quatre pieds se dédouble pour aller en oblique vers le coin supérieur à sa gauche et à sa droite.
Pour cette sellette, les montants soutenant les tablettes sont obliques et ont une certaine parenté avec ceux qui soutiennent la tablette de la sellette de Guimard (cf. plus haut).
De même, chez Kohn, en 1902, le viennois Gustav Siegel (1880-1970) a créé ce modèle de sellette tripode dont les pieds se croisent dans des plans parallèles (comme nous l’avons vu plus haut pour les pieds de la coiffeuse Güell de Gaudí et pour les montants du panier à tricot).
Il peut être flatteur pour Guimard de penser que les dessinateurs de Thonet ont pu s’inspirer des photos de ses meubles parus dans la presse en 1899. Ils auraient ainsi pu les transformer en des produits commerciaux robustes avec d’autant plus de facilité que la technique utilisée par leur firme permettait une réalisation aisée. Mais il est plus raisonnable de croire que c’est plutôt Guimard qui a pu reprendre des idées glanées sur un catalogue Thonet. Il est d’ailleurs avéré que la technique du bois étuvé l’a intéressé puisqu’il l’a employée épisodiquement sur son propre mobilier. On trouve en effet cette précision sur certains catalogues des expositions auxquelles il a participé. Il semble s’en être servi principalement pour les meubles de petites dimensions comme certaines chaises. Autre indice, nous savons que Victor Horta, avec lequel Guimard était en relation suivie pendant les premières années de sa conversion à l’Art nouveau, était profondément intéressé par les meubles Thonet. Avant de concevoir son propre mobilier, il avait meublé la salle à manger de son hôtel particulier de la rue Américaine à Bruxelles avec du mobilier Thonet.
Une autre troublante coïncidence dans la construction du piètement peut être relevée sur une petite table qui faisait partie de la salle de musique[7] présentée par le munichois Richard Riemerschmid (1868-1957) à l’Exposition d’art allemand à Dresde en 1899. Des photos en ont été publiées dans la revue allemande Dekorative Kunst ainsi que dans sa version française, L’Art Décoratif, en juin 1899.
Cette table de Riemerschmid a également existé en version à trois pieds mais celle qui nous intéresse est sa version à quatre pieds, comme celles de Guimard. Sans décor sur le plateau, ni sculpture sur le piètement, elle est beaucoup plus économique et aussi plus moderne.
Si on la compare à celles de Guimard, ses pieds rectilignes disposés en biais, rejoignent le plateau, non pas au niveau du coin suivant, mais au milieu du côté qui suit ce coin. Quant aux jambes de force qui joignent les pieds entre eux, elles ne sont pas arquées presque horizontalement mais pratiquement verticales et placées plus haut. Alors que les pieds sont découpés dans une planche d’épaisseur constante, ces jambes de forces sont tridimensionnelles pour accomplir une torsion d’un quart de tour. Un peu plus haute, mais surtout moins large que celles de Guimard, la table de Riemerschmid donne une impression d’élévation dynamique plus forte.
S’il est pratiquement certain que Riemerschmid n’a pas vu la table de Guimard avant sa publication en septembre 1899, il est presque sûr que, de son côté, Guimard a vu la photographie de la table de Riemerschmid en juin 1899. Mais le délai de trois mois entre les deux publications nous parait trop court pour qu’il ait eu le temps d’en concevoir, faire exécuter et publier sa propre version. Nous émettons donc l’hypothèse d’une conception quasi-simultanée, sans doute toutes deux stimulées par les créations de Thonet, avec une version volontairement épurée et partiellement exécutée à la machine chez Riemerschmid, tandis que Guimard préférait créer un meuble d’exception, exécuté de manière traditionnelle et dont la fragilité dérangeante participe à la séduction qu’il opère sur l’observateur.
Frédéric Descouturelle avec la participation d’Olivier Pons
Nous remercions vivement les lecteurs qui nous ont écrit et qui nous ont permis d’améliorer et de compléter notre article après sa première publication :
Françoise Aubry, ancienne conservatrice du musée Horta, nous a rappelé que, dans un premier temps, Horta avait meublé sa propre salle à manger de la rue Américaine par du mobilier Thonet.
Koen Roelstraete nous a indiqué l’existence de la sellette de Gustav Siegel éditée par Kohn en 1902 dont il nous a fourni une photographie. Il nous a également fourni une photographie d’un fauteuil n° 17613 de Thonet.
Robert Zehil nous a envoyé une photographie du panier à tricot d’auteur inconnu qui figure dans sa collection.
Benjamin Subtil a très heureusement corrigé notre plus sérieuse omission en nous soumettant les deux modèles de petites tables de Riemerschmid datant de 1899.
Notes :
[1] Cette vitrine est proche de celle qui a été donnée en 1949 au musée de l’École de Nancy par Adeline Oppenheim-Guimard.
[2] Cf. notre article du 18 mai 2018.
[3] Ce bougeoir a été acheté par le Cercle Guimard en 2022. Nous l’avons présenté à l’Assemblée Générale de 2023 et il a fait l’objet d’un article.
[4] Cette vitrine a été acquise par notre partenaire Hector Guimard Diffusion en 2019.
[5] Viollet-le-Duc, Eugène, Entretiens sur l’architecture, XIIe entretien, 1863-1872.
[6] Notons que sur le dessin du catalogue Thonet, les pieds sont orientés dans l’autre sens.
[7] Cette salle a signalé Richard Riemerschmid comme l’un des designers allemands moderne les plus remarquables et son talent a été confirmé l’année suivante à l’Exposition Universelle de Paris avec « la chambre de l’amateur d’art ».
En juin 2023, alertés par des amis, nous nous sommes rendus à Reims à la salle des ventes de la Porte de Mars (Collet-Lumeau) pour photographier un « portemanteau de style Art nouveau » non signé et qui allait être mis aux enchères. Son image nous était familière puisqu’il n’était autre qu’un doublon du portemanteau Coilliot qui se trouve à présent au Detroit Institute of Art (Michigan). Mais les belles histoires de meubles exceptionnels vendus pour une bouchée de pain sont bien rares et, à notre arrivée, le commissaire-priseur et son associée avaient déjà été mis au courant du nom de son concepteur et de la valeur qu’ils étaient en droit d’en espérer. La décision avait été prise de le retirer de la vente prévue afin d’organiser la publicité de sa future remise en vente et même de faire les frais d’un expert. Ils nous ont néanmoins aimablement laissé le photographier.
Il n’existe pas vraiment de nom satisfaisant pour désigner ce type de meuble multifonctionnel puisqu’outre sa fonction de portemanteau, il fait également office de porte-chapeaux, porte-cannes et porte-parapluie et est généralement pourvu d’un miroir afin d’inspecter son allure avant de sortir. Certains possèdent aussi une petite boîte où l’on range le nécessaire pour cirer les chaussures. Par simplification, nous retiendrons le terme de « portemanteau »[1]. Obligatoirement placé à proximité immédiate de la porte d’entrée de la maison ou de l’appartement, il doit avoir le moins d’encombrement possible. Seules certaines vastes demeures pouvaient accueillir un meuble d’antichambre comprenant aussi un canapé.
À Reims, nous avons eu tout le loisir d’examiner le meuble afin de pouvoir le comparer à celui du Detroit Institute of Art. Ce dernier est désormais bien éloigné de nous géographiquement mais une belle photo ainsi qu’une petite video commentée par Graham W. J. Beal, le directeur du musée, permet de l’apprécier correctement. Ils ont bien la même structure mais présentent aussi d’importantes différences. Les plus visibles sont bien sûr les quatre plaques de lave émaillées qui, sur l’exemplaire de Detroit, remplacent les panneaux sculptés de l’exemplaire de Reims. Ces plaques aux dessins particulièrement élégants et d’une coloration discrète ont été produites par l’entreprise parisienne d’Eugène Gillet d’après un carton fourni par Guimard. Il n’est pas étonnant que ce dernier ait choisi d’utiliser la lave émaillée, un matériau presque inaltérable, pour un meuble moins abrité qu’un autre puisque sa fonction nécessite de le placer près d’une porte d’entrée. De plus, la lave émaillée s’imposait tout naturellement pour Coilliot[2] puisque ce matériau a été utilisé en abondance pour la façade de sa maison du 14 rue de Fleurus à Lille, ainsi qu’à l’intérieur. Cependant, étant donné que Louis Coillot résidait en fait dans l’immeuble de la rue Fabricy qui est connexe à celui de la rue de Fleurus, la localisation exacte du portemanteau reste incertaine.
La menuiserie en acajou est pratiquement identique sur les deux meubles. Seule la jonction supérieure des deux montants arqués qui relient l’avant du logement du bac aux montants latéraux est plus individualisée sur l’exemplaire de Detroit. Contrairement à l’exemplaire de Reims, la glace de celui de Detroit est biseautée, mais rien n’indique que, dans un cas comme dans l’autre, la glace en place soit celle d’origine. Le nombre de patères est différent : trois pour Detroit et quatre pour Reims. La configuration de l’exemplaire de Detroit est probablement celle d’origine et, au contraire, c’est la configuration à quatre patères qui a sans doute fait l’objet d’une demande spéciale. En effet, dans ce dernier cas, même si les deux patères latérales donnent de loin l’impression de venir se loger idéalement sur des petits emplacements délimités par de légers reliefs arrondis, lorsqu’on s’approche, on se rend compte que ces zones ne sont pas planes, ce qui diminue la surface de contact entre le bois et les patères. Enfin, les deux exemplaires comportent bien un bac en tôle de zinc, accessoire indispensable pour recevoir les parapluies et les cannes. Il est plus haut sur l’exemplaire de Detroit.
La structure de ces portemanteaux était connue par un dessin à grandeur d’exécution conservé au Musée d’Orsay dans le fonds Guimard. La seule inscription qu’il porte est « Étude modelée d’un Porte Manteaux », sans indication de date ni de commanditaire. Sur ce dessin les deux tablettes supérieures ne sont pas jointes comme c’est le cas sur les exemplaires de Detroit et de Reims.
L’absence de signature de Guimard sur les deux exemplaires n’est pas étonnante car avant de posséder ses ateliers de l’avenue Perrichont, il ne l’apposait que rarement sur ses productions. Dans le cas de Louis Coilliot le nombre de commandes passée à Guimard a été considérable à partir de 1898 et au moins jusqu’en 1903. Mais pour le portemanteau de Reims, le vendeur n’a malheureusement pas été capable de fournir d’indications concernant son origine et la commande dont il aurait pu faire partie. Faute de documents précis, la datation de ces deux portemanteaux (dont on imagine qu’ils ont été créés dans le même temps ou à très peu de distance) ne peut être déterminée avec certitude. Cependant l’évolution stylistique de Guimard a été si rapide dans les premières années qu’il est quand même possible d’en donner une approximation.
On connait peu d’autres exemples de meubles similaires dans son œuvre. Le plus ancien, asymétrique, à la fois néogothique et naturaliste, date de 1894 ou 1895[3]. Il est habituellement donné comme provenant de l’hôtel Delfau mais les informations relatives à son premier achat indiquent qu’il proviendrait plutôt de l’hôtel Jassedé construit par Guimard en 1893.
Quelques années plus tard, vers 1898, Guimard a conçu ce portemanteau en bois de Jarrah arborescent et asymétrique dans un style résolument art nouveau où les lignes droites ont disparu. Il l’a fait photographier au sein du Castel Béranger et le cliché est paru dans l’article d’Édouard Molinier dans Art & Décoration en mars 1899. Sa localisation actuelle est inconnue.
Le portemanteau qui nous intéresse ici est la troisième occurrence de ce type de meuble. Il est devenu symétrique, la fougue des premières années ayant cédé le pas à la recherche d’élégance.
Ses tablettes hautes fixées sur de fins montants se dédoublant font penser aux candélabres des portiques des entourages découverts du métro qui adoptent des lignes courbes semblables se penchant vers l’intérieur à leur extrémité. La traverse supérieure de la glace du portemanteau joue le même rôle que le porte-enseigne du portique du métro.
Ces tablettes hautes se retrouvent sur d’autres meubles de Guimard à partir de 1900. C’est le cas d’une paire de vitrines de l’agence de Guimard dont la photographie est parue en novembre 1899 dans le premier numéro de la Revue d’Art.
C’est aussi le cas des étagères du stand du parfumeur Millot à l’Exposition Universelle de 1900 et du buffet de la salle à manger de la maison Coilliot qui a été aménagée vers 1900[4]. Étant donné le fait qu’un des deux portemanteaux ait été destiné à Louis Coilliot, 1900 est donc la date la plus probable de leur création.
On trouve pourtant encore ces tablettes hautes sur une vitrine datée cette fois avec certitude de 1902.
Les patères en laiton sont indéniablement les éléments les plus séduisants de ces portemanteaux. Elles ont une profondeur assez inhabituelle qui peut engendrer un important porte-à-faux si on y suspend un manteau assez lourd. Il a donc été prévu de renforcer la fixation de leurs quatre vis en mettant en place des tubes métalliques qui traversent le bois de part en part. Leur forme très complexe implique qu’elles ont été réalisées au moyen de la technique de la fonte à cire perdue. Guimard leur a donné une forme souple et même agressive car on peut facilement y voir la tête redressée d’un cobra prêt à attaquer.
Mais une des caractéristiques les plus intéressantes de ce meuble n’a jusqu’à présent pas fait l’objet de commentaires. Il s’agit de la façon à la fois élégante et désinvolte avec laquelle Guimard a conçu la ceinture métallique permettant de recevoir les cannes et les parapluies. Il a tout d’abord utilisé un simple fer laminé en U qui a été cintré et dont les bords ont été découpées et pliés aux deux extrémités. Des platines de fer découpées ont été soudées au bord inférieur et au fond du fer en U pour l’accrocher avec solidité à la menuiserie. Ensuite, un simple fil de fer a été soudé à la platine supérieure et, après avoir parcouru une boucle sur le montant latéral du portemanteau, il est venu s’insérer dans le fond du fer en U. Ce faisant, il apporte un relief qui renforce l’intérêt visuel de cette ceinture,
tout en masquant les insertions par vis d’une simple lame de fer placée du côté intérieur de la ceinture. Cette lame a été pliée à de multiples reprises pour former des encoches pouvant recevoir les cannes et les parapluies.
Malgré la découpe artistique des platines latérales et la boucle terminale du fil de fer, l’utilisation de ces matériaux industriels contraste avec la finesse des sculptures de l’acajou obtenue par un travail artisanal de qualité. Elle est pourtant caractéristique de la manière dont Guimard traite habituellement le fer en se refusant à faire exécuter des travaux de ferronnerie d’art pour mieux mettre en valeur le design de ses créations.
Remis en vente à Reims, le 19 novembre 2023, le portemanteau a été acheté pour 57 340 € (avec les frais de vente) par Hector Guimard Diffusion, notre partenaire pour la création d’un espace muséal dédié à Guimard au sein de l’Hôtel Mezzara. Il y figurera dans l’entrée pour accueillir les visiteurs.
Frédéric Descouturelle
Nous remercions Fabien Choné pour les précisions concernant la disposition et l’accrochage des patères.
Notes
[1] Nous récusons le terme de « vestiaire » abusivement utilisé par le marché de l’art ; un vestiaire étant soit une pièce entière, soit un casier fermant à clé.
[2] Cf. notre ouvrage La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[3] Date de sa présentation au Salon de la SNBA et de sa publication dans le portfolio de La Décoration Ancienne et Moderne, 3e année, pl. 86. Il est alors désigné comme un « porte-parapluie ».
[4] Même si une photo ancienne de ce buffet, non encore mis en place, n’a été publiée qu’en septembre 1901 dans la revue Le Mois.
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