Édicule B de la station de la Porte Dauphine. Photo Arnaud Rodriguez – Le Cercle Guimard.
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C’était prévu au printemps dernier, la Covid 19 en a décidé autrement. Ce samedi 23 janvier, les membres du bureau du Cercle Guimard avaient rendez-vous au 16, boulevard Beaumarchais, à deux pas de la place de la Bastille, à Paris. La mission de ce commando ? Récupérer une collection unique de documents, celle – aussi précieuse qu’étendue – qu’avait réunie Jean-Pierre Lyonnet, président-fondateur du Cercle, disparu le 25 septembre 2019. En lien avec l’association depuis sa création en 2003, Monique, épouse de l’ancien président, en accord avec Thomas et Clara leurs enfants, avait émis le souhait que cette « accumulation » – aussi intéressante qu’impressionnante, demeure entière et, partant, reste utile. Cette volonté bien sûr entendue avec grand intérêt par le Cercle, s’est concrétisée en ce samedi de janvier.
Une partie de la bibliothèque de Jean-Pierre Lyonnet, boulevard Beaumarchais à Paris.
C’est donc avec enthousiasme que les membres du Cercle ont transféré dans des cartons (plus de 50 et une vingtaine de grands sacs pour les hors-formats et documents fragiles…), les six rayonnages emplis d’ouvrages de la bibliothèque d’histoire et d’architecture Jean-Pierre Lyonnet. D’abord, une imposante section Art nouveau, avec – à tout seigneur, tout honneur – une large place réservée à Hector Guimard, puis de nombreux livres, documents et publications ayant trait aux divers mouvements modernes (style International, Bauhaus… et leurs grandes figures : Le Corbusier, Rob Mallet-Stevens, Perret, Plumet…). S’y ajoutent des sections entières sur les bâtiments industriels, les transports, les aéroports et même… les autodromes, ainsi que d’innombrables classeurs rassemblant articles, originaux, cartes postales et autres images parfois inédites et rarissimes. Cela aussi bien pour la France que pour de nombreux pays étrangers, avec une mention spéciale pour les Etats-Unis et super-spéciale pour l’Angleterre, pays quasi d’adoption et cher à Jean-Pierre Lyonnet. Surtout, cet ensemble rassemblait une dizaine de collections – parfois complètes – de revues et de publications consacrées à l’architecture. Citons « La Revue du bâtiment », « L’Architecte », « Le Studio », sans oublier, la toujours actuelle et barcelonaise « Coup de Fouet ».
Une empaqueteuse et trois spectateurs du bureau du Cercle Guimard lors du transfert de la bibliothèque de Jean-Pierre Lyonnet, boulevard Beaumarchais à Paris.
Dûment classées et empaquetées – mais non répertoriées (le travail reste à faire !) –, ces pépites ont pris le chemin du XVIe arrondissement, pour rejoindre le Castel Béranger, l’immeuble qui, au début du siècle dernier, abritait l’agence d’Hector Guimard. Ultime clin d’œil à Jean-Pierre Lyonnet, qui a dépensé tant de temps et tant d’énergie à honorer l’architecte d’art.
Vue partielle du fond Jean-Pierre Lyonnet réinstallé dans l’ancienne agence de Guimard au Castel Béranger.
Avec ce qu’il convient désormais d’appeler le fonds Jean-Pierre Lyonnet et la donation Arthur Gillette, le centre d’archives et de ressources du Cercle Guimard prend corps.
Nous profitons de la découverte d’une lettre inédite au mois d’octobre dernier dans les archives des descendants de la famille Nozal pour traiter un des dossiers majeurs de la carrière de Guimard. La collaboration entre l’architecte et cette famille de négociants en métaux est en effet à l’origine de quelques-unes des réalisations architecturales et mobilières les plus remarquables de Guimard et dont malheureusement, à une exception près, il ne reste plus rien aujourd’hui.
Sans révéler d’informations inédites, le document complète nos connaissances et nos dernières découvertes sur ce sujet confirmant quelques hypothèses comme le rôle éminent joué par le fils ainé des Nozal.
Nous souhaitons d’ailleurs remercier chaleureusement les descendants de la famille Nozal – au premier rang desquels M. Raffin – qui n’ont jamais cessé de nous aider et de nous encourager durant toute la dernière décennie en mettant à notre disposition une partie des documents qui illustrent cet article et en continuant à répondre favorablement à nos sollicitations répétées. Ces échanges ont été une source d’enrichissement mutuel et constant contribuant à améliorer notre compréhension des rapports entre Guimard et les Nozal.
L’étude de ces liens est un thème récurrent de nos recherches. En 2017, dans le cadre de l’exposition à l’hôtel Mezzara, nous apportions un nouvel éclairage sur les ateliers Guimard de l’avenue Perrichont-prolongée[1]. Récemment encore, Marie-Claude Paris évoquait dans un article publié sur le site du Cercle Guimard la présence de (Louis) Léon Nozal (1847-1914) en tant que témoin de l’architecte à son mariage en 1909[2].
Dans cette première partie nous replacerons la lettre dans son contexte, avant d’évoquer la naissance de cette collaboration et les premières constructions. Nous consacrerons une seconde partie à la nature des liens économiques entre Guimard et Nozal père, la suite des réalisations et la fin de cette relation. En effet si les commandes et donc le soutien de cette famille de riches industriels ont permis à un des principaux représentants de l’Art nouveau en France d’exprimer son génie créatif – au point que l’on a parfois parlé de mécénat – nous verrons qu’il s’agissait aussi d’une relation d’affaires.
Lettre d’Hector Guimard à Mme Nozal. Archives familiales, première page.
Lettre d’Hector Guimard à Mme Nozal. Archives familiales, seconde page.
Cette lettre est d’autant plus rare que les archives familiales à ce sujet sont quasiment inexistantes, ce qui est étonnant, compte tenu de l’ampleur des réalisations de Guimard pour le compte des Nozal. Ces liens ont souvent dépassé le cadre professionnel au point que les évènements privés touchant les Nozal ont parfois directement affecté la carrière de l’architecte comme dans le cas de la disparition de Léon Nozal en 1914. Dès lors les liens ne cesseront de se distendre au point de devenir franchement mauvais au milieu des années 1930 lorsque Guimard assignera en justice Mme Nozal et sa fille pour une sombre histoire d’argent…
Léon Nozal en 1905 pour la remise de la Légion d’honneur. Tirage photographique. Archives familiales.
Marguerite Nozal, née Chanu (n.d.). Tirage photographique. Archives familiales.
La lettre s’adresse manifestement à (Jeanne) Marguerite Nozal née Chanu (1852-1939), l’épouse de Léon, en faisant allusion à un projet quelque peu mystérieux qui n’est jamais cité et dont elle aurait délaissé la direction au profit de Guimard. Dans un premier temps l’architecte en semble contrarié avant d’admettre qu’il fera tout son possible pour être à la hauteur de la mission. L’absence d’informations plus précises nous incite à la prudence même si le projet en question a certainement un lien avec une réalisation architecturale — et familiale si l’on tient compte de l’implication de Mme Nozal. S’agit-il du futur hôtel Nozal, rue du Ranelagh à Paris ? Du futur Chalet blanc/La Surprise à Cabourg ? Guimard emploie un style fait de circonvolutions et un ton presque obséquieux qui rendent difficile son interprétation… Que de sous-entendus ! On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la sincérité de l’architecte : ne s’agit-il pas plutôt d’une posture destinée à ménager Mme Nozal, la rassurer — son fils est toujours associé au projet — et finalement officialiser sa décision alors qu’il se savait déjà en charge du projet… ? Plus important peut-être, Guimard confirme indirectement le rôle joué par le fils ainé Paul Nozal (1876-1903)[3], dont l’implication et l’influence au sein des chantiers conduits par l’architecte apparaissent de plus en plus importantes. C’est d’ailleurs sans doute par son entremise que la rencontre entre Guimard et cette famille a dû se faire quelques années auparavant.
Paul Nozal et premier projet
Lorsque l’architecte rédige cette lettre au mois de juillet 1902, la famille Nozal est en passe de devenir son principal commanditaire. Les entrepôts et magasins des Établissements Nozal situés à Saint-Denis sont en cours de construction, les travaux des ateliers de l’avenue Perrichont-prolongée vont débuter tandis que sont déjà projetés l’hôtel Nozal et le Chalet blanc à Cabourg (qui deviendra La Surprise), sans oublier Le Castel Val à Auvers-sur-Oise sur le point d’être commandé par Georges (Jules) Chanu (1853-1928), beau-frère de Léon Nozal.
Ce dernier est à la tête des Établissements éponymes, une société florissante spécialisée dans le négoce de fers et fondée en 1848 par son père Louis (Placide Joseph) Nozal (1823-1899). Sous l’action de son fils, l’entreprise se développe rapidement à Paris et en province, disposant bientôt de plusieurs dépôts, comme à Angers et au Mans, puis de filiales à l’étranger, comme au Maroc à travers le Comptoir métallurgique du Maroc ou en Algérie au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Publicité dans la revue Le Ciment (1913). BNF-Gallica.
Dans ce contexte d’agrandissement et de modernisation de l’entreprise, un premier chantier est attribué à Guimard qui se voit confier la construction d’entrepôts à Saint-Denis. Il s’agit de réaliser des hangars de stockage à structure métallique et un petit bâtiment à l’entrée du site destiné à abriter les bureaux et le logement du directeur.
Carte postale n° 21 de la série Le Style Guimard. Coll. part.
L’ensemble sera détruit en 1965. Quelques éléments provenant du pavillon de la direction ont semble-t-il été sauvés[4] dont un piètement passé en vente en 2018.
Piètement en noyer. Vente Millon, hôtel Drouot, Paris, 27 juin 2018. Photo Millon.
Dans son numéro de février 1904, le journal L’Écho des mines et de la métallurgie propose un compte-rendu très positif de sa visite au « Dépôt de fer à l’américaine » Nozal, livrant des informations intéressantes sur les raisons et la direction de cette construction. Illustré de photos inédites, le texte précise que cette nouvelle installation, équipée de voies ferrées, vient en complément des entrepôts du quai de Passy qui, eux, reçoivent et chargent par bateau. Soulignant la parfaite organisation et la modernité de l’ensemble, l’article précise que les aspects artistiques n’ont pas été oubliés. Selon le journaliste, il ne s’agit pas d’un simple bâtiment industriel mais aussi « d’une manifestation d’art due au talent de l’éminent architecte M. Guimard » citant notamment « l’élégant pavillon de direction ».
Magasins et entrepôts Nozal à Saint-Denis, carte postale ancienne (n.d.). Coll. part.
L’article rend surtout un très bel hommage à celui qui a « présidé à tous les aménagements » de ce nouveau site, « celui qui personnifiait l’établissement nouveau, qui en était l’avenir et l’espoir ». On devine aisément qu’il s’agit de Paul Nozal, décédé quelques mois plus tôt. À la lecture des mots employés on imagine sans peine le choc provoqué par la mort de l’héritier désigné des Établissements Nozal. Sa disparition prématurée explique en partie le peu d’informations dont nous disposons à son sujet mais il semblerait que le personnage avait aussi un certain goût pour la discrétion.
Portrait peint de Paul Nozal, c. 1900. Archives familiales.
En 1894, Paul réussit le concours d’entrée aux écoles des hautes études commerciales, avant de rejoindre rapidement les établissements de son père où il exerce dans un premier temps la fonction de représentant de commerce[5]. Cet avenir tout tracé dans un secteur a priori très éloigné du monde artistique ne l’empêche pas de côtoyer et de s’intéresser à un domaine où la famille compte déjà un représentant. Son oncle (Victor) Alexandre Nozal (1852-1929) est un peintre paysagiste un peu bohème qui connait un certain succès mais dont la carrière aurait pu être contrariée par un père qui le destinait plutôt à des responsabilités dans la société familiale. S’enfuyant du domicile à 17 ans, le jeune Alexandre est retrouvé et ramené par son frère ainé Léon qui plaide sa cause auprès de leur père[6] avec la suite positive que l’on connait.
Grâce à cet oncle (et donc aussi un peu grâce à son père), Paul évolue à la fin du XIXe siècle dans un milieu empreint d’une certaine tradition artistique et assiste au milieu des années 1890 à l’émergence des idées architecturales et décoratives modernes annonçant l’Art nouveau. Étant lui-même domicilié dans le quartier d’Auteuil[7], un des foyers parisiens de ce mouvement, il ne peut échapper à l’effervescence médiatique autour du Castel Béranger d’autant plus que le siège historique de la société Nozal, situé quai de Passy, se trouve à proximité géographique de l’œuvre de Guimard.
Bureaux des Établissements Nozal, quai de Passy. Carte postale ancienne. Coll. part.
Il y est en tous cas suffisamment sensible pour rédiger en 1899 une des deux critiques de l’opuscule consacré au Castel Béranger (l’autre est signée par Gustave Soulier), bien qu’il ait souhaité garder un relatif anonymat en se cachant derrière ses initiales P.N.
Page de garde de l’opuscule consacré au Castel Béranger, 1899. Archives du Cercle Guimard.
Même s’il s’agit d’un document confidentiel assez peu diffusé, la participation de Paul Nozal est une marque de confiance étonnante de la part de Guimard dans la mesure où Paul n’est pas critique d’art. Elle est la preuve de l’intérêt de ce dernier pour un domaine qui lui est a priori étranger et illustre une proximité intellectuelle forte entre les deux hommes annonçant les futurs projets. Une évolution facilitée par la place qu’occupe Paul dans la famille et son influence grandissante au sein des Établissements Nozal.
Au mitan de l’année 1903, cette collaboration est déjà bien entamée. Certains projets sont en cours de construction ou sont achevés dans le cas des entrepôts à Saint-Denis. Mais l’histoire connait un rebondissement tragique. Au mois de juillet, Paul Nozal décède brusquement dans un accident de voiture. Revenant d’une visite chez son grand-père à Bayonne, il est victime d’une grave chute sur la route entre Libourne et Barbezieux. Paul ne reprendra jamais connaissance et décèdera peu de temps après à l’hôpital de Barbezieux, entouré de sa famille accourue sur les lieux[8]. De nombreux journaux nationaux et régionaux relatent le fait divers mais, sans surprise, c’est la presse locale qui donne le plus de détails sur les circonstances de l’accident. Ainsi La Charente du 20 juillet 1903 nous apprend que Paul Nozal était accompagné de « sa femme » et de son mécanicien Léon Magnoleix, âgé de 26 ans, originaire de Corrèze et habitant rue François Gérard dans le 16ème arrondissement de Paris. Contrairement à Paul, les deux passagers s’en sortent avec seulement quelques brûlures et contusions. Le mécanicien interrogé par le journaliste sur son lit d’hôpital précise la cause de l’accident : la crevaison d’un pneumatique suivi de la rupture d’une roue. Le Barbezilien du 18 juillet 1903 indique que les docteurs Landry et Pillet n’ont rien pu faire pour sauver le jeune homme de 27 ans. Le 17 juillet, le corps est conduit par la famille – et une délégation locale – de l’hôpital de Barbezieux à la gare pour son dernier voyage vers Paris.
Léon et Marguerite Nozal effectueront pendant plusieurs années un pèlerinage annuel dans la région pour honorer la mémoire de leur fils et participer à plusieurs œuvres de bienfaisance en remettant notamment une somme d’argent au Maire du Tâtre pour les pauvres de la commune ou en soutenant des associations locales comme, par exemple, la « Fraternelle des travailleurs barbeziliens » (La Charente du 06 juin 1909, Archives départementales de la Charente).
Guimard érige sur place une stèle à la mémoire de Paul portant l’inscription « Accident automobile. 15 juillet 1903. Mort de P.N. Âgé de 27 ans » où l’on retrouve à nouveau les mêmes initiales discrètes « P.N. » pour désigner le disparu. Abimé au cours d’un accident dans les années 1960 puis stocké lors de l’élargissement de la voie, le monument est longtemps resté entreposé avant d’être réinstallé en 1988.
Morceaux du monument accidenté. Archives du Cercle Guimard.
Heureusement le monument bénéficie à nouveau depuis quelques temps de l’attention des autorités locales. Il vient ainsi d’être inscrit au titre des monuments historiques par arrêté du 9 avril 2021. La commune du Tâtre souhaite le mettre en valeur et a déjà procédé à son nettoyage. Cette étape a permis de dégager la borne de sa gangue végétale et de rendre davantage lisible l’inscription. Elle précède la pose d’une plaque explicative pour laquelle Le Cercle Guimard a été sollicité.
Stèle commémorant le décès de Paul Nozal à Le Tâtre. Photo auteur.
Paul laisse un fils, Paul Louis (1899-1936), né d’une union avec Germaine Bonnell, qu’il ne reconnait qu’au mois de juin 1903, soit un mois avant sa mort. Léon Nozal le prendra sous son aile tout comme sa mère[9].
Dès qu’il sera en âge d’exercer des responsabilités, le jeune Paul se lancera à son tour dans le négoce des métaux en créant au mois de novembre 1925 la société Paul Nozal. Malgré un capital de 3 400 000 francs et la présence parmi les administrateurs de Georges Chanu, le beau-frère de Léon Nozal, la société sera liquidée moins de trois ans après. Ce qui n’empêchera pas Paul de se marier quelques mois plus tard, en octobre 1928, avec Thérèse Pflucker. Il ne vivra pas longtemps non plus, s’éteignant à l’âge de 36 ans.
La mort en 1903 du fils ainé des Nozal a profondément affecté la famille. Selon le témoignage d’Anne de Leseleuc, qui a longtemps fréquenté la famille Nozal et passé une partie de ses étés dans les années 1930 à La Surprise, Mme Nozal, surnommée « Mémé », ne s’est jamais vraiment remise du décès de son « fils adoré » basculant dans une sorte de « folie douce et gaie ». La disparition de Paul semble aussi avoir provoqué un report sur Guimard de l’affection que Mme Nozal avait eu pour son fils[10].
Quant aux projets architecturaux, une partie d’entre eux sont déjà bien avancés. La disparition de Paul Nozal les a certainement ralentis mais sans les remettre en cause.
L’Hôtel Nozal
La construction de cet hôtel particulier sur un terrain acheté par Léon Nozal en 1901 et dont les premiers plans datent de 1902 a certainement été décalée d’un an pour ne débuter qu’en 1904 et ne s’achever qu’à la fin de l’année 1906.
Hôtel Nozal, photographié en 1928. Crédit Harlingue/Roger-Viollet.
Destinée à devenir la demeure principale d’une famille de la haute bourgeoisie, cette imposante construction — que nous connaissons encore assez peu — va devenir le chantier principal de Guimard au milieu de la décennie et certainement un de ses chefs d’œuvre. Il sera détruit en 1957 sur l’autel de la spéculation immobilière après avoir été profondément transformé dans les années 1930.
Encadrement de porte intérieure provenant de l’hôtel Nozal installé à la Maison Belle-Epoque, Epernay. Photo F. D.
Quelques éléments décoratifs récupérés par les démolisseurs que l’on retrouve parfois en vente aux enchères et de rares photos d’époque donnent une petite idée de la réalisation la plus luxueuse de l’architecte qui comptait également un jardin d’hiver accolé au bâtiment principal, un poulailler et un pigeonnier adossés au mur du jardin de l’hôtel particulier du Dr Boucard (situé au n°54) ainsi que le pavillon du gardien construit côté rue du Ranelagh dans la continuité d’une très belle grille et d’un superbe portail d’entrée.
Pavillon du gardien, grille de clôture et portail d’entrée de la propriété Nozal, c. 1906. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs.
Un membre de la famille Nozal posant dans le jardin avec en fond l’imposant pavillon du gardien, c. 1950. Archives familiales.
Les plans de Guimard dévoilent une construction vaste, organisée par niveau et manifestement prévue pour accueillir un grand nombre de personnes. Les espaces de représentation sont situés au rez-de-chaussée, les pièces de vie des propriétaires au premier étage tandis que le second étage abrite un appartement pour la mère de Marguerite Nozal, Mme Chanu. Tout un réseau de pièces dévolues à la domesticité – que l’on devine conséquente – complète l’ensemble.
Dans un souci de discrétion vis-à-vis de son commanditaire, l’hôtel Nozal n’a probablement jamais été exposé par Guimard, pas plus qu’il n’a eu droit à une quelconque publicité. Seul un proche de l’architecte, le poète et critique d’art Alcanter de Brahm (1868-1942), rédige un petit article dans La Critique du mois de novembre 1906 intitulé « Le Castel Nozal » évoquant avec enthousiasme sa visite du bâtiment à peine achevé. Il y décrit un immeuble dont « la conception d’art tient à la fois du Renaissance et du Louis XVI », une combinaison qui préfigure « une formule en laquelle s’incarnera le style du XXe siècle », et la preuve selon lui d’une synthèse réussie entre le style Guimard et les styles historiques… De Brahm note aussi qu’« aux approches de la nuit […] le jeu des appareils [électriques] le transforme instantanément en un palais féérique dont les dimensions se prêteraient à de princières réceptions. » Enfin on y apprend une information importante sur un des souhaits du commanditaire : la disposition de l’immeuble a été faite de telle sorte « que l’on puisse en admirer la structure de quelque côté qu’on le regarde par ses propres fenêtres […] ».
Ce nouvel élément nous aide à mieux comprendre l’architecture du bâtiment, notamment la raison de ces nombreux renflements et retraits qui rythment les façades. L’hôtel Nozal apparait alors sous un jour nouveau : deux ailes principales s’articulent autour d’un noyau central, délimitées de part et d’autre de la façade principale par deux avancées puissantes et symétriques, telles deux observatoires, donnant à l’ensemble des airs de château moderne.
Avancée ouest de la façade principale de l’hôtel Nozal, c. 1906. Coll. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
À l’intérieur, Guimard réalise une partie des décors fixes et quelques meubles. Mais le fait que plusieurs pièces lui échappent révèle le goût des propriétaires pour d’autres styles. Le meilleur exemple connu concerne la salle de billard située au rez-de-chaussée du bâtiment. Une photo d’époque montre les portes d’entrée de la pièce ornées de marqueteries de style oriental ou mauresque pour les éléments architecturaux.
Salle de billard de l’hôtel Nozal, c. 1906. Archives du Cercle Guimard.
D’autres photos ont été prises à l’occasion de l’« Exposition d’œuvres d’art d’une majesté et de deux altesses » inaugurée le 17 février 1928 à l’hôtel Nozal[11].
Exposition d’œuvres d’art d’une majesté et de deux altesses. Hôtel Nozal, 1928. Collection Harlingue/Roger-Viollet.
Exposition d’œuvres d’art d’une majesté et de deux altesses. Hôtel Nozal, jardin d’hiver, 1928. Collection Harlingue/Roger-Viollet.
Les reliures de la Reine d’Espagne, les peintures et les aquarelles de la grande-duchesse de Russie et de l’Infante Béatrice côtoient les œuvres de la branche artistique des Nozal réunie au grand complet : Alexandre bien sûr, mais aussi son fils Jacques, sa belle-fille Julie et le père de cette dernière, l’artiste émailleur Paul Grandhomme ou encore Armel Beaufils dont les sculptures sont installées dans le jardin d’hiver. Sur le premier cliché Harlingue, on devine au fond de la pièce une porte dans le même esprit que celle installée dans la Maison Belle-Époque à Épernay[12].
L’évènement a eu un certain retentissement, y compris à l’étranger, puisque la revue espagnole Blanco y Negro y consacre un passionnant reportage dans lequel plusieurs vues inédites mettent en scène les œuvres des artistes dans un décor au style aisément identifiable : staffs, boiseries et mosaïques ont été visiblement dessinés par Guimard.
Exposition d’œuvres d’art d’une majesté et de deux altesses, Hôtel Nozal 1928. ByN mars 1928. Coll. auteur.
Hotel Nozal, dressoir de la salle à manger c. 1906. Coll. Bibliothèque des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Le grand hall d’entrée et notamment ses impressionnantes mosaïques semblent avoir particulièrement marqué les esprits des membres de la famille. C’est le cas de M. Raffin qui a habité l’hôtel Nozal jusqu’au milieu des années 1950 mais aussi de sa mère Simone Raffin, née Pézieux (1906-1993), qui l’évoque dans ses mémoires[13]. Elle se souvient aussi des cinq portes ornées de glaces qui composaient le grand hall dont une, très mystérieuse, qui ne menait… nulle part ! Un luxueux ascenseur « aussi grand qu’une pièce », occupait une partie du grand hall et « comptait quatre sièges genre fauteuil de cinéma ; entre eux se trouvaient de charmantes consoles de marbre ; et le tout était entouré d’un bocage fleuri de forme hélicoïdale en fer forgé : une véritable petite merveille ».
Projet pour l’ascenseur de l’hôtel Nozal, 1903 (GP 1160). Photo RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski.
Simone Raffin se souvient également avec beaucoup d’humour et non sans malice des caprices de l’ascenseur qui tombait souvent en panne. Ainsi pour accéder aux étages supérieurs les invités étaient souvent priés d’emprunter… l’escalier de service ! Ce souvenir nous permet de rappeler que Guimard avait réussi à persuader les Nozal de se passer pour leur hall de l’élément obligé de la demeure noble : le grand escalier d’honneur, en le remplaçant par ce symbole de la modernité qu’était l’ascenseur. Quelques années plus tard, Guimard adoptera la même solution pour son propre hôtel particulier de l’avenue Mozart, où le manque d’espace justifiait d’avantage cet équipement, mais en rencontrant parfois les mêmes déboires : l’obligation de passer par un étroit escalier de service lorsque l’ascenseur tombait en panne.
L’hôtel Nozal subit de profondes transformations en 1937. Les extrémités des deux ailes de part et d’autre de la façade principale sont « modernisées » selon le langage architectural de l’époque… D’après Anne de Leseleuc, il s’agissait de réaménager le bâtiment pour accueillir les deux filles de Caroline-Madeleine Pézieux qui occupaient chacune un étage[14].
Hôtel Nozal, rez-de-chaussée et 1er étage de la façade principale, c. 1950. Archives familiales.
À quelques exceptions près comme les portes intérieures et les mosaïques du grand hall qui demeureront en place jusqu’au bout, l’essentiel du décor intérieur disparait donc juste avant la Seconde Guerre mondiale. Le jardin d’hiver a lui échappé aux transformations mais il est dans un état si mauvais que l’on interdit aux enfants d’y jouer ou même de s’en approcher[15]. Un temps suspecté d’avoir abrité un général autrichien pendant le conflit, des recherches récentes au sein des archives familiales nous apprennent que des membres de la famille organisait des réunions dans la propriété, signe que le bâtiment a été accessible au moins durant une partie de l’occupation[16].
En 1957, l’hôtel Nozal est victime d’un mouvement qui sévit déjà depuis quelques années dans le 16ème arrondissement de Paris. Les photos aériennes ci-dessous prises entre 1920 et 1965 montrent l’ampleur des transformations qui s’accélèrent dans les années 1950. La propriété Nozal est progressivement « assiégée » par un vaste programme immobilier. L’hôtel est démoli en 1957.
La propriété Nozal, photo aérienne 1920. Crédit IGN.
En 1956. Crédit IGN.
En 1961. Crédit IGN.
En 1965. Crédit IGN.
Dans les années 1960, Alain Blondel et Yves Plantin partis à la redécouverte de l’œuvre de Guimard, constatent que la grille de clôture et le porche d’entrée de la maison du gardien sont encore debout[17]. Mais plus pour très longtemps. L’ensemble finira à la décharge peu de temps après.
Ultimes vestiges in situ de la propriété Nozal, 1961. Photo Pascal Pontremoli.
Plaque et numéro d’origine de la propriété Nozal (les couleurs ne sont pas d’époque). Ancienne collection Yves Plantin, vente du 23/11/2015. Photo Art Auction France.
Le mobilier Nozal
Une bibliothèque pourrait bien être le premier meuble commandé par la famille Nozal à Guimard. Plusieurs dessins conservés au Musée d’Orsay se rapportant à l’aménagement de la bibliothèque de l’hôtel Nozal[18] ressemblent étrangement au meuble de la planche 63 du portfolio du Castel Béranger.
Nous souscrivons à l’hypothèse de Frédéric Descouturelle selon laquelle cette bibliothèque, du fait de ses dimensions et des éléments de décor entourant le meuble (et malgré la présence d’une frise de papier-peint Guimard), ne se trouvait ni dans un appartement du Castel Béranger ni dans l’agence d’architecture de Guimard, mais plutôt chez Nozal, père ou fils, et qu’elle a été modifiée pour être réinstallée rue du Ranelagh[19].
Planche 63 du portfolio du Castel Béranger (détail). Coll. part.
Projet pour la bibliothèque de l’hôtel Nozal (GP 71). Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski.
Par ailleurs un ensemble remarquable dessiné par Guimard a pris place un certain temps dans l’hôtel Nozal. Il s’agit de la chambre à coucher conçue à l’occasion du mariage de Madeleine Nozal avec un militaire, Albert Pézieux (1878-1922), le 2 avril 1903.
Mobilier de chambre à coucher de l’hôtel Nozal. Coll. Musée des Arts Décoratifs /Luc Boegly.
En 1937, lorsque Madeleine, au nom de Mme Nozal, fera don de la chambre aux Arts Décoratifs, la lettre d’intention précisera que les meubles seront prélevés de l’hôtel Nozal[20]. Ce mobilier n’étant pas destiné à être installé initialement rue du Ranelagh, à quelle date a-t-il pris place dans l’hôtel Nozal ? Grâce aux archives familiales, nous pouvons suivre le parcours du couple Pézieux dans le 16ème arrondissement et émettre quelques hypothèses. A la date des noces, en avril 1903, l’hôtel Nozal n’est pas encore construit, Albert et Madeleine viennent d’emménager rue de l’Alboni. Ils s’installent l’année suivante rue de Largilière puis en 1909 rue de Boulainvilliers. Avant d’emménager avenue Victor Hugo, le couple a vécu quelque temps à l’hôtel Nozal où il apparait domicilié selon le registre des mutations par décès de 1922. Il est donc tout à fait possible que la chambre à coucher ait été installée rue du Ranelagh entre la fin des années 1900 (au moment du déménagement rue de Boulainvilliers) et le début des années 1920 et qu’elle y soit restée définitivement.
Ce mobilier extraordinaire en bois de poirier comptant parmi les plus beaux ensembles dessinés par Guimard peut être admiré aujourd’hui au Musée des Arts Décoratifs. Composé d’un lit signé et de sa table de nuit, de deux meubles triangulaires, d’une armoire signée, de deux chaises (dont une signée et datée de 1904), d’un fauteuil et son bout de pied signés « formant chaise longue » et d’un guéridon tripode signé[21], il est complété en 1946 par deux chaises de salle à manger données par Léon Raffin (1906-1996), et par différents objets aux chiffres des Nozal/Pézieux donnés par Madeleine en 1955 : deux cadres signés en bois (dont un double), un autre en cuivre argenté ainsi que deux vases « flûte » signés et datés de 1903 en bronze doré.
Cadre double signé, poirier. Coll. Musée des Arts Décoratifs. Photo MAD.
Cadre signé, acajou. Coll. Musée des Arts Décoratifs. Photo MAD.
Cadre signé, cuivre argenté. Coll. Musée des Arts Décoratifs. Photo MAD.
Paire de vases signés, bronze doré. Coll. Musée des Arts Décoratifs. Photo MAD.
Une salle à manger d’apparat et ses offices pourraient également figurer au nombre des pièces de l’hôtel Nozal meublées par Guimard. Sur plusieurs photos provenant du fond légué par sa veuve à la Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, apparaissent des intérieurs luxueux où des meubles richement sculptés semblent épouser parfaitement le décor.
Hôtel Nozal, salle à manger (?) c.1906. Coll. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Un de ces clichés montre une chaise identique à celles données par Léon Raffin en 1946. Un modèle dont on retrouve plusieurs exemplaires dispersés dans différents musées et collections particulières à travers le monde. Six autres ont été dénombrés en plus des deux appartenant au Musée des Arts Décoratifs, portant à huit le nombre d’exemplaires connus et donc probablement à douze la quantité d’origine, un chiffre cohérent pour une pièce de réception de l’hôtel Nozal.
Chaise, poirier et cuir. Coll. Art Institute of Chicago. Photo AIC.
Chaise, poirier et cuir. Coll. Cleveland Museum of Art. Photo CMA.
Chaise, poirier et cuir. Coll. Bröhan-Museum, Berlin. Photo Martin Adam, Berlin.
Dans ces mêmes archives figurent la preuve d’un autre mobilier créé pour la famille Nozal/Pézieux : un fauteuil garni d’un curieux tissu marbré (peut-être provisoire) et orné au sommet du dossier d’un médaillon aux initiales « P.N. ». Ce modèle est proche de celui qui meublait le bureau de la Mairie du Village français, construite en 1925 par Guimard pour l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et dont une paire (en version sans accoudoir) a été découverte récemment[22].
Fauteuil. Coll. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, don Adeline Oppenheim-Guimard, 1948. Photo Laurent Sully Jaulmes.
Chaise, chêne et cuir. Mairie du Village français, Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, 1925. Coll. part.
Par ailleurs, Guimard a dessiné pour la famille Nozal des meubles plus simples mais tout aussi fins et élégants démontrant sa capacité à fabriquer ponctuellement un mobilier plus économique. Ils étaient peut-être prévus pour des intérieurs moins luxueux que ceux de l’hôtel de la rue du Ranelagh ou alors, favorisés par la sobriété de leur style, destinés à prendre place dans des intérieurs non décorés par l’architecte. Citons parmi ces pièces une petite armoire en poirier et un semainier qui appartiennent toujours aux descendants de la famille ainsi qu’une autre armoire[23].
Détail d’un semainier conservé par les descendants de la famille Nozal. Photo propriétaire.
Enfin pour compléter cet inventaire mobilier, le Virginia Museum of Fine Arts de Richmond (USA) a bénéficié du don en 1985 d’un très bel ensemble de bureau acquis en France dans les années 1970 par un couple de collectionneurs américains.
Cabinet de travail, poirier et acajou. Coll. Virginia Museum of Fine Arts, Richmond (USA). Photo VMFA.
Certainement réalisé au sein des Ateliers d’Art et de Fabrication Guimard de l’avenue Perrichont-prolongée, il est réputé avoir appartenu à Léon Nozal. A ce jour aucun document ne vient aujourd’hui confirmer cette hypothèse mais les recherches se poursuivent[24].
Olivier Pons
Notes :
[1] Journal n° 2 du Cercle Guimard édité à l’occasion de l’exposition Guimard, précurseur du design, 2017.
[2] https://www.lecercleguimard.fr/fr/les-relations-amicales-du-couple-guimard-oppenheim-en-1908-1909/
[3] Léon et Marguerite Nozal ont eu deux enfants, Paul donc, né le 22 juillet 1876 chez son grand-père à Créteil, chemin des petits Bois, et (Caroline) Madeleine (1880-1959).
[4] Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[5] Thiébaut, Philippe, sous la direction de, catalogue de l’exposition Guimard au musée d’Orsay, 1992.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Nozal
[7] En 1880, il habitait 6 avenue de Versailles, puis en 1883 2 rue d’Auteuil, enfin 18 rue Antoine Roucher (1892 ? – 1901) selon l’annuaire de la Société des Amis du Louvre dont il est membre tout comme son père (BNF-Gallica). Sa sœur Caroline-Madeleine était également domiciliée à cette adresse en 1901 (archives familiales). A noter que la dernière adresse était située en face de l’église Notre-Dame d’Auteuil. Guimard sera chargé d’édifier en 1894 un monument commémoratif à partir des restes de l’ancienne église, un temps conservés chez M. Chardon Lagache dans son hôtel particulier, 16 rue d’Auteuil.
[8] Le Journal du 17/07/1903 et du 18/07/1903. BNF-Gallica.
[9] Sur plusieurs photos postérieures au décès de Paul Nozal, Paul Louis et sa mère posent parmi les autres membres de la famille. Archives familiales.
[10] Anne de Leseleuc née Anne-Marie Briois en 1927 ou Anne Carrère dans les années 1980 au moment de son témoignage. Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[11] Journal Le Gaulois du 12/02/1928. BNF-Gallica.
[12] Un autre encadrement de porte de la même provenance mais plus étroit est passé aux enchères le 23/11/2015 chez Art Auction France lors de la vente de la collection Yves Plantin.
[13] Extraits d’un récit intitulé « Une mémé de fantaisie » rédigée entre 1945 et 1955 alors que Simone Raffin habitait l’hôtel Nozal.
[14] Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[15] Témoignage de M. Raffin.
[16] Ibid.
[17] Guimard, colloque international, musée d’Orsay, 12-13/06/1992.
[18] Numéros d’inventaire MO : GP 70, GP 71, GP 75.
[19] https://www.lecercleguimard.fr/fr/nos-recherches/dossiers/lalbum-du-castel-beranger/
[20] Communication d’Évelyne Possémé, Journée d’études aux Arts Décoratifs : « Autour d’Hector Guimard » pour le 150e anniversaire de sa naissance, 13/10/2017. Dossier de correspondance du don de la chambre à coucher de Madeleine Pézieux au nom de Madame Léon Nozal.
[21] Un modèle quasi identique du guéridon se trouve dans les collections du MoMA à New-York.
[22] https://www.lecercleguimard.fr/fr/mobilier-de-la-mairie-du-village-francais-de-1925/ et Georges Vigne, Hector Guimard, Carnets d’Architectes, Éditions du Patrimoine, 2016, p. 116.
[23] Témoignage de M. Raffin.
[24] Ce mobilier signé et daté de 1909 se compose d’un bureau, de deux cartonniers, d’un fauteuil et de deux chaises.
À la surprise, peut-être, de quelques-uns de nos contemporains, nous allons faire état dans ces articles d’une connivence qui a existé entre des milieux artistiques qui, de prime abord, avaient peu à voir entre eux. C’est pourtant ce que nous permettent deux petites études parallèles. La première relate l’existence de la société des Ubus bruxellois dont ont fait partie, vers 1900, Henry Van de Velde et certains des commanditaires de Victor Horta. La seconde nous sera fournie par le dépouillement de la revue La Critique où tant les productions guimardiennes que les productions jarryques ont été régulièrement chroniquées. Sachant que nous sommes tous des pataphysiciens inconscients[1], nous nous garderons bien cependant de présenter Henry Van de Velde ou Hector Guimard comme des pataphysiciens conscients. Nous voulons simplement mettre en lumière l’une des facettes du milieu intellectuel et artistique dans lequel ils évoluent alors.
Dans les années 1890 et 1900 l’Art nouveau est certes l’une des expressions de la modernité, mais il puise également à la source du symbolisme littéraire et pictural qui l’a précédé à partir des années 1880 et s’est parfois confondu avec lui. En témoignent les productions de nombre de figures marquantes de l’Art nouveau comme Carlos Schwabe, Alfons Mucha, Georges De Feure ou Émile Gallé qui sont largement empreintes de symbolisme. Celui-ci, dans sa réaction contre le naturalisme et le réalisme, invente un langage, notamment pictural, conçu hors du cadre spatial et temporel habituel, élaboré dans un refus du « progrès » (scientifique et même social) et plus largement du monde immédiatement accessible à nos sens. De la transmission partielle de cette esthétique découle l’une des ambiguïtés de l’Art nouveau qui met volontiers en scène la nostalgie d’une société préindustrielle exprimée par la transformation de motifs médiévaux, orientaux ou issus d’une nature non encore domestiquée, tout en revendiquant chez une bonne part de ses promoteurs, une alliance de l’art et de l’industrie.
Quant à l’œuvre d’Alfred Jarry (1873-1907), elle-même liée au symbolisme, elle a donné naissance à un univers littéraire et graphique tout à fait percutant dont le retentissement fut à la fois limité dans son audience immédiate et très puissant dans sa postérité. Sa pièce Ubu roi a tout d’abord été une geste collégienne collective, que Jarry a remaniée à de nombreuses reprises pour un théâtre de marionnettes, puis publiée en avril 1896 et mise en scène au théâtre de l’Œuvre, dirigé par Lugné-Poe, en décembre de la même année. Son personnage titre, le Père Ubu, est caractérisé tout autant par son sadisme, sa rapacité, sa goinfrerie et son absence totale de sens moral que par son imbécillité et sa veulerie. Cependant, il ne faut pas y voir la caricature d’un personnage ou d’un type social, ni la personnification de la bêtise ou des vices humains, ni même l’extériorisation du refoulement des pulsions[2], mais une figure ambivalente qui atteint une sorte de perfection dans sa monstruosité. Dans d’autres publications de Jarry, en effet, la polysémie d’Ubu se renforcera, notamment lorsqu’il se présentera comme « Docteur en ’Pataphysique », « une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir »[3] avant que Jarry ne la théorise dans la navigation de Faustroll.[4] Parallèlement à sa production littéraire et théâtrale, Jarry aura une activité de création graphique, essentiellement sous forme de dessins et de gravures sur bois. D’un style absolument original, ces œuvres fixent notamment l’aspect d’Ubu au graphisme révolutionnaire[5] avec sa tête pyriforme[6], sa bedaine qui se confond avec sa « gidouille », sa poche, son bâton et son « croc à phynance ».
Alfred Jarry. Véritable portait de Monsieur Ubu, 1896. Gravure sur bois, 12 x 7,3 cm. Paru dans Le livre d’Art, n° 2, 25 avril-25 mai 1896, puis dans l’original d’Ubu roi, 11 juin 1896, p. 7 (in Arrivé, Michel, Peintures, gravures et dessins d’Alfred Jarry, Collège de ’Pataphysique, 1968, p. 53).
Le groupe des Ubus bruxellois
C’est grâce à notre amie bruxelloise Christine van Schoonbeek (Ubustine pour les pataphysiciens) que nous est parvenue la connaissance de l’une de ces sociétés engendrées par la zwanze[7] locale. Nous nous contentons donc (et avec sa permission) de la citer, parfois de commenter son texte, et de reproduire les illustrations parues dans son remarquable ouvrage Les portraits d’Ubu[8] :
« Au-delà des frontières, et resté inconnu jusqu’à ce jour, un groupe d’industriels et d’artistes[9] se réunit régulièrement à Bruxelles dès 1900, sous le nom générique “les Ubus”. Ils se “dénomment” individuellement : Ubutrique (Eugène Autrique), Ubugène Monseur ou Monseubur (Eugène Monseur), Petrubucci (Raphaël Petrucci), Ubu Tassel (Émile Tassel), La Mère Ubu, (la femme de ce dernier[10]), Henry van Ubuveldre (Henry Van de Velde), Ububerti (Alphonse Huberti), Lefébubure (Charles Lefébure). »[11]
Nous étoffons ci-dessous les notes de Christine van Schoonbeek se rapportant aux personnages évoqués :
Eugène Autrique (1860-1912), ingénieur, professeur à l’École Polytechnique de l’Université Libre de Bruxelles, était l’ami et le commanditaire de Victor Horta pour sa maison chaussée de Haecht en 1892. Il était aussi membre comme Victor Horta, Émile Tassel et Charles Lefébure de la loge maçonnique Les Amis philanthropes.
Eugène Autrique, photo internet.
Eugène Monseur (1860-1912) écrivain et philologue, enseignait à l’Université Libre de Bruxelles (sanskrit, histoire comparée des littératures modernes, puis grammaire comparée du grec et du latin) et était aussi spécialiste du folklore wallon. En 1901, il créa la Ligue Belge des Droits de l’Homme.
Eugène Monseur, photo internet.
Émile Tassel (1862-1922), professeur de géométrie descriptive à l’Université Libre de Bruxelles, était attaché depuis 1886 au bureau d’étude de la firme Solvay au sein duquel il avait Charles Lefébure pour collègue, lequel l’engageait à se constituer un capital en investissant dans la construction d’un hôtel particulier. Également membre de la loge maçonnique des Amis philanthropes, il chargea Victor Horta de la construction de sa maison, rue de Turin (actuellement rue Paul-Émile Janson) en 1893.
Émile Tassel, photo internet.
Vue de la cage d’escalier de l’hôtel Tassel par Victor Horta (1893-1895) après les restaurations effectuées par Jean Delhaye en 1984-1985. Photo extraite du livre Victor Horta, Hôtel Tassel, 1893-1895 par François Loyer et Jean Delhaye, éditions Archives d’Architecture Moderne, 1986.
Henry Van de Velde (1863-1967), peintre, créateur de papiers peints, de meubles et d’objets, puis architecte, était plutôt le rival que l’ami de Victor Horta. Il a joué un rôle clef dans l’éclosion et la diffusion internationale de l’Art nouveau puis du style fonctionnaliste. Menant une carrière itinérante entre Bruxelles, Paris, Berlin, Weimar (où il a créé en 1908 l’École des Arts décoratifs, ancêtre du Bauhaus), les Pays-Bas et la Suisse. Ses convictions sociales, héritées des lectures de William Morris l’ont mené à s’inscrire au Parti Ouvrier Belge et à prôner un art pour le peuple, même s’il travaillera surtout pour la haute bourgeoisie. Plus de quarante ans après ses débuts professionnels, Victor Horta, pourtant alors comblé d’honneurs, exprimera dans ses mémoires un ressentiment encore vif à son encontre, ne voulant le considérer que comme un « tapissier ».
Henry Van de Velde dans la salle à manger de sa villa Bloemenwerf, à Uccle, dans la banlieue de Bruxelles. Photo internet.
Alphonse Huberti (1841-1918) était professeur à l’Université Libre de Bruxelles, chargé du cours d’exploitation des chemins de fer à l’École Polytechnique de l’ULB. Il publiera, seul ou en collaboration, plusieurs traités sur les chemins de fer. Résident dans la commune de Schaerbeek, nous savons qu’il a participé à la vie artistique locale, notamment par le prêt d’œuvres du peintre Édouard Huberti (1818-1880).
Charles Lefébure (1862-1943) était le secrétaire personnel et l’ami de l’industriel Ernest Solvay. Également membre de la loge maçonnique des Amis philanthropes, c’est à son instigation qu’Horta reçut plusieurs commandes : celle de l’ingénieur Camille Wissinger pour son hôtel particulier, rue de l’Hôtel des Monnaies (1894-1897) et celle d’Armand Solvay, fils aîné d’Ernest Solvay, pour son fastueux hôtel particulier avenue Louise (1895-1903). En outre, Alfred Solvay (frère d’Ernest Solvay) garantira le prêt consenti par les banques auprès du Parti Ouvrier Belge et de la Société Coopérative Ouvrière pour la construction de la Maison du Peuple, commandée à Horta en 1896.
Charles Lefébure, photo internet.
Ami intime d’Henry Van de Velde et très bon photographe, Lefébure réalisera plusieurs clichés de l’intérieur et de l’extérieur du Bloemenwerf, villa construite par Van de Velde à Uccle en 1895, ainsi que des portraits de son épouse Maria Sèthe, portant des robes créées par son mari.
Maria Sèthe dans le hall du Bloemenwerf. Cliché de Charles Lefébure. Source internet. Sur le mur de gauche, on voit le portrait de Maria Sèthe (1891) par le peintre néo-pointilliste Théo Van Rysselberghe, ami d’Henri Van de Velde et de Paul Signac.
Raphael Petrucci (Naples, 1872 – Paris, 1917) sociologue-orientaliste français, travailla en Belgique de 1896 à 1914, en particulier à l’Institut de sociologie Solvay qui intègrera par la suite l’Université Libre de Bruxelles. Précédemment, vers 1889, alors à Paris, il fréquentait les artistes du cabaret du Chat Noir. Il fut également négociant d’art, mais aussi l’illustrateur d’un Candide de Voltaire[12]. Ajoutons qu’à travers son épouse Claire Verwée, Petrucci fréquenta notamment à Knokke, Rops et Demolder, amis de Jarry[13]. C’est à l’occasion de la naissance de Clairette Petrucci en 1899 qu’Henry Van de Velde a dessiné une bague destinée à Claire Verwée.
Bague créée en 1899 par Henry Van de Velde pour Claire Verwée, épouse de Raphaël Petrucci. Acquisition 2008 par les Musées royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles.
Notre hypothèse est que cet engouement ubuesque du groupe bruxellois est initialement introduit par Raphaël Petrucci. Les autres Ubus ont certes tous fréquenté Paris car à tous les niveaux scientifiques et industriels les échanges entre les capitales française et belge sont alors intenses et réciproques. Cependant, Petrucci est sans doute celui qui a été le plus en contact avec le milieu littéraire et culturel parisien et en particulier (pour faire simple) « montmartrois ». Reprenons le cours de l’exposé de Christine van Schoonbeek :
« […] Raphaël Petrucci a illustré par une série d’aquarelles réalisées pour ses amis, des exemplaires de l’Ubu enchaîné, précédé d’Ubu roi paru en 1900 [qui] débute par une véritable poire aux traits d’Ubu […] Dessinée en regard de la dédicace imprimée par Jarry à Marcel Schwob, la déformation piriforme d’Ubu, peu accentuée sur les autres dessins de Petrucci, devient une caricature de Shakespeare (la dédicace, on s’en souvient énonçait : “le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglois Shakespeare”). »[14]
Raphaël Petrucci. Aquarelle d’un exemplaire d’Ubu roi et Ubu enchaîné. Club Ubu, c. 1900. Reproduit dans Les Portraits d’Ubu, p. 75.
D’après Christine van Schoonbeek,
« Les reliures et gardes “au couteau à phynance” […] ont probablement été réalisées d’après les dessins [… d’] Henry Van de Velde[15]. Le terrible attribut du héros se retrouve ainsi décliné avec raffinement comme un pur motif décoratif. »[16]
Reliure d’Ubu enchaîné précédé d’Ubu Roi, Paris, La Revue Blanche, 1900, relié vers 1900 pour le « Club Ubu ». Reproduit dans Les Portraits d’Ubu, p. 75. Deux exemplaires (celui de Raphaël Petrucci et celui de Charles Lefébure) ainsi que des « discours manuscrits, lettres et cartons nominatifs de table du Club Ubu » étaient présents à Bruxelles, lors de la double exposition Jarry Ymagier / Ecce Ubu organisée par Christine van Schoonbeek à Bruxelles et à Namur en 1997.
Dans une des aquarelles de Petrucci illustrant Ubu enchaîné (1900), le Père Ubu se fait volontairement fouetter par Pissedoux. Nous n’hésitons pas à y voir une amusante analogie avec le style d’Horta, dont la ligne est souvent décrite comme étant « en coup de fouet ».
Raphaël Petrucci. « Eh ! Quelle gloire, cette lanière obéit à toutes les courbes de ma gidouille. » Aquarelle, c. 1900. Reproduite dans Les Portraits d’Ubu, p. 74.
Mais que font exactement ces Ubus bruxellois ? Ils semblent avoir tout d’abord retenu que le Père Ubu aimait avant tout « manger fort souvent de l’andouille »[17] :
« De nombreux discours ou décrets insistent sur le rôle essentiel de Tassel. Ce dernier recevait les “Ubus” à sa table chaque jeudi. Hospitalité tellement appréciée qu’il était consigné à résidence : “sa manne hebdomadaire, apanage de ses devoirs royaux est devenu une nécessité de tout premier ordre pour la noblesse polonaise […]. Que la suspension du déjeuner Ubuesque ce jeudi 10 mai de l’an 1900 pouvait amener les plus graves conséquences [description d’une litanie de troubles]. Quand, à la rigueur, l’un des membres de la Noblesse Polonaise peut être admis à s’absenter, cette tolérance ne saurait s’étendre au cy-dessus nommé Roi-Esclave Ubu Tassel dont la présence est nécessaire à la sustentation et perpétuation de la vie des nobles. Attendu qu’il ne saurait être excusé par l’ordre reçu du Sénateur – Docteur en Pataphysique, Alpiniste[18] – Comptabiliste, Son Maître, puisqu’il a librement choisi sa fonction d’Esclave afin de mieux garantir Sa propre indépendance” ».[19]
« […] Une des aquarelles de Petrucci, représentant la scène où “Père et Mère Ubu reçoivent à dîner Capitaine Bordure et ses partisans” — citation d’Ubu Roi (Acte I, scène 3) — est en réalité une mise en scène du groupe lui-même dont les réunions étaient “sauciales[20]” avant tout. L’identification va même plus loin dans la mesure où la “chambre de la maison du Père Ubu” dans laquelle “une table splendide est dressée”, représente la salle à manger de la maison de Tassel où avaient lieu les réunions des “Ubus” avec son papier peint, ses chaises et son lustre majestueux dessiné par Horta. »[21]
Raphaël Petrucci. « Bonjour Messieurs, nous vous attendions avec impatience. Asseyez-vous. » Aquarelle, c. 1900. Reproduite dans Les Portraits d’Ubu, p. 76.
Cette aquarelle mérite une large digression. Tout d’abord, il faut admettre qu’elle représente une vue très déformée de ce qu’était réellement la salle à manger de l’hôtel Tassel. Celle-ci était placée au fond du bâtiment, dans son axe médian, éclairée à l’arrière par un bow-window donnant sur le (très petit) jardin mais aussi à l’avant par le puits de lumière central au niveau du jardin d’hiver et de la cage d’escalier. Elle était accessible par le salon et desservie par la cuisine en sous-sol. Les invités se présentaient donc par l’avant et non latéralement comme on le voit sur l’illustration de Petrucci.
Plan du rez-de-chaussée de l’hôtel Tassel. D’après un plan de Jean Delhaye.
À la différence des autres pièces du rez-de-chaussée, la salle à manger n’a pas fait l’objet d’un cliché d’époque la représentant dans son ensemble, sans doute parce que son ameublement n’a pas été réalisé d’emblée par Horta. En effet, dans un premier temps, Tassel n’a pas fait la dépense d’un tel mobilier. Mais il devait quand même être désireux d’équiper sa nouvelle demeure en style moderne puisque nous savons qu’il s’est rendu en compagnie de Horta à Paris, en juillet 1895, à la galerie L’Art Nouveau Bing pour y acheter des meubles[22]. La photographie dont on dispose, prise cette même année, montre seulement une vue partielle de la salle à manger vers le salon. Une portion de chaise peut néanmoins y être aperçue. Elle est de style néo-Renaissance, comme celles qui sont dessinées sur l’aquarelle de Petrucci.
Vue partielle de la salle à manger vers le salon de l’hôtel Tassel. Cliché pris en 1895, paru dans L’Émulation, reproduit dans le livre Victor Horta, Hôtel Tassel, 1893-1895 par François Loyer et Jean Delhaye, éditions Archives d’Architecture Moderne, 1986.
On sait qu’un peu plus tard, en 1898, Tassel a commandé à Horta un salon et une salle à manger[23]. Sans doute les chaises que l’on peut voir sur une seconde vue partielle de la salle à manger correspondent-elles à cette commande ultérieure.
Vue partielle du fond de la salle à manger de l’hôtel Tassel. On remarque la présence de chaises de Victor Horta. Date de la prise de vue inconnue. Photo internet.
Le lustre de la salle à manger représenté sur l’aquarelle de Petrucci est clairement une création d’Horta. Il s’apparente à celui qu’il a présenté au sein d’une salle à manger complète à l’exposition de La Libre Esthétique en 1897 ou au lustre de la salle à manger de la maison Frison ou encore à l’un des lustres du château de La Hulpe des Solvay en 1895, alors que la petite portion visible sur la photo de l’hôtel Tassel de 1895 appartient à un lustre de style néo-Renaissance[24]. Il est bien possible qu’après 1895, Horta ait fourni à Tassel un lustre de style moderne ou que tout simplement, là aussi, il ne faille pas prendre l’aquarelle de Petrucci pour un document descriptif historique.
Enfin, les papiers peint floraux hâtivement figurés sur l’aquarelle de Petrucci posent moins de problème. En effet, au contraire de Guimard qui s’est attelé semble-t-il dès 1895 à la création de modèles de papier peints, Horta a préféré la réalisation de motifs muraux originaux peints sur les murs ou la pose de papiers peints anglais. À une époque où son antagonisme avec Van de Velde n’est pas encore consommé, ce dernier est intervenu dans l’hôtel Tassel pour le choix des papiers peints[25]. À partir des photos anciennes, on peut identifier aux murs de la salle à manger de l’hôtel Tassel le papier peint de Charles F. A. Voysey, Elaine, édité par Essex & Co[26].
Les Ubus bruxellois s’amusent donc avec les personnages de Jarry et tout particulièrement le Père Ubu. Celui-ci est en quelque sorte leur exact opposé, car il est bien évident que ce cercle amical est composé de personnalités progressistes. Il comprend une majorité de professeurs de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) qui a été fondée en 1834 en réaction à la création la même année de l’université catholique de Malines[26], avec la volonté de diffuser la philosophie des Lumières. L’ULB recevra ultérieurement plusieurs dotations des frères Ernest et Alfred Solvay lui permettant de créer une école de commerce renommée. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est encore dans l’entourage de ces deux industriels de la chimie que gravitaient plusieurs membres des Ubus bruxellois. Dans ses commencements, L’ULB a été fortement liée à la loge maçonnique la plus influente de Bruxelles, celle des Amis philanthropes. On y retrouvait, outre Victor Horta, nombre de ses clients. Avant-gardiste, cette loge a également œuvré à la création en 1864 de la première école de filles d’enseignement non-confessionnel de Bruxelles. Elle a aussi favorisé la fondation en 1885 du Parti Ouvrier belge, ancêtre du Parti Socialiste belge. Au sein de ce dernier, une Section d’Art a été créée en 1891. Enfin la loge des Amis philanthropes et le POB ont lutté pour l’établissement du suffrage universel en Belgique, partiellement obtenu en 1893.
Curieusement, on trouve dans ce groupe des Ubus bruxellois une personnalité qui n’est ni professeur à l’ULB, ni membre de la loge des Amis philanthropes, ni généralement associé à l’entourage des frères Solvay. Il s’agit d’Henry Van de Velde[27] dont la présence est sans doute due à son amitié avec Charles Lefébure. Son départ de Bruxelles en 1901 pour s’installer à Berlin
« […] nécessitera l’approbation de ses camarades, les Ubus : “Nommons le cy-devant Noble Polonais, […] le récidiviste Henry Vanubuveldre Ambassadeur Envoyé Extraordinaire et Ministre Plénipotentiaire, dans les pays barbares et lointains de nos féaux amys Barubusses, Franckx, Allemands, Germains, Bavarois, Saxons, Poméraniens, Baltes et Moscovites […] afin qu’il […] représente avec éclat notre puissance d’ailleurs universellement reconnue.” »[28]
Mais il n’est pas impossible que cette présence de Van de Velde ait justement engendré l’absence dans le groupe de Victor Horta dont le profil (professeur à l’ULB, membre de la loge des Amis philanthropes et architecte de l’hôtel particulier d’Armand Solvay) était pourtant plus proche de celui des autres Ubus. Peut-être faut-il ajouter à cela qu’Horta n’était sans doute pas ce que la Zazie de Raymond Queneau aurait qualifié de « ptit marant ». Sans réelle connaissance de la jovialité de son caractère ni de sa vis comica aux alentours de 1900, on peut tout de même noter qu’Horta rapporte lui-même dans ses mémoires que ses compagnons de loge le surnommaient « l’Archisec », ne semblant pas soupçonner que ce qui est sec est bien souvent cassant. Le ton même de ces mémoires, rédigées bien plus tard, laisse tout de même transparaître beaucoup d’aigreur vis-à-vis de nombre de ses confrères et d’artistes bruxellois.
Commodément installés dans la vie matérielle, fortement insérés dans la vie sociale, confiants dans le progrès de l’humanité et dans l’avenir, les Ubus bruxellois pouvaient sembler bien éloignés de l’existence famélique et de l’absence d’engagement politique d’Alfred Jarry. Mais, animés par un vif désir de bousculer les choses, ils avaient, qui plus est, suffisamment de recul sur leur propre mode de pensée pour s’identifier par dérision ou par ambivalence à celui qui proclame :
« Avec ce système, j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai. » (Ubu roi, Acte III, scène 4).
Frédéric Descouturelle (Q. O. S. S. de l’A. des Q.)
avec l’aimable et vigilante participation d’Ubustine (portraitiste du Père, Grand officieux O. G. G., dataire détachée à Bruxelles)
Bibliographie :
Caradec, François et Arnaud, Noël, sous la direction de, Encyclopédie des farces et attrapes et des mystifications, Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1964.
Dulière, Cécile, Victor Horta, Mémoires, édité par le Ministère de la Communauté française de Belgique, 1985.
Loyer, François et Delhaye, Jean, Victor Horta, hôtel Tassel, 1893-1895, éditions Archives d’Architecture Moderne, 1986.
Aubry, Françoise et Vandenbreeden, Jos, Horta, Naissance et dépassement de l’Art nouveau, catalogue de l’exposition, éditions Ludion/Flammarion, 1996.
van Schoonbeek, Christine, Les Portraits d’Ubu, éditions Séguier, 1997.
Jarry Ymagier / Ecce Ubu, Musée Félicien Rops — Maison du spectacle la Bellone, Namur — Bruxelles, 1997 : brochure-inventaire de l’exposition Jarry-Ubu (Christine van Schoonbeek, commissaire de l’exposition).
Aubry, Françoise, Horta ou la passion de l’architecture, éditions Ludion, 2005.
Motifs d’Horta, étoffes et papiers peints dans les maisons bruxelloises, catalogue de l’exposition à la maison Autrique à Bruxelles du 18/04/2018 au 27/01/2019.
Notes :
[1] Parmi la population passée, présente et à venir, le pataphysicien fait la distinction entre les pataphysiciens inconscients (tout le monde) et les pataphysiciens conscients, c’est à dire éveillés à la ’Pataphysique. Comme l’a fort bien montré Boris Vian, un pataphysicien conscient qui chercherait à « faire » de la ’Pataphysique agirait dès lors nécessairement en pataphysicien inconscient.
[2] Breton, André, Anthologie de l’humour noir, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1966, p. 273.
[3] Jarry, Alfred, Ubu intime, pièce en un acte, 1894.
[4] Jarry, Alfred, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, achevé en 1898, publication posthume en 1911.
[5] van Schoonbeek, Christine, Alfred Jarry, un oublié de l’histoire de l’art, in Annales d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de l’Université Libre de Bruxelles, 1995, Vol. XVII.
[6] Christine van Schoonbeek dans ses Portraits d’Ubu (cf. note infra) a montré qu’il s’agissait d’une évocation de la fameuse caricature du roi Louis-Philippe par Charles Philipon en 1834.
[7] Blague, mystification, la zwanze s’est épanouie à Bruxelles entre le XIXe et le XXe siècle, avant que la bruxellisation ne change l’aspect et la mentalité de la capitale brabançonne. C’est bien à Bruxelles au mitan du XIXe siècle qu’est née l’une de ces sociétés parodiques parmi les plus complexes qui fut, mais aux préoccupations en bonne partie « sauciales », celle des Agathopèdes.
[8] van Schoonbeek, Christine, les Portraits d’Ubu, éditions Séguier, 1997.
[9] Nous dirions qu’il s’agit plutôt d’intellectuels et d’artistes dont plusieurs sont en contact avec le monde de l’industrie.
[10] En réalité, Émile Tassel était célibataire et vivait avec sa grand-mère.
[11] Cf. note 8, p. 72.
[12] Biographie nationale (Émile Bruylant), Académie Royale des Sciences des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. T. 33, fasc. 2, 1966, p. 585-590.
[13] Communication à Christine van Schoonbeek de Claire Wolfers, petite fille de Raphaël Petrucci et petite-fille du grand joailler, sculpteur et artiste décorateur bruxellois Philippe Wolfers, lui-même ami de Victor Horta.
[14] Cf. note 8, p. 72.
[15] En nous plaçant d’un point de vue strictement stylistique, nous sommes plus hésitant quant à cette attribution à Van de Velde qui provient de la tradition familiale Petrucci-Wolfers.
[16] Cf. note 8, p. 72.
[17] Ubu roi, Acte I, scène 1.
[18] Cette qualité permet d’identifier Charles Lefébure qui pratiquait l’alpinisme.
[19] Cf. note 8, p. 76.
[20] Cf. note 7.
[21] Cf. note 8, p. 76.
[22] Agenda de Victor Horta en date du 20 juillet 1895.
[23] Françoise Aubry, Horta ou la passion de l’architecture, éditions Ludion, 2005.
[24] La lustrerie d’origine ayant disparu lors du rachat de l’hôtel Tassel par Jean Delhaye en 1976, ce dernier a repris, pour la restauration des divers lustres de la maison, la silhouette de celui qui était au niveau de la cage d’escalier.
[25] Agenda de Victor Horta en date du 8 décembre 1894 : « visite chez Tassel avec Van de Velde ». Van de Velde est alors le représentant de plusieurs maisons anglaises de papiers peints.
[26] En plus du papier peint Elaine posé dans la salle à manger, on est certain de la présence d’une autre création de Charles F. A. Voysey : The Astolat, posé aux murs du bureau du premier étage de l’hôtel Tassel. Tous deux sont imprimés à la planche par Essex & Co et sont des créations très récentes puisqu’on les date vers 1893.
[27] Fondée à Malines, cette université déménagera un an plus tard à Louvain et se fera appeler Université Catholique de Louvain.
[28] Christine van Schoonbeek nous signale cependant l’existence d’une reliure et d’un travail graphique demandés par Ernest Solvay à Henry Van de Velde publié à Bruxelles en 1900 : Alexandre Solvay, Pensées et maximes glanées.
[29] Cf. note 8, p. 72.
Presque rien ne subsiste de ce qui fut l’un des chefs-d’œuvre d’Hector Guimard, la Salle Humbert de Romans, construite rue Saint-Didier à Paris de 1898 à 1901, pour une société immobilière aux capitaux incertains fondée par un religieux dominicain. Ce patronage associé à une immense salle de spectacle voulu par le révérend père Lavy fut voué à un échec commercial si certain et si rapide qu’elle disparut avant 1905, ne laissant que ses plans, une poignée de photographies, un grand orgue actuellement localisé et quelques fauteuils qui seront retrouvés bien plus tard. Sans aucune exagération, il s’agit d’un gâchis comparable à celui de la disparition de la Maison du peuple de Victor Horta, à la différence que la Salle Humbert de Romans n’eut pas même le temps d’entrer dans la mémoire des parisiens.
La Salle Humbert de Romans, carte postale ancienne n° 22 de la série Le Style Guimard éditée en 1903. Coll. part.
Vers 1900, pour l’équipement de cette salle, Guimard conçoit plusieurs modèles destinés à être exécutés en fonte. Alors qu’il a déjà travaillé avec la fonderie Durenne, notamment pour le Castel Béranger, et qu’il est en plein chantier du métro de Paris dont les fontes sont demandées au Val d’Osne, Guimard délaisse ces deux grandes entreprises de la Haute-Marne pour s’adresser à une troisième fonderie du même département, plus modeste, la fonderie de Saint-Dizier[1]. C’est le début d’une collaboration qui durera sans doute au-delà la Première Guerre mondiale et qui débouchera en 1908 sur l’édition d’un catalogue très fourni de modèles spécifiques à Guimard.
Les fauteuils de la salle
Les modèles en fonte concernent tout d’abord les sièges de spectacle à assise relevable, mais aussi des écussons de balustrades, des portants pour les vestiaires, des consoles et des panneaux cache-radiateurs. Toutes ces fontes sont réalisées et posées avant 1901. À cette époque, Guimard n’envisage sans doute pas leur édition pour le grand public, quoiqu’il ait pu songer à réutiliser le modèle du fauteuil de spectacle pour d’autres lieux. Lorsque viendra le temps de mettre sur pied un catalogue de modèles pour leur édition par la fonderie, il estimera sans doute que la plupart des modèles créés pour la Salle Humbert de Romans sont trop spécifiques ou trop datés stylistiquement pour figurer au catalogue. Il se contentera de reprendre le dessin des cache-radiateurs pour le transformer en motif de garde-corps pour balcon en pierre.
Deux fauteuils provenant de la Salle Humbert de Romans. Coll. part. Photo Auction France.
Cependant, il incluera bien dans le catalogue ce modèle de pied de fauteuil avec le code GA, à la planche 40, dans l’espoir de le faire rééditer pour d’autres salles de spectacle, ce qui, à notre connaissance, ne se produira pas. On notera que sur cette illustration du catalogue de fonderie, les dossiers sont montés tête-bêche.
Notre correspondant allemand Michael Schrader a récemment attiré notre attention sur une paire de chenets qui a été mise en vente le 12 novembre 2020 pendant quelques heures sur le site Proantic. Ce site sert d’intermédiaire à des antiquaires, en l’occurrence une galerie du marché Paul Bert aux Puces de Saint-Ouen.
Les chenets étaient alors attribués à Hector Guimard avec un prix de vente fixé à 2800 €. L’annonce faisait état du matériau (de la fonte), de la présence d’une patine verte usée et de traces de rouille. Elle donnait aussi les dimensions : largeur 27 cm, hauteur 39,5 cm, profondeur 41,5 cm.
Paire de chenets art nouveau aux visages féminins, en vente sur le site Proantic le 12 novembre 2020. Coll. part.
Comme sur tous les chenets de ce type, une barre en fer forgé horizontale est vissée à l’arrière de la façade frontale pour recevoir les bûches.
Paire de chenets art nouveau aux visages féminins, en vente sur le site Proantic le 12 novembre 2020. Coll. part.
Paire de chenets art nouveau aux visages féminins, en vente sur le site Proantic le 12 novembre 2020. Coll. part.
L’élément frontal possède à la fois une forme et une assise triangulaire qui assurent une bonne stabilité au chenet. On peut y distinguer quatre décors différents. À la base, un motif abstrait ajouré semble étiré vers l’avant à partir du centre et des extrémités latérales pour venir reposer au sol. Au milieu, un motif naturaliste est constitué de deux profils féminins dont les cheveux s’entremêlent au centre. Au-dessus, naissant entre les deux visages, une feuille stylisée et ajourée s’insère sous le dernier décor qui termine le chenet par une pointe, à nouveau constituée de lignes abstraites mais faisant songer à un gâble médiéval.
Paire de chenets art nouveau aux visages féminins, en vente sur le site Proantic le 12 novembre 2020. Coll. part.
En si peu d’espace on retrouve donc les principaux types de décor rencontrés sur beaucoup d’œuvres de style Art nouveau : les arrangements harmoniques de lignes abstraites et fluides, l’évocation de la nature avec la feuille, la référence au Moyen-Âge et surtout ces profils féminins qui assurent la plus grande partie de l’effet visuel. Le thème de la figure féminine est alors des plus fréquemment utilisés, d’autant plus que la souplesse du corps et de la chevelure s’allient particulièrement bien aux lignes sinueuses abondamment employées. Que ce soit sur le continent européen ou aux États-Unis, on compte un nombre infini de motifs féminins aux cheveux démesurément longs qui semblent animés d’une vie propre. Si ces coiffures sont le plus souvent apprêtées, mises en valeur par un chapeau, des fleurs ou des bijoux, il n’est pas rare de les trouver à l’état naturel, comme sur de nombreux objets en étain ou en métal argenté manufacturés par la firme allemande WMF.
Détail d’un plat en étain WMF. Photo internet.
Mais les figures de ce chenet sont encore plus proches d’une illustration de Paul Berthon pour la revue L’Image.
Paul Berton, Illustration pour L’Image, n° 8, juillet 1897. Coll. part.
Ces chenets à figures féminines sont en fait la version « riche » d’un modèle plus souvent rencontré et qui est presque toujours attribué à Guimard. Également de forme générale triangulaire, mais plus petit et plus simple, il ne comprend que des volumes et des lignes abstraites. L’idée d’étirement de la matière que nous avons signalée au niveau de la base du modèle riche, est à nouveau utilisée à mi-hauteur, de part et d’autre des bords latéraux. À la pointe supérieure, le motif a été transformé en une sorte de volute qui pourrait évoquer une flammèche ou la fumée du feu.
Paire de chenets en fonte, en vente chez Westland Antiques Londres, n° 10047. Photo internet.
C’est bien entendu l’emploi d’un décor abstrait qui rapproche ce modèle des créations de Guimard sans qu’on puisse pourtant y retrouver son modelage caractéristique. Parmi les différentes ventes effectuées, nous avons choisi un exemplaire qui se trouve actuellement proposé à Londres au prix de 2700 £ chez un prestigieux antiquaire spécialisé dans les cheminées et leurs accessoires : Westland Antiques. Son site en montre de bonne photos, en donne les dimensions (largeur : 20 cm, hauteur : 26,7 cm, profondeur : 41 cm) et l’attribue bien sûr à Hector Guimard « designer of the Parisian Metro decorative ironwork ». Mais il révèle aussi l’existence d’une marque de fonderie « a GF Anchor » (un GF dans une ancre). Ce code à double lettre commençant par un G rappelle étrangement celui des fontes Guimard éditées à Saint-Dizier qui commencent toutes par un G (GA, GB, GC, etc.). Mais, à notre connaissance, la fonderie de Saint-Dizier n’a jamais utilisé une ancre comme marque[1].
Paire de chenets en fonte, en vente chez Westland Antiques Londres, n° 10047. Photo internet.
Or, dans le même temps, le propriétaire des chenets aux visages féminins nous a contacté pour s’informer plus avant et nous a adressé des photographies plus complètes qui nous ont permis de mieux visualiser la marque de fonderie, laquelle s’est révélée être un « CF » et non un « GF ». Elle était accompagnée du n° 17 (alors que le modèle simple porte le n° 12), ainsi que de la mention « déposé »[2].
Détail de la face postérieure d’un chenet aux visages féminins, avec la marque de fonderie et le numéro de série.
Nous avons alors sollicité notre réseau de correspondants de l’ASPM (Association pour la Sauvegarde et la Promotion du Patrimoine Métallurgique Haut-Marnais) qui en un temps record nous a répondu en identifiant formellement la fonderie Camion Frères à Vivier-au-Court dans les Ardennes, une commune rurale de la vallée de la Vrigne au passé métallurgique très important. Les Camion qui se sont établis à Vivier-au-Court en 1820 descendaient d’un maître de forges très connu dans les Ardennes au XIXe siècle, Nicolas Gendarme, qui était propriétaire du haut-fourneau de Vendresse.
Jeton publicitaire de Camion Frères en aluminium. Vente CGB.FR numismatique Paris, 5 octobre 2015.
Leur production de fer, cuivre, fonte, nickel et aluminium a essentiellement été celle d’objets domestiques et de quincaillerie : fers à repasser, instruments de cuisine, boîtes aux lettres, heurtoirs, poulies, articles pour voitures, etc.
Couverture du catalogue Camion Frères, 1895. Portail du Patrimoine Culturel, Site de Champagne Ardennes.
La fonderie Camion Frères a encore produit d’autres modèles de chenets, eux aussi pourvus d’une partie frontale vaguement triangulaire.
Paire de chenets en fonte Camion Frères. Vente Tessier Serrou à l’hôtel Drouot, 21 mars 2016, lot n° 38, non identifiés et annoncés « dans le goût des créations d’Hector Guimard », estimation 300-400 €. Dimensions : haut. 28 cm, long. 40 cm.
De même que pour les chenets Camion Frères n° 12, ils ont connu une version plus riche qui portent cette fois le n° 18. Ils sont enjolivés de profils féminins plus sages que sur les n° 17.
Paire de chenets en fonte Camion Frères n° 18, en vente sur Catawiki.de. Photo internet.
Détail de la face postérieure d’une paire de chenets en fonte Camion Frères n° 18, en vente sur Catawiki.de. Photo internet.
La fonderie Camion frères a également produit d’autres accessoires de cheminée dans la même veine comme ce serviteur ornée lui aussi d’une figure féminine à longs cheveux.
Serviteur de cheminée en fonte produit par la fonderie Camion Frères. Photo Marie-lise Weingartner. le Grenier du passé présent à Soissons (avec son aimable autorisation).
Aucun des modèles de chenets Camion Frères n’ayant été conçu par Guimard, la question de leur attribution se pose toujours. Cette question revient en fait pour la quasi-totalité des produits manufacturés pour lesquels une intention artistique, ou au moins décorative, a été recherchée. Les archives des entreprises, aujourd’hui lacunaires, sont très discrètes à ce sujet. Pour la fonte d’art, il est fréquent que les catalogues mentionnent le nom des sculpteurs qui ont vendu le droit de reproduction de leur modèle car leurs noms, quand ils bénéficient d’une certaine notoriété, sont valorisant à la fois pour le fabricant et pour le client. Mais dans le domaine de l’art décoratif, à part quelques modèles achetés à des artistes décorateurs connus, la chose est plus rare. Tous ces modèles n’ont pas été créés au sein de l’entreprise (la fonderie en l’occurrence) mais ont été achetés à prix ferme à une cohorte d’artistes industriels restés anonymes et dont on soupçonne qu’ils étaient en majorité parisiens. Les grandes fonderies avaient d’ailleurs des magasins d’exposition et des bureaux dans la capitale où pouvaient se traiter ce genre d’affaire. Pour le style moderne d’alors, la plus grande partie de l’élaboration des modèles s’est faite à Paris où les créateurs pouvaient s’imprégner plus facilement des évolutions stylistiques en cours.
De très nombreux autres modèles de chenets ont été créés dans le style Art nouveau, qu’ils aient été produits en série par une fonderie comme les précédents ou qu’ils soient le fait d’un travail artisanal, souvent de très haute qualité comme celui des ferronniers d’art Edgar Brandt ou Edouard Schenck. Citons également à titre d’exemple une paire de chenets particulièrement élégante et intéressante qui a été attribuée en vente à Tony Selmersheim, mais sans notion bibliographique.
Paire de chenets attribués à Tony Selmersheim. Vente Millon à Drouot, 7 décembre 2017, lot n° 108. Dimensions : haut. 28 cm, larg. 13,5 cm, prof. 48 cm. Vendus 4420 € avec les frais.
Enfin, n’oublions pas le foyer créatif indépendant et presqu’autonome de Nancy qui compte quelques beaux modèles de chenets.
Paire de chenets et pare-feu au motif d’épis de blé en bronze par Louis Majorelle. Photo internet.
Pour sa part, Guimard, qui a conçu de nombreuses cheminées, n’a pas manqué de s’intéresser à leurs accessoires. Dès 1903, il a présenté une grille à houille en fonte dans son pavillon de l’Exposition de l’Habitation .
Grille à houille présentée devant une cheminée en lave émaillée dans le pavillon de Guimard à l’Exposition de l’Habitation de 1903. Détail d’une photo parue dans le Gil Blas, octobre 1903.
Cette grille reparaîtra un peu plus tard au sein des catalogues des fontes Guimard qui seront éditées à Saint-Dizier à partir de 1908.
Grille à houille par Guimard, catalogue des fontes Guimard à Saint-Dizier, à partir de 1908, pl. 60. Hauteur de la façade 23 cm, largeur de la façade 70 cm, hauteur du fond 36 cm, largeur du fond 55 cm, poids 36 kg.
Toujours dans ces catalogues de la Fonderie de Saint-Dizier dédiés aux seules créations de Guimard, on trouve, outre plusieurs modèles d’intérieurs de cheminées,
Intérieur de cheminée GB par Guimard, catalogue des fontes Guimard à Saint-Dizier, à partir de 1908, pl. 61.
une poignée de rideau métallique de foyer,
Poignée de rideau GA par Guimard, catalogue des fontes Guimard à Saint-Dizier, à partir de 1908, pl. 60.
et enfin une paire de chenets qui semble être le seul modèle qu’il ait dessiné. Il a concentré le décor à la moitié supérieure, alors que la base est sobrement évasée.
Chenet GA par Guimard, catalogue des fontes Guimard à Saint-Dizier, à partir de 1908, pl. 60.
D’une hauteur de 49 cm, ils sont vendus en quatre profondeurs différentes : 33, 36, 39 et 43 cm obtenues par le vissage à l’arrière de barres de fer de différentes longueurs.
Chenets GA par Guimard. Coll. part.
Guimard en possédait lui-même une paire, initialement dorés, au sein de son propre hôtel particulier, 122 avenue Mozart à Paris.
Paire de chenets GA par Guimard, provenant de l’hôtel Guimard, traces de dorure. Coll. du musée de l’École de Nancy.
Cette finition dorée ne devait pas être si rare puisque nous en connaissons une autre paire qui conserve également des traces de dorure.
Chenet GA par Guimard, traces de dorure. Coll. part.
Frédéric Descouturelle, avec la collaboration de Michael Schrader
Remerciements
Nous remercions vivement nos amis de l’ASPM, Sylvain Roze, Dominique Perchet et Élisabeth Robert-Dehault pour l’identification de la marque Camion Frères et l’historique de la fonderie.
Notes
[1] Même si le journal de la métallurgie locale s’appelait L’Ancre. Ce motif de l’ancre est alors très populaire pour les marques d’entreprises. On se souvient qu’il était aussi utilisé pour les horloges Farcot et les faïences de l’entreprise Fives-Lille, dont certaines productions ont bien souvent été attribués à Guimard.
[2] Cette mention signifie qu’un dépôt a été effectué auprès du greffe du tribunal de Commerce.
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L’exposition Hector Guimard précurseur du design, organisée par le Cercle Guimard à l’hôtel Mezzara en 2017. Photo Arnaud Rodriguez.
A cette fin, le Cercle Guimard a :
Cabinet de travail de l’agence de Guimard au Castel Béranger, espace aujourd’hui loué par le Cercle Guimard. Carte postale n° 10 de la série Le Style Guimard. Coll. part.
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