Ma grand-mère maternelle, Suzanne Richard, a travaillé auprès d’Hector Guimard de 1911 à 1919 au 122 rue Mozart à Paris. De cette collaboration sont restés quelques souvenirs.
Suzanne est née à Paris le 28 février 1894 au domicile familial, 18 rue des Archives. Son père Adrien était employé de commerce et son épouse, née Angèle Christe, couturière. Quelques années plus tard, le couple s’est installé à Ivry-sur-Seine pour y tenir un commerce de vins, bar et restaurant en bord du fleuve, à l’angle du quai d’Ivry et de la rue Victor Hugo.
Comme tous les riverains, ils ont été fortement impactés par la crue de la Seine de janvier 1910.
Suzanne a terminé ses études l’année suivante et s’est vue engagée, alors qu’elle n’avait que 17 ans, comme secrétaire sténodactylo par Hector Guimard en 1911. Hector Guimard était alors au faîte de sa renommée et c’est un homme de 44 ans qu’a découvert la jeune Suzanne.
Avant cette date, Guimard louait les locaux de son agence d’architecture au rez-de-chaussée et son appartement au second étage du Castel Béranger, sa première œuvre dans le style Art nouveau, dans le XVIe arrondissement de Paris. Mais en 1911, l’architecte a commencé à occuper sa nouvelle agence, au rez-de-chaussée du petit hôtel particulier qu’il s’est construit à peu de distance, au 122 avenue Mozart, sur une parcelle triangulaire particulièrement ingrate. Il en a débuté la construction en 1909, au lendemain de son mariage avec l’artiste-peintre d’origine américaine Adeline Oppenheim, fille d’un banquier juif de New York. Les époux ne se sont installés vraiment dans l’hôtel qu’en 1913, occupant le premier et le second étage. Adeline avait son atelier de peinture au troisième, éclairé au nord par une grande baie. Cet immeuble est jusque dans ses moindres détails un des ouvrages les plus aboutis du « Style Guimard », remarquable notamment par la répartition des fenêtres et balcons dictée par le plan intérieur.
Au moment où Suzanne Richard a été embauchée, Guimard avait de nombreux chantiers en cours, réalisés dans le style assagi qui était devenu le sien, moins coloré, plus calme et plus élégant, profitant des nombreux articles de bâtiments (fontes ornementales, modèles de staff, quincaillerie, etc.) qu’il faisait éditer auprès de fabricants. Avant la Première Guerre mondiale, son agence a édifié à Paris l’hôtel Mezzara au 60 rue La Fontaine (1910-1912), la synagogue de la rue Pavée (1914), l’hôtel Nicolle-de-Montjoye 7 rue Pierre-Ducreux, aujourd’hui rue René Bazin (1914), l’immeuble Franck 10 rue de Bretagne, (1914-1920) et à Saint-Cloud, la villa Hemsy (1913).
D’autre part, vers 1909, Guimard s’est résolu à devenir également un promoteur immobilier, profession que le code de déontologie des architectes (le Code Guadet, adopté en 1895) lui interdisait théoriquement. Il est ainsi devenu actionnaire et président de la Société Générale de Constructions Modernes, domiciliée chez lui au 122 avenue Mozart. La réalisation la plus ambitieuse de cette société a été la construction de 1909 à 1911 de six immeubles se répartissant en deux groupes mitoyens : 43 rue Gros,17, 19 rue La Fontaine, d’une part et 8, 10 rue Agar, 21 rue La Fontaine, d’autre part. L’ensemble se situe de part et d’autre de la rue Moderne nouvellement créée, rebaptisée rue Agar du nom de la tragédienne qui a habité Auteuil à la fin de sa vie de 1870 à 1880 (dans l’immeuble mitoyen à droite de l’hôtel Mezzara).
Dans son livre consacré à Guimard paru dans la collection Découvertes Gallimard, Philippe Thiébaut écrit :
« [l’affirmation de la verticalité] triomphe dans l’ensemble de la rue La Fontaine où rien ne vient interrompre l’élan fluide et vigoureux des travées, en particulier dans celles des bow-windows. Cet élan naît au premier niveau d’un arc issu du gothique flamboyant qui dessine la porte d’entrée et s’achève par le jeu pittoresque et complexe où intervient le bois – des auvents, des toitures et des lucarnes. Le décor sculpté se soumet lui aussi aux impératifs d’asymétrie et de verticalité, mais de manière moins agitée et moins chiffonnée qu’au Castel Béranger. Plus de diables, plus de reliefs excessifs, mais de simples nervures et de fins enroulements aux extrémités bourgeonnantes. Les motifs légèrement galbés des balcons épousent le mouvement ondulatoire des façades, sans jamais nuire à leur rythme ascensionnel ».
Comme au Castel Béranger, pour des appartements qui étaient destinés à être loués, Guimard a pris en charge le décor fixe (cheminées, menuiseries, miroirs, moulures en staff). Et comme il l’a fait pour d’autres œuvres, il a médiatisé ce chantier, notamment par l’édition de nombreuses cartes postales dont Suzanne Richard gardait des exemplaires par devers elle. On peut lire aussi dans La Construction moderne du 10 novembre 1912 :
« On a inauguré dimanche la rue Agar, à l’entrée de laquelle un médaillon d’une belle et émouvante sobriété rappelle les traits de l’illustre tragédienne… Une estrade avait été dressée, abritée de drapeaux, entourée de plantes vertes. Alentour, toutes les fenêtres des nouveaux immeubles étaient fleuries, tous les balcons garnis de touffes de chrysanthèmes. Il semblait que les habitants, qui depuis peu sont entrés dans ces maisons neuves, eussent voulu par là prouver leur gratitude à l’architecte. Ils le peuvent ; nous avons visité quelques appartements : leur distribution pratique et confortable convient absolument aux exigences de la vie actuelle. Leur décoration, empreinte de ce caractère nouveau qu’ont toutes les œuvres de M. Guimard, est sobre et jolie ; les débauches de ce qu’on a appelé le « Modern Style » sont oubliées. M. Guimard après quinze ans d’effort, ayant épuré son dessin et simplifié ses lignes, paraît en possession de ce qu’il cherchait. »
Hector Guimard était un patron proche de son personnel, témoin cette carte postale écrite sur le paquebot RMS Lusitania & Mauretania de la Cunard qui le conduisait en Angleterre en 1912 et qu’il a envoyée au « Personnel des/bureaux Guimard/120 rue Mozart/Paris XVIe/France » :
« Sur ce bateau qui marche depuis 3 heures, je vous envoie tous mes regrets de vous avoir quittés et mon désir de vous retrouver bientôt pour vous remercier de votre dévouement et vos bons soins. Hector Guimard. »
Second exemple de sa sollicitude, le 16 février 1914 [1]), il a envoyé de Gstaad en Suisse à « Mademoiselle Suzanne Richard/Bureau de Mr H. Guimard/122 av. Mozart/Paris France », sur une carte postale représentant un skieur dans les montagnes enneigées, le mot suivant :
« Voilà où je vous enverrai prendre vos vacances lorsque nos entrepreneurs vous auront trop fait faire de mauvais sang. J’espère revenir complètement d’aplomb et que tous 4 nous saurons nous rendre agréables à tous en menant avec succès nos affaires. Souvenir affectueux. HG. »
Comme l’agence de Guimard gérait les appartements du groupe d’immeubles des rues Gros, La Fontaine, Agar, il est probable que Suzanne a pu disposer de facilités de logement dans des appartements vacants. Elle a ainsi logé au 7 rue Agar autour de mars 1918 où elle recevait les courriers de son fiancé Pierre Loilier[2].
Les deux immeubles du 7 et du 9 rue Agar[3] sont d’un niveau de prestige moindre que ceux des rues Gros et La Fontaine. Ils n’ont pas d’escalier de service et comportent trois appartements par étages. Outre la salle-à-manger, chaque appartement ne dispose que d’une chambre, sauf au 7 où l’un des trois appartements de chaque étage en a deux.
Suzanne entretenait sans aucun doute d’excellentes relations avec le couple Guimard. Pour preuve, l’artiste-peintre américaine a réalisé son portrait qu’elle lui a offert au moment de son mariage le 30 juillet 1918. Le dessin est présenté dans un cadre en bois réalisé par Hector Guimard, dans son style bien reconnaissable[4].
Ce mariage a eu lieu à la mairie du XIIIe arrondissement à Paris.[5]
L’un des témoins de mariage de Suzanne Richard n’était autre qu’Hector Guimard.
Le jeune couple a ensuite brièvement occupé un atelier d’artiste au 6ème étage de l’immeuble du 19 rue La Fontaine de juin à octobre 1918. Suzanne le signale dans l’une des cartes photos qu’elle possédait. Ce type de logement devait particulièrement plaire à Pierre Loilier qui dessinait et peignait.
Ils ont ensuite été logés dans un appartement au second étage du 9 rue Agar jusqu’au début de 1919, ainsi que le montre Suzanne sur une carte postale de la série éditée par Guimard. Elle a indiqué fautivement au dos de la carte qu’il s’agissait du 7.[6]
Puis ils ont définitivement quitté Paris pour se fixer dans un premier temps à Sannois (en Seine-et-Oise, actuellement dans le Val d’Oise) où est né leur premier enfant, Jean, le 26 octobre 1919. Une fois la ferme de Bellevue appartenant à Charles Loilier remise en état après les importantes destructions subies par le village de Neufchâtel-sur-Aisne (dans l’Aisne) à la fin de la guerre, le couple a emménagé dans les annexes habitables. Leur deuxième enfant, Madeleine (ma mère), y a vu le jour le 11 juin 1923, quelque temps avant la fin de la reconstruction de la ferme. Pour Suzanne, il s’est agi d’un complet changement de vie : la jeune parisienne est devenue femme d’exploitant agricole…
Par la suite, après avoir quitté la ferme, le couple Loilier a habité à Menneville, près de Neufchâtel, dont Pierre a été maire pendant près de quarante ans. Parallèlement, ils occupaient à Reims, 5 rue Noël, l’appartement du père de Pierre, Charles, décédé en 1943, qu’ils ont vendu pour en acheter un autre 14 rue des Élus au début des années 60. Suzanne est décédée dans cette ville, bien plus tard, le 14 mars 1978 à 84 ans
Hervé PAUL
avec les contributions de Frédéric Descouturelle et de Marie-Claude Paris
Notes :
[1] Communication personnelle de M. Montamat.
[2] Pierre Loilier était le fils aîné de Charles Loillier, un négociant en laine rémois, et d’Octavie Delpoux. Il est né à Reims le 8 avril 1891. Suzanne a été sa marraine de guerre avant de devenir sa fiancée.
[3] Les immeubles du 7 et 9 rue Agar ont par la suite été renumérotés 10 et 8, mais le 8 a conservé sa plaque de numéro de maison « 9 » en « fonte Guimard ».
[4] Lors de l’exposition d’Adeline Guimard à Paris à la Galerie Lewis & Simmons, du 12 au 27 Janvier 1922, le portrait aux crayons de couleurs n° 28 mentionne « Mme Loilier à Reims. »
[5] Les adresses des époux qui figurent sur l’acte de mariage sont en fait celles de leurs parents respectifs : rue du Château-des-rentiers pour elle, et boulevard Saint-Marcel pour lui. Charles Loilier, le père de Pierre avait en effet dû quitter Reims dès le début de la guerre. Ses entrepôts de laine avaient brûlé le jour même de l’incendie de la cathédrale le 19 septembre 1914.
[6] Cette erreur s’explique par le fait qu’au moment où elle a rédigé ces annotations, Suzanne s’est sans doute référée à une autre carte postale de la même série qu’elle possédait où figure le plan initial de l’ensemble immobilier. Or ce plan n’est pas celui du programme qui a été effectivement réalisé, mais celui du plan initial de Guimard de 1911 où les deux immeubles du 7 et du 9 étaient inversés, avec le plus étroit (le 7) se trouvant à gauche et le plus large (le 9) à droite. Nous ne pourrons pas savoir s’il s’agissait d’un logement différent de celui de mars 1918 au 7 rue Agar (si l’adresse de l’enveloppe était alors correcte) ou bien du même logement (si l’adresse de l’enveloppe était erronée).
Charles Bilas, auteur de ce guide, vous convie à une promenade qui se terminera à l’ancien atelier de Guimard au Castel Béranger.
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Cette panne nous a empêché de vous avertir de notre participation aux Journées Européennes du Patrimoine pendant lesquelles nous avons présenté au public l’ancienne agence d’architecture de Guimard au Castel Béranger. Malgré cela, nous avons eu une fréquentation tout à fait satisfaisante, notamment par les habitants du quartier. Nous renouvellerons bientôt cette présentation sous d’autres formes et vous en serez avertis.
En attendant, ne manquez pas de consulter sur notre site l’excellent article de Mme Isabelle Gournay, Les multiples Auteuils de Guimard, originellement paru dans le catalogue des expositions américaines consacrées à Guimard. Il a été traduit en français et nous avons eu le plaisir d’y apporter quelques petits compléments.
Le bureau du Cercle Guimard
Le livre Georges Malo, du promoteur Art nouveau à l’architecte des premières salles de cinéma écrit par Olivier Barancy est disponible dans les librairie suivantes :
Librairie le Cabanon : 122 rue de Charenton 75012 Paris
Librairie du musée d’Orsay : esplanade Valéry Giscard d’Estaing 75007 Paris
Librairie du Camée : 70 rue Saint André des Arts, 75006 Paris
Librairie du Cinéma du Panthéon : 15 rue Victor-Cousin 75005 Paris
Librairie Mollat : 15 rue Vital-Carles 33000 Bordeaux
Après la monographie consacrée à l’hôtel Mezzara, il s’agit du deuxième ouvrage publié par les Éditions du Cercle Guimard illustrant notre volonté d’élargir aux contemporains d’Hector Guimard les publications de l’association et, dans le cas de Malo, de mettre en lumière un architecte moderne et prolifique mais méconnu du grand public.
L’ouvrage de 144 pages vous est proposé au prix de 29 €.
En voici quelques extraits :
Nous espérons que vous aurez autant de plaisir que nous à découvrir cet architecte passionnant.
Le Cercle Guimard
Pour les Journées Européennes du Patrimoine, le Cercle Guimard organise des visites de l’agence de Guimard au rez-de-chaussée du Castel Béranger, le samedi 18 septembre de 10 h 30 à 18 h 30.
Les visites sont gratuites, sans réservation, avec pass sanitaire, dans la limite d’une jauge. L’accès aura lieu par le hameau Béranger au 18 rue Jean de La Fontaine.
Avant la construction du Castel Béranger, Hector Guimard habitait et travaillait au 64 bd Exelmans. Dans le nouvel immeuble de la rue La Fontaine, sa première œuvre de style Art nouveau construite de 1895 à 1898, il s’est réservé une partie du rez-de-chaussée pour son agence d’architecture, transférée en juin 1897 et un nouveau logement au deuxième étage. Cette agence comportait plusieurs pièces : une salle d’attente, un atelier donnant sur le hameau Béranger où il pouvait loger environ trois dessinateurs et une grande pièce double donnant sur la rue La Fontaine, séparée en deux par son bureau. Seule la partie avant nous est connue par une photo reproduite sur une carte postale. La partie arrière de la pièce abritait probablement un ou deux autres employés, dont une secrétaire. Vers 1911, Guimard a transféré son agence dans son hôtel particulier construit avenue Mozart à partir de 1909 dans son style moderne plus assagi.
La totalité de cette agence a été décorée de 1897 à 1900 dans le premier style moderne de Guimard qui y a réalisé un investissement coûteux dans le but de plonger ses visiteurs dans un univers entièrement maîtrisé par lui. Une partie de cet aménagement a été réinstallé dans la nouvelle agence de l’avenue Mozart. Rue La Fontaine, certains décors muraux sont encore visibles mais peu d’éléments du mobilier ont survécu.
La villa Hemsy, construite par Guimard en 1913 à Saint-Cloud sera accessible le samedi 18 septembre pour les Journées Européennes du Patrimoine, sur réservation uniquement et avec présentation du pass sanitaire.
Les dates de la double exposition américaine consacrée à Guimard ont été fixées comme suit :
* New York – Cooper Hewitt, Smithsonian Design Museum : How Paris Got Its Curves.
Du 17 novembre 2022 au 21 mai 2023.
* Chicago – The Richard H. Driehaus Museum : Hector Guimard: Art Nouveau to Modernism
Du 22 juin 2023 à début janvier 2024.
En attendant, le catalogue, édité par Yale University Press, New Haven and London en association avec le Richard H. Driehaus Museum, est disponible sur commande, chez les libraires ou par internet. Il s’agit d’un beau livre de 222 pages, très illustré, contenant des articles de premier plan, réunis par David A. Hanks.
Parmi ces articles, nous avons choisi de traduire celui de Mme Isabelle Gournay (pp. 42-53) que nous avions eu le plaisir d’accueillir au Castel Béranger lors de son passage à Paris avant le premier confinement. De nationalité française et vivant aux États-Unis, elle est diplômée en architecture par l’École nationale des Beaux-Arts de Paris et docteure en histoire de l’Art de l’Université de Yale.
Cet article, consacré aux multiples facettes du quartier d’Auteuil, berceau de l’œuvre de Guimard, complète de façon très heureuse la série d’articles que nous avons publiés ces dernières années concernant l’entourage familial, relationnel et professionnel de Guimard :
Protéger le patrimoine Art nouveau parisien : initiatives et réseaux dans l’entre-deux-guerres
Hector Guimard et la famille Nozal, première partie
Hector Guimard et la famille Nozal, seconde partie
Albert Adès, un écrivain égyptien juif francophone dans l’entourage d’Hector et d’Adeline Guimard.
Les relations amicales du couple Guimard-Oppenheim en 1908-1909
De Lyon à Paris, Hector Guimard et ses proches : famille, voisins et clients
Les architectes Guimard réunis par la famille Oppenheim
De nouvelles informations sur la sépulture Grunwaldt
Pour cette traduction française, réalisée par notre ami Alan Bryden, nous avons pu apporter quelques petits éléments complémentaires au texte de Mme Gournay qui les a acceptés avec libéralité. Pour les illustrations, nous avons remplacé certaines images du catalogue par des vues en cartes postales et nous avons refait le plan du quartier d’Auteuil en respectant l’idée de l’auteure de plusieurs regroupements de constructions de Guimard, tout en introduisant pour la première fois la localisation de ses domiciles successifs.
F. D.
Les multiples Auteuils d’Hector Guimard
La carrière d’Hector Guimard (1867-1942) s’est déroulée à Auteuil, et c’est dans ce quartier le plus méridional du XVIe arrondissement que se trouvent la majorité de ses bâtiments encore existants. À dix-huit ans, il décida de ne plus habiter chez ses parents dans le XVIIe arrondissement ou près de ses écoles (des Arts Décoratifs et des Beaux-Arts) sur la rive gauche. Il s’installa chez sa marraine, Appolonie Grivellé[1], au 147, avenue de Versailles, et demeura à Auteuil jusqu’à son émigration en Amérique en 1938. Cet enracinement fut un facteur décisif dans une double carrière de praticien local et d’« architecte d’art » aux ambitions internationales, apôtre incontournable de l’« art total » [2]. La bourgeoisie catholique possédant des terrains à Auteuil fit localement appel à Guimard, pour ses résidences privées et des immeubles de rapport, mais aussi pour des monuments funéraires et des villas de banlieue ou de bord de mer. Comme le prouvent les débuts de Frank Lloyd Wright (1867-1959) à Oak Park, près de Chicago, à la même époque, recruter ses clients parmi des voisins partageant les mêmes idées, ou y étant simplement ouverts, n’était pas une démarche inhabituelle pour un architecte progressiste établissant sa propre agence.
Au-delà de sa réputation actuelle de traditionalisme huppé, Auteuil est un palimpseste fascinant, une superposition de « lieux de mémoire » datant de l’ancien régime aux Années Folles, de l’hôtel particulier où Abigail et John Adams[3], fuyant l’agitation de Paris, choisirent de vivre avec leurs deux fils, à la maison conçue par Le Corbusier (187-1965) pour le collectionneur Raoul La Roche. Cet héritage architectural et urbanistique aux multiples facettes nous permet également de contextualiser le travail de Guimard, dont les secteurs d’activité forment différents périmètres.[4]
Malheureusement certaines de ses œuvres n’existent plus ou ont été irrémédiablement altérées : son premier édifice, un café-concert sur le quai d’Auteuil a disparu à la suite de la grande crue de 1910 qui entraîna une restructuration complète des berges de la Seine, et le charmant Hôtel Roy, quasi-banlieusard, niché entre les fortifications et la voie de chemin de fer en contrebas, a été démoli (sans que personne ne le remarque) vers 1960.
Toutefois, les plaisirs de la découverte ne manquent pas pour le flâneur, telle la juxtaposition près de la rue La Fontaine (rebaptisée Jean-de-La-Fontaine en 2004) de l’immeuble Trémois de Guimard datant de 1910 et d’une crèche des années 1890.[5]
Surnommé « Le Far West de Paris » par le journaliste et homme de lettre Léo Claretie, Auteuil a connu une croissance aussi spectaculaire que celle des villes de la « frontière » américaine : elle comptait 1 077 habitants en 1800, 6 270 en 1856, cinq ans avant son annexion par Paris, et 29 134 en 1901[6]. En 1912, lorsqu’Hector et Adeline Guimard s’installèrent dans leur nouvel hôtel particulier de l’avenue Mozart, la population d’Auteuil atteignait 40 000 habitants ; elle doubla encore lorsqu’ils quittèrent la rue Henri-Heine en 1938. Des fortifications bastionnées datant des années 1840 (qui ne furent démolies qu’après 1910) séparaient le quartier du Bois de Boulogne, tandis qu’un imposant viaduc ferroviaire datant des années 1860 s’étendait le long du boulevard Exelmans — où Guimard avait son domicile et son agence jusqu’au milieu des années 1890, au numéro 64 — jusqu’à la gare d’Auteuil.
Le rythme des chantiers s’accentua vers 1892, entrainant l’élargissement et l’alignement de plusieurs chemins d’origine rurale. Il n’est pas difficile d’imaginer Hector Guimard, âgé de vingt-cinq ans et coiffé d’un chapeau haut de forme, s’enquérir des possibilités de construire le long d’une rue ainsi modernisée.[7]
En chantier pendant quinze ans, l’église paroissiale fut reconstruite en style romano-byzantin et consacrée en 1892.
Il est fort probable que Guimard ait rencontré son auteur, Émile Vaudremer (1829-1914). En effet, le « patron d’atelier » de son propre professeur, Gustave Raulin (1837-1910), vécut jusqu’à la fin des années 1890 dans une maison de sa conception au 93 boulevard Exelmans.[8] Lorsqu’il est intervenu en 1894-1895 sur la galerie Carpeaux, au 39 boulevard Exelmans, Guimard a d’ailleurs pris soin d’utiliser un modèle d’épi de faîtage créé par Vaudremer et proposé sur le catalogue de la tuilerie Muller & Cie[9].
Auteuil offrit à plusieurs générations d’architectes de belles opportunités professionnelles, tant artistiques que pécuniaires.[10] Léon Nozal fut le plus important commanditaire de Guimard, lui confiant aussi bien son hôtel particulier de la rue du Ranelagh (officiellement situé dans le quartier adjacent de la Muette, mais à trois minutes de marche du Castel Béranger, et malheureusement détruit) que ses entrepôts de banlieue ; il fut également son associé en matière de promotion immobilière. Toutefois, Charles Blanche (1863-1937), architecte diplômé habitant le quartier et lui-même ancien élève de Raulin, édifia la maison-atelier du frère de Léon Nozal, toujours existante mais quelque peu « anéantie » dans son contexte actuel.[11] Sur l’étroit terrain en angle aigu en bordure de Seine, à proximité du Pont de Grenelle, Blanche adopta la version élégante et plus retenue de l’Art nouveau promue par Charles Plumet.
Parmi les architectes dépourvus de formation académique mais très présents à Auteuil, citons Ernest Toutain (1845-1923), originaire et résident du quartier, dont les commandes évoluèrent, comme celles de Guimard, de la maison individuelle à l’immeuble collectif.[12] L’architecte Henri Tassu (1853-1937) construisit abondamment dans les quartiers élégants des XVIe et XVIIe arrondissements ainsi qu’à proximité du jardin du Luxembourg, où il s’installa dans un petit hôtel particulier de sa conception. En 1893, il finança et conçut à Auteuil des immeubles d’habitation pour la petite bourgeoisie de part et d’autre de la nouvelle rue Chapu (entre l’avenue de Versailles et le boulevard Exelmans.[13]
C’est autour du vieux village d’Auteuil, relativement inchangé au début du XXe siècle, que gravitèrent les édifices de Guimard, ainsi que ses lieux de résidence.[14] Ses maisons individuelles se trouvent pour la plupart dans ce que l’on peut nommer le « secteur des villas » (secteur C sur le plan) dont le rustique Hameau Boileau et la très chic villa Montmorency, tous deux conçus par l’architecte Théodore Charpentier (1797-1867), étaient les premiers lotissements. Des maisons pittoresques, qui à l’origine avaient souvent servi de résidences secondaires et d’échappatoires à la congestion du centre de Paris, bordaient des rues privées, closes de grilles et portails et se terminant souvent en impasse. Les règlements de lotissement excluaient le commerce de détail, ainsi que les activités industrielles qui s’étaient développées dans les quartiers voisins de Javel et Billancourt. De grandes parcelles non-loties accueillaient des maisons de retraite et de convalescence ainsi que des établissements d’enseignement, dont beaucoup ont survécu. La verdure était abondante, mais, comme partout ailleurs à Auteuil, on ne trouvait aucun jardin public. Dans ce secteur, Toutain et d’autres architectes construisirent des maisons mansardées. Certaines d’entre elles étaient revêtues de pierre meulière et protégées par des clôtures basses en pierre ornées de ferronneries artistiques : ces éléments décoratifs furent réinterprétées par Guimard dans les maisons individuelles qu’il insèrera dans ce tissu urbain : les Hôtels Roszé, Jassedé, Delfau, Deron-Levent et les Villas Roucher. Conçue par l’architecte Paul Sédille (1836-1900), la villa Weber était d’un niveau artistique plus élevé que la normale et la composition de sa façade (malheureusement altérée) semble avoir inspiré Guimard à l’Hôtel Jassedé.[15] À l’instar de Sédille, dont il devait admirer l’énergie à défendre le prestige de la commande privée, souvent mise au second plan par rapport aux édifices publics, Guimard s’intéressa à l’architecture anglaise et s’attacha à promouvoir la polychromie et les matériaux céramiques.
Au-delà du viaduc ferroviaire, le quartier du Point-du-Jour où se trouve une autre « grappe » d’édifices de Guimard, offrait un contraste physique et sociologique frappant.[16]
Marqué par le siège de l’armée prussienne et par la Commune de Paris de 1870-1871, cet ancien hameau juxtaposait habitat populaire et petites usines, comme celle d’extraction de malt où Guimard était intervenu pour le pharmacien Déjardin en 1901.[17] Autre commande soumise à un contexte physique et sociologique très particulier, l’École du Sacré-Cœur, d’allure industrielle par raison d’économie, n’était pas un établissement scolaire mais un patronage qui enseignait le catéchisme et proposait des activités extracurriculaires aux garçons du quartier. Il est possible que ces jeunes aient vécu dans les petites maisons de la villa Mulhouse voisine, un exemple, exceptionnel à Auteuil, d’habitat ouvrier bien conçu et de faible densité.[18] Résidant de l’autre côté du viaduc, la bourgeoisie locale s’aventurait dans ce quartier plus plébéien pour se rendre au petit cimetière cerné de hauts murs. Situé à l’origine devant l’église paroissiale du vieux village, ce cimetière abrite la tombe de Charles Deron-Levent, client de Guimard, fruit d’une collaboration entre l’architecte et sa voisine de l’avenue Perrichont, la sculptrice Jeanne Itasse.[19]
La contribution de Guimard au développement d’Auteuil est particulièrement significative le long et autour de la rue La Fontaine à proximité du Pont de Grenelle, où il édifia huit immeubles de rapport et un petit hôtel particulier (tous existants), ainsi que ses propres ateliers (aujourd’hui disparus).
Cette voie ancienne au tracé fort irrégulier était arborée aux alentours du Castel Béranger, où Guimard osa reprendre le mélange brique-pierre meulière pour un immeuble de rapport. Guillaume Apollinaire (qui s’était installé rue Gros pour être proche de sa bien-aimée, la peintre Marie Laurencin, qui habitait elle-même aux numéros 10 et 32 de la rue La Fontaine)[20] décrit l’emplacement actuel de la Maison de la Radio dans son ouvrage Le flâneur des deux rives de 1918 : « une usine à gaz occupe, avec ses gazomètres, ses différentes constructions, ses montagnes de charbon, ses crassiers, ses petits jardins potagers, un terrain qui s’étend jusqu’à la rue du Ranelagh, à l’endroit où elle est une des plus désertes de l’univers. » Et de poursuivre en évoquant le Dépôt municipal des Beaux-Arts, en face du Castel Béranger :
« Dans la rue La Fontaine, du côté gauche il y a un long mur gris sombre. Une porte qu’on ne franchit pas sans difficultés donne accès dans une cour où quelques poules se promènent gravement. À gauche en entrant, on a entassé de singulières choses qui sont, je crois, les cerceaux des anciennes crinolines. Cette cour est encombrée de statues. Il y en a de toutes formes et de toutes grandeurs, en marbre ou en bronze. […] Le bâtiment de droite est une sorte de musée inconnu où l’on voit un grand tableau de Philippe de Champaigne, un Le Nain : Saint Jacques, beau tableau qui serait bien au Louvre, et un grand nombre de tableaux modernes. Quelques salles sont pleines des christs que l’on a enlevés au Palais de Justice. […] Ce musée fait partie d’une grande cité mystérieuse composée de l’ancien Hôtel des Haricots, derrière lequel se trouve la forêt de réverbères. Il y a aussi la Salle des tirages de la Ville de Paris, et, plus loin, dans une plaine immense, s’élèvent des pyramides de pavés. On les défait sans cesse et on les refait et parfois une de ces pyramides s’écroule, avec le bruit des galets quand la vague se retire. »[21]
Plus loin sur la rue La Fontaine, se trouvait un grand ensemble de bâtiments occupé par une œuvre de charité catholique qui hébergeait et formait des orphelins de la classe ouvrière tout en organisant de grandes fêtes « gymnastiques et militaires.[22] La rue Ribéra adjacente, qui monte vers l’avenue Mozart, était le fief de l’architecte Jean-Marie Boussard (1844-1923), un maître de l’éclectisme grandiose et aguicheur.[23] En face des ateliers de l’avenue Perrichont, l’architecte Joachim Richard (1869-1960) [24] édifia et s’installa dans un immeuble d’habitation revêtu de grés émaillés de style art nouveau par Gentil & Bourdet.[25] Sans doute en raison de cette proximité avec les ateliers de Guimard et probablement de liens amicaux, l’immeuble de Richard a reçu une plaque de numéro de maison (un 15), modèle édité par Guimard à la fonderie de Saint-Dizier à partir de 1908[26]. En 1923, Richard rejoindra Guimard au sein du Groupe des Architectes Modernes. Présent dans la même rue (au n° 14, c’est à dire sur la parcelle mitoyenne des ateliers Guimard) un architecte plus traditionaliste, Deneu de Montbrun, a été l’un des rares confrères à utiliser les fontes ornementales de Guimard sur ses propres immeubles.[27]
Auteuil, malgré ses nombreuses rues portant le nom de peintres et de sculpteurs, n’était pas un haut lieu de l’avant-garde comme Montmartre ou Montparnasse, et les artistes établis préféraient construire des maisons-ateliers dans le XVIIe arrondissement. C’est la modicité des loyers et le confort du Castel Béranger, et non pas son architecture, qui incitèrent Paul Signac à s’y installer.[28] Toutefois un autre occupant de la première heure, l’architecte et décorateur Pierre Selmersheim (1869-1941), fut sensible à l’œuvre de Guimard et s’en inspira.[29] Parmi les voisins appartenant au monde des lettres, se trouvaient Pierre Louÿs et Xavier Privas, le « prince des chansonniers. » En 1896, Fernand Mazade s’installa au 17, rue de Boulainvilliers. Il est probable que de simples relations de voisinage expliquent pourquoi ce poète, sans lien connu avec les architectes ou l’Amérique, écrivit des articles sur le travail de Guimard pour la revue new-yorkaise The Architectural Record.[30]
L’avenue Mozart[31] était la seule artère que le baron Haussmann ait tracé à Auteuil, mais c’était une entreprise modeste comparée au boulevard Malesherbes, où Adeline Oppenheim Guimard vivait avant son mariage. Dans le petit regroupement de la Villa Flore formé par son propre hôtel particulier et l’Immeuble Houyvet, Guimard tira le meilleur parti de parcelles étroites et contorsionnées, et célébra en façade leur angularité. Son installation à l’extrémité sud de l’avenue Mozart coïncida avec celle du métro, et d’activités de loisirs, sous la forme du Mozart Palace, un cinéma de 1 300 places situé à côté de la station Michel Ange-Auteuil.[32] Entre l’hôtel particulier de Guimard et ce carrefour commercial, l’architecte Ernest Herscher (1870-1939) réalisa au 85-87 rue La Fontaine un élégant immeuble d’habitation dont la loggia métallique demeure un très bel exemple d’Art Nouveau.[33] Les deux architectes appartenaient à la Société du Nouveau-Paris, un groupe qui accordait une grande importance à l’insertion de balcons à la fois artistiques et fonctionnels dans les façades d’immeuble.[34]
Alors que l’avenue Mozart incarnait, avec ses commerces et sa ligne de tramway, l’effervescence de la Belle Époque, la rue Henri-Heine, nouvellement rallongée jusqu’à la rue du Docteur Blanche, où Guimard conçut son immeuble le plus luxueux, n’offrait aucune frondaison ou boutiques. La circulation y était purement locale. Guimard ne fut pas le seul architecte à vouloir bousculer l’élégance timorée, voire compassée, qui caractérisait petits hôtels particuliers et immeubles d’appartement à proximité de son ultime résidence parisienne. Au croisement des rues Henri-Heine et Jasmin, donc au cœur de la dernière « enclave Guimard » à Auteuil, Paul Guadet (1873-1931), lui-même résident du quartier, acheva en 1913 un central téléphonique à la fois rationaliste et décoratif, puis Pol Abraham (1891-1966), membre du Groupe des Architectes Modernes tout comme Guimard, édifia une résidence d’étudiantes américaines caractérisée par l’audacieuse courbe de sa salle de lecture.[35] Cette partie d’Auteuil est surtout connue des amateurs d’architecture pour la Fondation Le Corbusier (dont la terrasse offre une belle vue sur l’appartement des Guimard) et la Rue Mallet-Stevens. Relevons ici un paradoxe qui incite à réfléchir sur la place de Guimard dans l’histoire de l’architecture. Alors qu’il testait son système de préfabrication économique au square Jasmin[36], les résidences des deux ténors du modernisme français reflétaient le snobisme et l’exclusivité de cette partie d’Auteuil !
Imaginatifs et dynamiques, mais solidaires de leur environnement, les édifices de Guimard se lovent donc dans de multiples Auteuils. Chacun des cinq groupements décrits ici reflète des identités visuelles et sociales spécifiques, auxquelles il s’est plié et qu’il a façonné en retour. Guimard a été influencé — tant en matière de stratégie professionnelle, de typologie résidentielle, et de parti décoratif — par le travail d’ architectes qui l’ont précédé sur le même territoire; en même temps, son œuvre a inspiré et encouragé d’autres concepteurs. Mais laissons le dernier mot à Guillaume Apollinaire, en paraphrasant son célèbre poème de 1912, Le pont Mirabeau. Dans ses chers et multiples Auteuils,
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont, Guimard demeure.
Isabelle Gournay
Traduction initiale : Alan Bryden
[1]– Cf. Marie-Claude Paris, De Lyon à Paris, Hector Guimard et des proches : famille voisins et clients, article paru sur le site du Cercle Guimard, 15 juillet 2020.
[2]– Il est sans doute exagéré d’affirmer, comme l’a fait Claude Frontisi (dans « Hector Guimard entre deux siècles, » Vingtième siècle, revue d’histoire, janvier-mars 1988, p. 61) que Guimard était « prisonnier d’une aire géographique ». Il est certain, en revanche, qu’il a bénéficié de peu d’opportunités pour les commandes commerciales et religieuses et d’aucune pour les bâtiments publics.
[3]– John Adams a été le second président des États-Unis de 1797 à 1801.Voir The Adams Family in Auteuil, 1784-1785, As Told in the Letters of Abigail Adams, sous la direction de Howard C. Rice Jr., Boston, Massachusetts Historical Society, 1956 https://archive.org/details/adamsfamilyinaut00adam
[4]– Desservi tardivement en 1913 par la ligne 10 du métro, le quartier d’Auteuil a reçu des accès découverts Guimard plus simples que l’édicule de la Porte Dauphine. Emblématique du style Guimard, celui-ci se trouvait au bout de l’ultrachic avenue du Bois de Boulogne (actuellement avenue Foch). De là, on parvenait à la plus majestueuse entrée du Bois de Boulogne. À Auteuil, cette relative simplicité des accès convenait mieux à l’esprit bourgeois du quartier. Rappelons qu’avant même le premier chantier du métro en 1900 (et donc sans qu’il soit alors question du style qui allait être adopté), les conseillers municipaux des « beaux quartiers » étaient parvenus à faire remplacer les édicules prévus sur les grandes avenues du nord du XVIe arrondissement par des accès découverts.
[5]– Conçue par Charles Dupuy (1848-1925), qui habitait près du Trocadéro, cette garderie est évoquée dans L’Architecture, n° 40, 20 octobre 1897, p. 362-63.
[6]– Léo Claretie, Le Far West de Paris, Société historique d’Auteuil et de Passy : Première exposition d’histoire et d’archéologie du XVIe arrondissement au Musée Guimet (du 1er au 27 juin 1904), Paris, à la bibliothèque de la société, 1905. Auguste Doniol, Histoire du XVIe arrondissement de Paris, Paris, Hachette, 1902, p. 167. De 1878 à 1888, le conseiller municipal élu d’Auteuil, Léopold Cernesson (1831-1889), était un architecte.
[7]– Pour une photographie de Guimard coiffé d’un haut-de-forme et à l’allure élancée devant le Castel Béranger, cf. Philippe Thiébaut et al., catalogue de l’exposition Guimard, Paris, Gallimard, Réunion des musées nationaux, 1992, p. 166.
[8]– Cf. Alice Thomine, Émile Vaudremer 1829-1914, Paris, Picard, 2004, p. 156-57. Vaudremer s’est ensuite installé près du Palais du Trocadéro dans un immeubles de rapport de sa conception. Charles Girault, architecte du Petit Palais, et Auguste Perret habitaient à proximité, également dans des immeubles dont ils étaient les auteurs.
[9]– Cf. à paraître, F. Descouturelle et O. Pons, La Céramique et la lave émaillée d’Hector Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2021.
[10]– Pour une étude systématique des architectes travaillant dans la banlieue ouest de Paris, dont Guimard, cf. C. Jubelin-Boulmer, F. Hamon, D. Hervier et P. Ayrault, Hommes et métiers du bâtiment, 1860-1940 : L’exemple des Hauts-de-Seine, Cahiers du patrimoine 59, Paris, Éditions du patrimoine, 2001.
[11]– Charles Blanche habita au 21 et 46 avenue Mozart et au 10 Avenue Ingres.
[12]– Pour une liste des œuvres d’Ernest Toutain, cf. Anne Dugast et Isabelle Parizet, Dictionnaire par noms d’architectes des constructions élevées à Paris aux XIXe et XXe siècles, Première série, période 1876–1899, 5 vols, Paris, Service des travaux historiques de la Ville de Paris, t. IV, 1996, p. 108–9. Collectionneur de cartes et documents anciens sur Auteuil, Toutain habita au 32 rue Molitor et au 4 rue Erlanger. Plusieurs de ses maisons et écuries d’Auteuil furent illustrées dans J. Lacroux et C. Détain, Constructions en briques : La brique ordinaire au point de vue décoratif, Paris, Ducher et Cie, 1878. Le bel immeuble de rapport de 1913 conçu avec son fils Edmond au 133, boulevard Exelmans (donnant également sur le boulevard Murat) est illustré dans Gaston Lefol, Immeubles modernes de Paris : Façades-plans-sculptures, Paris, Ch. Massin, 1928, pl. 56-58.
[13]– Sur la rue Chapu, cf. Doniol, Histoire du XVIe arrondissement, p. 224. On se souvient de Tassu (voir la liste dans Dugast et Parizet, Dictionnaire par noms, vol. 4, p. 100) pour son opulent immeuble de 1906 situé sur les rues Spontini, Benjamin Godard et Mony dans le quartier de la Porte Dauphine du XVIe arrondissement. Maxime Decommer illustre l’hôtel particulier de Tassu, rue le Verrier, dans son exposé sur les résidences conjuguées aux lieux de travail de Guimard et de ses pairs ; Decommer, Les architectes au travail : L’institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, 234.
[14]– Dans le cadre de la Société historique d’Auteuil et de Passy, à laquelle il a adhéré en 1892, Guimard a rassemblé des vestiges de l’ancienne église dans le presbytère de la paroisse, comme l’illustre Georges Vigne, Hector Guimard, Éditions Charles Moreau & Felipe Ferré, 2003, p. 52.
[15]– Charles Naudet, qui habitait au 71 rue d’Auteuil, fut également actif rue Erlanger. Cf. Lacroux et Détain, Constructions en briques, pl. 31, et Dugast et Parizet, Dictionnaire par noms, vol. 4, p. 7.
[16]– L’architecte Charles Devinant habitait rue Claude Lorrain. Associé au Boulonnais Henri Désiré Poigin, il fut actif dans tout Auteuil de 1880 à 1900 environ. Cf. Philippe Thiébaut et al., catalogue de l’exposition Guimard, Paris, Gallimard, Réunion des musées nationaux, 1992, p. 57 pour un détail Art nouveau par l’agence de Devinant au 77 rue Boileau. Cf. aussi Dugast et Parizet, Dictionnaire par noms, vol. 2, p. 28-29.
[17]– De 1873 à 1882, Haviland a opéré un atelier de céramique au 116 rue Michel Ange, et Maximilien Luce (qui a également peint le Viaduc d’Auteuil) habitait au 102, rue Boileau vers 1900. En 1914, Auguste Perret a réalisé une maison-atelier pour Théo Van Rysselberghe, au 14 rue Claude Lorrain (voir dessins, Cité de l’Architecture, Objet PERAU-063) qui a été beaucoup modifiée.
[18]– Cf. les essais de Françoise Hamon, Maisons ouvrières, et Pauline Prévost-Marcilhacy, Villa Mulhouse, dans Isabelle Montserrat Farguell et Virginie Grandval, dir. Hameaux, villas et cités de Paris, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1998, p. 166-170 et p. 182-185. Marie-Jeanne Dumont (Le logement social à Paris 1850-1930, Les habitations à bon marché, Liège, Mardaga, 1991, p. 179) ne mentionne que deux exemples de logements sociaux dans le XVIe arrondissement (53, rue Chardon Lagache et 87, rue Boileau), tous deux de 1911.
[19]– Cf. Vigne, Hector Guimard, p. 328. Itasse est née la même année que Guimard et est morte un an plus tôt. En 1893, ses œuvres ont été exposées au Women’s Building de l’Exposition universelle de Chicago. Guimard possédait l’une de ses œuvres, un buste féminin en céramique, exposé sur la cheminée de son cabinet de travail au Castel Béranger.
[20]– Le poète qui avait donc quotidiennement sous les yeux des architectures de Guimard ne semblait pas les apprécier outre mesure. Cf. F. Descouturelle et O. Pons « National », « Style Nouveau », « Architecte d’Art », Style Guimard » et « Style Moderne », les qualificatifs appliqués par Guimard à son œuvre et leur postérité, article paru sur le site du Cercle Guimard.
[21] Guillaume Apollinaire, “Le Flâneur des Deux Rives” Éditions de la Sirene, Paris, 1918 consulté sur
https://www.gutenberg.org/files/55533/55533-h/55533-h.html
[22]– Cf. Maxime Du Camp, « La Charité privée à Paris, L’orphelinat des apprentis, » Revue des deux mondes, n° 3, 1er août 1883, p. 578-612, où cet écrivain réputé, comme de nombreux observateurs extérieurs, prédit la disparition complète de l’Auteuil historique. Sur cette organisation toujours implantée rue Jean-de-la-Fontaine, cf. https://www.apprentis-auteuil.org/
[23]– Boussard (voir Dugast et Parizet, Dictionnaire par Noms, vol. 1, p. 64-65), dont le bureau est enregistré au 26 rue Ribéra en 1888 et au 38 rue Ribéra en 1891, travaillait également pour l’administration des Postes et collaborait régulièrement au Moniteur des architectes. Ses immeubles d’habitation « protégés », rue Ribéra, 5 rue Dangeau, 76-78 avenue Mozart et 1 rue de l’Yvette, tous situés à proximité des deux dernières résidences de Guimard, font l’objet d’une évaluation concise mais compétente dans Protections patrimoniales, 16ème arrondissement (téléchargeable sur http://pluenligne.paris.fr/plu/sites-plu/site _statique_37/pages/page_783.html ). Les immeubles d’habitation du 8 ter rue La Fontaine, près du Castel Béranger, et du 64 rue La Fontaine, à côté de l’hôtel Mezzara de Guimard, sont des exemples étonnamment sobres de l’œuvre de Gustave Rives. Un architecte employé par le Département de la Seine, François-Albert Allain, résidait depuis longtemps au 6 rue La Fontaine. Il effectuait des petits travaux et concevait de petites structures à Auteuil, tâches auxquelles Guimard a également eu recours lorsque les autres sources de travail étaient limitées.
[24]– Élève de Victor Laloux et d’Anatole de Baudot, Richard habitait rue du Ranelagh depuis la fin des années 1890. L’hôtel particulier de 1906 qu’il a conçu avec Eugène Audiger au 40 rue Boileau pour le peintre Lucien Simon a subi des modifications importantes. Cf. Joachim Richard, notice biographique (Mathilde Dion), notice sur le fonds et sur l’architecte (Éric Furlan), Cité de l’Architecture, consulté le 22 novembre 2019, https://archiwebture.citedelarchitecture.fr/pdf/asso/FRAPN02_RICJO_BIO.pdf
[25]– Alphonse Gentil et Eugène Bourdet, eux aussi élèves de Laloux à l’École des Beaux-Arts, ont fondé en 1901 à Boulogne (dans une ancienne villa construite par Guimard), une entreprise de grès émaillé proposant des produits similaires à ceux de Bigot, dans une palette de couleurs plus restreinte.
[26]– Cette plaque a été volée puis, quelques années plus tard, donnée au musée d’Orsay.
[27]– Évoluant d’un style éclectique vers un Art nouveau mesuré, Deneu de Montbrun est l’auteur de plusieurs immeubles dans le quartier, notamment 32 rue La Fontaine (1905), 77 rue Boileau, 21 et 23 avenue Théophile-Gautier. Cf. F. Descouturelle, Les fontes ornementales de l’architecte Hector Guimard produites à la fonderie de Saint-Dizier, mémoire de Master II, sous la direction de J.-F. Belhoste, EPHE, 2015.
[28] Cf. Philippe Thiébaut, « Art nouveau et néo-impressionnisme, Les ateliers de Signac, » Revue d’art, n° 92, 1991, p. 72-78.
[29]. L’influence de Guimard sur Pierre Selmersheim, inscrit à l’École des Beaux-Arts dans les mêmes années et dont le frère cadet Tony était architecte d’intérieur et collaborateur de Charles Plumet, est visible dans les dessins de cheminée et de porche de maison de Selmersheim, publiés dans Victor Champier, Documents d’atelier : Art décoratif moderne, Paris, Librairie de la revue des arts décoratifs et industriels, 1898 ; et Champier, Modèles nouveaux pour les industries d’art, Paris, Librairie de la revue des arts décoratifs et industriels, 1899, dossier Selmersheim, Documentation, musée d’Orsay. La femme de Pierre Selmersheim, Jeanne, peintre, l’a quitté pour Signac.
[30]-Dans The Architectural Record, Mazade signa “A French Dining Room of the Upper Middle-Class Type,” juillet-septembre 1895, p. 33-34 ; “Sculpture as Applied to the External Decorations of Paris Houses,” octobre 1896, p. 134-43 ; “An ‘Art nouveau’ Edifice in Paris, L’immeuble Humbert de Romans, Hector Guimard, Architect,” mai 1902, p. 53-66 ; “Les Mairies de Paris,” avril 1898, p. 401-25 ; “Living in Paris on an Income of $3000 a Year,” part 1, avril 1903, p. 349-57, part 2, mai 1903, p. 423-32, part 3, juin 1903, p. 548-5424 .
[31]– Parce qu’elle est bordée d’arbres sur toute sa longueur, la « rue » Mozart fut renommée « avenue » Mozart en 1911.
[32]– Le Mozart Palace a été transformé en Monoprix.
[33] Voir Henri Sauvage 1873-1932. A.A.M. Bruxelles et S.A.D.G Paris, 1976, p.218.
[34]– Diplômé de l’École des Beaux-Arts en 1898, Herscher habitait près du Trocadéro, où se trouve son immeuble Art nouveau le plus connu et le plus orné, au 39 rue Scheffer.
[35]– Voir par exemple l’hôtel particulier de 1925 situé juste à côté de l’immeuble de Guimard, où les architectes Félix Dumail et Jean Hébrard, auteurs de belles cités-jardins contemporaines, ne semblent ne pas avoir été du tout inspirés par le style « néo-Gabriel » sur lequel leur client a dû insister.
[36]– Voir Barry Bergdoll « Signature vs. Standardization : Guimard and Prefabrication » Hector Guimard. Art Nouveau to Modernism, sous la direction de David A. Hanks, New Haven : Yale University Press, 2021, pp. 164-176
Nous présentons dans cet article le résumé du mémoire de Master 1 Patrimoine et musées, qu’a récemment soutenu Mme Adèle Roussel à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction d’Éléonore Marantz. Elle nous avait contacté en février 2021 et, comme nous le faisons régulièrement pour des étudiants, nous l’avons renseignée en lui demandant de nous envoyer, le moment venu, le résumé de son mémoire.
Présentation du sujet de recherche
Si le corpus des réalisations architecturales d’Hector Guimard est parfaitement connu, si les recherches sur l’architecte se sont affinées et consolidées au cours des cinquante dernières années, Guimard peut être abordé sous l’angle de la redécouverte de son œuvre par une étude saisissant le chemin parcouru de la constitution des savoirs à la reconnaissance, des destructions aux protections, de la valorisation à la promotion. Ce travail tâche de comprendre par quels moyens l’architecture de Guimard, louée autant que rejetée, avant d’être mal aimée, détruite, s’est métamorphosée en « objet culturel », construisant histoire et conscience patrimoniale. Autrement dit, cette étude entend analyser le processus de patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard.
Pour saisir le passage d’un « Style Nouille »[1] à une « Architecture souriante »[2] et analyser convenablement le cas de Guimard, une organisation chrono-thématique de l’argumentation est apparue comme la plus appropriée. Les premiers défenseurs d’Hector Guimard et de son architecture font entendre leur voix dès les années 1960, une décennie paradoxale au cours de laquelle tout commence : dangers, réactions émotionnelles et protections patrimoniales. Une décennie au cours de laquelle tout se poursuit, entre désamour durable et démolitions architecturales. Les tentatives de patrimonialisation débutent doucement, mais leur évolution ne sera réellement palpable qu’à partir des années 1970. Dès lors, des progressions dynamiques et continuelles permises par les actions concrètes d’acteurs aux profils hétéroclites, bouillonnent pour enfin triompher dans les années 1990. C’est le résultat de nombreuses années de recherches historiques et de travaux sur l’architecte, appréciable à l’occasion de la première exposition monographique en France en 1992 qui commémore le cinquantième anniversaire de la disparition d’Hector Guimard. L’œuvre de l’architecte – ou plutôt l’œuvre du métropolitain – ne cesse de se diffuser massivement par l’image et suscite l’intérêt des voyageurs internationaux en lien avec un développement du tourisme culturel qui perçoivent les entrées du métro comme un symbole spécifiquement parisien.
Résumé
Comment résumer la patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard ? Une histoire aussi riche que complexe dont l’analyse côtoie maints champs disciplinaires, autant politiques, économiques, que sociétaux. Une aventure parfois malheureuse et décevante, mais emplie d’espoir puis couronnée de belles victoires. C’est un récit sans conteste évolutif, d’abord notablement long à se mettre en place avec une légitimité périlleuse à s’imposer. Puis, une fois le processus enclenché, c’est promptement que les étapes se succèdent. Les regards changent, l’histoire du goût évolue, les actions se multiplient. L’étude de la patrimonialisation de l’œuvre de l’architecte commence dès les années 1960, décennie intéressante pour les manques de considération qui se heurtent aux premières initiatives personnelles. Cela s’engage avec un goût d’amertume pour l’architecture Art nouveau. Hâtivement, ce mouvement est rejeté, haï, méprisé et moqué. Ces réactions fortes et violentes sont contextuelles : l’Art nouveau était associé à la guerre et le désir de s’éloigner de tout ce qui était moderne se manifestait. Hector Guimard, tombé en désuétude par un concours de circonstances lié au manque d’archives et à une ignorance entretenue par une dispersion de ses collections, est lourdement détruit. Son œuvre subit les affres des cycles de démolitions dès la fin des années 1950. Cette décennie 1960 est le moment où ces actes sont jugés injustes et condamnables. La presse écrite devient alors le vecteur privilégié pour s’insurger, comme en témoigne la campagne lancée en vain pour la sauvegarde du Castel Henriette. C’est un moment où se cristallisent émotions et réactions collectives, symbolisant l’entrée de l’œuvre d’Hector Guimard dans la chaîne patrimoniale dont le mécanisme est analysé par la sociologue Nathalie Heinich[3]. Ce phénomène également observable à l’international, voit se déployer un cas similaire avec la Maison du Peuple de Victor Horta à Bruxelles, démolie en 1965. En parallèle se forme un premier collectif d’« Hectorologues », acteurs engagés dont la volonté de faire reconnaître l’œuvre de l’architecte est déterminée. L’année 1968 est marquée par l’exceptionnelle découverte de dessins constituant le fonds Guimard sous la houlette d’Alain Blondel et d’Yves Plantin, favorisant un pas de plus vers la connaissance. Du côté des politiques publiques, le temps est bien plus long. Une première liste de campagne thématique est dressée en 1963 à l’initiative d’André Malraux dans l’optique de valoriser des architectures représentatives des XIXe et XXe siècles. Le choix des édifices est délégué à la Commission des monuments modernes, créée à cet effet et dirigée par Maurice Besset et Ionel Schein. Par la suite, la Commission supérieure des monuments historiques octroie des mesures d’inscriptions au Castel Béranger, à l’hôtel particulier de Guimard et à la synagogue de la rue Pavée entre 1964 et 1965. Le milieu des années 1960 est aussi favorable pour une poignée d’entrées du métropolitain qui est inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Une notable étape quant à la reconnaissance de l’œuvre de l’architecte à l’échelle de l’État. Une phase qui, par ailleurs, s’inscrit dans une première extension de la notion de « patrimoine » qui est de l’ordre chronologique[4]. De l’Antiquité jusqu’aux ouvrages modernes en passant par le Moyen-Âge, la fourchette chronologique n’a cessé au fil du temps d’être plus ouverte. Enfin, cette décennie voit aussi se développer de nouvelles approches historiographiques parmi lesquelles le domaine culturel est davantage pris en compte.
L’histoire d’Hector Guimard et de son œuvre se construit et s’enrichit à partir des années 1970 et dans les décennies qui suivent. Ses réalisations atteignent une légitimité, leur esthétique est de nouveau progressivement appréciée s’inscrivant dans une évolution de l’histoire du goût. L’œuvre de l’architecte suscite curiosité et intérêt, son corpus se constitue, son histoire est explorée et contée par l’écriture, les travaux approfondis se multiplient et présentent régulièrement au grand jour de nouvelles découvertes. La première exposition consacrée exclusivement à Hector Guimard se tient au Museum of Modern Art en 1970. L’architecte – pas nécessairement plus connu à New-York qu’à Paris – avait déjà fait l’objet dans ce musée de plusieurs expositions thématiques depuis 1936. En 1971, l’exposition du MoMa est déplacée au musée des Arts Décoratifs de Paris, mais la forme demeure bien différente : les réalisations de l’architecte sont alors confondues avec celles d’autres créateurs. Plus tard, l’extension chronologique de la notion de patrimoine se poursuit et s’affirme avec la nouvelle campagne de protection de Michel Guy consacrée aux architectures du XIXe et du XXe siècle de manière élargie, entraînant cinq inscriptions pour Hector Guimard. La fin des années 1970 est marquée par l’importante campagne de protection de toutes les entrées Guimard du métropolitain : l’ensemble des ouvrages subsistants est inscrit par un arrêté collectif en 1978. Alors jusque-là considérées comme relevant davantage d’éléments de mobiliers urbains, les entrées du métropolitain font l’objet d’un nouvel intérêt allant de pair avec un autre élargissement de la notion de patrimoine, une extension catégorielle[5].
Dans les années 1980, l’intérêt à l’égard des réalisations d’Hector Guimard est grandissant, elles sont défendues par le modèle associatif, photographiées, immortalisées. Le patrimoine est au cœur de nombreuses initiatives, l’année 1980 est désignée « Année du Patrimoine ». La patrimonialisation d’Hector Guimard connaît un moment clé en 1992 pour plusieurs raisons. D’abord, la première exposition monographique sur l’architecte en France se tient au musée d’Orsay. Entre complexité et vision commune, l’exposition se veut différente de celles précédemment effectuées. C’est un moment où l’état des connaissances sur l’architecte est particulièrement avancé, traduisant d’un important contraste avec l’ignorance des décennies passées. Par ailleurs, l’année 1992 voit également l’octroi d’une mesure de classement intégral par décret le 31 juillet, celle du célèbre Castel Béranger. C’est une étape importante dans l’histoire de l’œuvre d’Hector Guimard souffrant néanmoins d’un manque de représentativité dans un musée qui lui serait dédié. Un manque de représentativité qui se ressent également dans la diffusion de son ensemble. En effet, les réalisations pour le métropolitain font l’objet d’une communication très privilégiée et sont massivement diffusées par l’image. Laissées à l’inspiration des illustrateurs ou mises en scène comme décor et photographiées pour des publicités, les entrées du métro sont associées à la capitale française. Les diffusions se font aussi matériellement car les entrées Guimard participent à différents échanges culturels entre la RATP et des compagnies de métro étrangères, contribuant à enrichir la connaissance d’une petite partie de l’œuvre de l’architecte à l’international.
Au fil du temps, les destinations touristiques sont de plus en plus nombreuses, et les voyageurs de plus en plus présents, cela devient un phénomène mondial. Le tourisme international naît au XXe siècle, il ne cesse d’être plus croissant depuis les années 1950 et explose dans les années 2000. Plusieurs types de tourisme vont même se dessiner, le tourisme culturel apparaît dès les années 1960, certainement en lien avec les préoccupations des institutions internationales telles que l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), l’UNESCO ou l’ICOMOS à l’égard des identités territoriales et culturelles des populations locales et de leurs interactions[6]. L’important développement du tourisme culturel va induire des valorisations patrimoniales de la part des territoires, le patrimoine devient donc progressivement une ressource exploitée par les acteurs locaux[7]. Aussi, le patrimoine a acquis une nouvelle finalité : celle de constituer un intérêt touristique à l’égal d’une industrie[8]. Cela va de pair avec la diffusion massive de l’image à l’échelle mondiale pour favoriser l’attrait et le désir des voyageurs en leur montrant par divers supports, les lieux ou objets emblématiques d’un site. La question de l’image est intéressante car elle participe de manière significative à la construction d’une patrimonialisation. La géographe Maria Gravari-Barbas expose en effet que « Les images sont au cœur du processus de patrimonialisation : la diffusion des images d’objets, monuments, sites ou paysages contribue à leur « mise en désir » et joue un rôle souvent décisif dans leur constitution en tant que patrimoines »[9]. Il semblerait que l’image purement touristique par la représentation d’objets entourant l’architecture d’Hector Guimard demeure assez fragile. Il existe une collection de diverses représentations touristiques de son œuvre à retrouver un peu partout dans la capitale, néanmoins, l’échelle de cette production n’atteint guère l’ampleur des monuments dits incontournables tels que la cathédrale Notre-Dame de Paris, l’Arc de Triomphe, la basilique du Sacré-Cœur, et moins encore la tour Eiffel qui tient la première place. Par ailleurs, il est incontestable que l’œuvre de l’architecte souffre à nouveau d’un manque de représentativité, les ouvrages ornant les entrées du métropolitain parisien constituant pratiquement l’exclusivité de l’image touristique. Cette image qui est véhiculée est celle d’une ambiance, d’une atmosphère liée à un Paris d’antan, un charme ancien connu et reconnu à l’international. L’ensemble de l’œuvre de l’architecte est encore restreint à ces réalisations, ne favorisant en rien la connaissance de l’intégralité de son travail.
Finalement, la patrimonialisation de l’œuvre de l’architecte s’est constituée à mesure que la notion de patrimoine s’est elle-même développée. Elle a suscité un intérêt massif et grandissant au fil des décennies, le nom d’Hector Guimard est aujourd’hui bien connu. Malgré tout, l’ensemble de son œuvre demeure associé et réduit aux seules entrées du métropolitain, mobilier urbain très familier aux yeux des Parisiens qui ont chaque jour l’habitude de les apercevoir ou de les franchir. Par ailleurs, l’état de toutes les protections au titre des monuments historiques existantes demeure notoirement insuffisant pour les réalisations d’Hector Guimard, la grande majorité étant des mesures d’inscriptions en façades-toitures uniquement. Aussi, il est possible de conclure que, d’une certaine manière, la patrimonialisation de l’œuvre d’Hector Guimard est toujours en construction et demeure pour l’heure inachevée.
Remerciements
Je tiens à remercier chaleureusement le Cercle Guimard, Frédéric Descouturelle, Alain Blondel et Laurent Sully Jaulmes pour le temps qu’ils m’ont consacré, pour les échanges fascinants et leur bienveillance. Un grand merci également à Agathe Bigand-Marion pour ses nombreux conseils, pour ses propos riches et passionnés qui furent tout à fait éclairants pour mes recherches.
Enfin, mes remerciements vont aussi naturellement à Monsieur François Loyer pour son précieux temps et ses connaissances qui furent essentielles pour nourrir mes réflexions et construire mon argumentation.
Adèle Roussel
Notes
[1] Expression méprisante qui a vu le jour dans les années trente et qui continue à être employée par les non-connaisseurs de ce style.
[2] Expression employée par des spécialistes de l’UNESCO pour qualifier positivement l’Art nouveau, « Architecture souriante » qui rappelle une esthétique de « joie de vivre » dans : Hans-Dieter Dyroff, « Architecture souriante » Projet international d’étude et d’action », Revue Museum international publiée par l’UNESCO, n°167, 1990, page 182.
[3] Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2009.
[4] Ibid., page 17.
[5] Ibid., page 18.
[6] Voir : Saskia Cousin, « Le « tourisme culturel », un lieu commun ambivalent. » Anthropologie et Sociétés, volume 30, numéro 2, 2006, pp. 153-173.
[7] Voir : Maria Gravari-Barbas, Sébastien Jacquot, Atlas mondial du tourisme et des loisirs, Du Grand Tour aux voyages low cost, Paris, Ed. Autrement, 2018, page 46.
[8] Voir : Robert Hewison, The Heritage Industry: Britain in a Climate of Decline, Londres, Methuen, 1987.
[9] Maria Gravari-Barbas (dir.), Le patrimoine mondial, mise en tourisme, mise en images, Paris, Ed. L’Harmattan, 2020, page 5.
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