À la suite de l’exposition de 1900, qui a vu le triomphe d’Émile Gallé avec son mobilier « Aux ombelles », de Louis Majorelle avec l’ensemble « Aux nénuphars » ainsi que le succès, cette fois incontesté, du pavillon de L’Art Nouveau Bing, un certain nombre de maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine se sont lancées dans l’aventure du nouveau style. Mais, alors que pour la plupart des fabricants, faute d’archives, les connaissances sont très fragmentaires, il en va tout autrement pour la maison Soubrier.
En effet, en 2017, les descendants de la famille Soubrier ont fait don au musée des Arts Décoratifs[1] de l’intégralité du fonds d’archives de la maison. Constitué de plus de six cent registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, dessins, photographies et plans, ce fonds est exceptionnel par son ampleur et sa diversité et constitue une source d’une richesse inestimable pour le chercheur. Son étude permet de faire revivre cette entreprise emblématique du Faubourg Saint-Antoine, et d’appréhender le fonctionnement d’une maison d’ameublement traditionnelle de 1818[2] jusqu’à la fin des années 1960. Elle existe d’ailleurs toujours, à la même adresse au 14 rue de Reuilly, tout en ayant modifié son activité[3].
Façade de la maison Soubrier, 14 rue de Reuilly à Paris. Photo Michèle Mariez.
Sa production était de deux ordres : l’une, haut de gamme, constituée de créations réalisées sur mesure répondait aux commandes particulières d’une clientèle privilégiée ; l’autre, de petites séries mais toujours d’excellente qualité, était destinée à la bourgeoisie aisée. Entré dans la société en 1859, Louis Soubrier, en négociant et chef d’entreprise avisé, a su diversifier sa production et en faire l’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine dans les années 1890. Son fonds était alors constitué de modèles de styles historiques qui, en cette fin de siècle faisaient une part particulièrement belle au style Renaissance. Le dressoir présenté par l’antiquaire belge De Houtroos en constitue un exemple d’autant plus intéressant que le dessin correspondant a été retrouvé dans les registres de modèles du fonds d’archives. Il constitue un exemple de la façon dont des maisons comme Soubrier s’adonnait à la copie de meubles célèbres. Il s’agit ici de la reproduction fidèle, à quelques détails près, du Dressoir de Joinville, daté de 1514, conservé au château d’Ecouen. La complexité du décor sculpté témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance en noyer, vendu par l’antiquaire De Houtroos à Erpe-Mere en Belgique (https://www.houtroos.com). Photo De Houtroos, droits réservés.
Maison Soubrier, dressoir Renaissance, mentions manuscrites « M. Maus », « le 17 juillet 03 », Soub 41, Composition n° 28, dessin 18083, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
À la même époque, la maison continuait à commercialiser des pièces qui relèvent du style opulent et plein de fantaisie du Second Empire comme ce pouf à piètement en forme de cordages entrelacés dont un exemplaire a été livré pour le Domaine privé de l’Empereur au château de Compiègne et installé dans le salon de musique de l’Impératrice[4], représentatif de ce style toujours aussi apprécié sous la Troisième République. Un dessin très proche de ce modèle, que l’on peut donc faire remonter au Second Empire, a été retrouvé dans les registres Soubrier. Ce pouf, qui a pu être édité par d’autres fabricants, a connu un certain succès : le musée des Arts décoratifs en présente un modèle, un autre est conservé au Mobilier national (n° d’inventaire : GMT 12185).
À gauche : pouf en bois sculpté et doré, satin et coton brodé, haut. 0,45 m, diam. max. 0,585 m, musée des Arts Décoratifs, n° d’inventaire : 36648, don baronne Juliette de Presle. Photo Les Arts Décoratifs, Paris/Jean Tholance, droits réservés.
À droite : maison Soubrier, menuiserie d’un pouf, s.d., Soub 2, Sièges n° 2, dessin 1197, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Enfin, la maison, attentive aux injonctions de la mode et soucieuse de répondre aux demandes de sa clientèle, proposait également une gamme de meubles inspirés de l’Orient, japonisants notamment. Après le décès de Louis Soubrier, en 1895, ses deux fils, sous la raison sociale François et Paul Soubrier, ont creusé le sillon tracé par leur père et ont mis en production des meubles de style Art nouveau.
Le corpus Art nouveau de la maison Soubrier est essentiellement constitué de dessins réalisés de 1899 à 1907. Ceux-ci sont pour la plupart accompagnés d’annotations, sous forme de noms de clients et de dates qui indiquent que les meubles ont été réalisés. Il en va de même pour l’adjectif « adopté », qui figure sur de nombreux feuillets : dans les codes de la maison, il signifiait que le dessin avait été validé par le client. On trouve ces dessins dans seize registres intitulés Compositions, ce qui représente environ deux cent vingt modèles de meubles de tous types. S’y ajoutent une vingtaine de modèles présentés dans le registre nommé Meubles n° 7, qui n’est pas daté. Il s’agit d’une production assez minime en proportion du nombre de dessins conservés dans le fonds qui compte environ quatre-vingts registres contenant en moyenne huit cents dessins, avec toutefois des répétitions d’un registre à l’autre. Ce corpus Art nouveau présente une majorité de buffets, de lits et de dessertes. On y trouve également toutes les autres pièces de mobilier destinées à équiper un intérieur bourgeois confortable, meubles d’entrée, bureaux, bibliothèques, jusqu’à des cheminées et même une cabine d’ascenseur. Il y a peu de commodes car, à l’époque on leur préférait les armoires. De façon curieuse, on n’y trouve aucune sellette alors que ce type de meuble était alors fort prisé.
Maison Soubrier, cabine d’ascenseur, pour le fabricant d’ascenseur Samain, mentions manuscrites : « M. Samain », « 26 [septembre] 1901 », Soub 38, dessin n° 15801, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cheminée et trumeau, mentions manuscrites « M. Bauilhac », « le 28 juillet 1900 ». Soub 36, Composition n° 23, dessin n° 14755, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts décoratifs. Photo M. M.
L’intérieur de cette cheminée est un modèle en grès émaillé de l’architecte Charles Génuys, conçu vers 1897 puisqu’il a été présenté à cette date au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA). Il figurait sur le catalogue (pl. 41) de la société Muller & Cie à Ivry[5] qui le vendait (avec le manteau également en grès émaillé) pour 330 F-or. Sa présence sur cette cheminée montre que la maison Soubrier se tenait au courant des développements du style moderne et n’hésitait pas à les intégrer à ses propres créations.
Intérieur de cheminée par Charles Génuys, produit par Muller & Cie à Ivry. Vente Sotheby’s Paris, 16 février 2013, lot n° 75. Coll. Part. Photo Sotheby’s Paris.
Et parfois même, elle allait jusqu’à plagier certains modèles de meubles publiés dans les revues d’époque comme ce siège de Henry Van de Velde,
À gauche : chaise de chambre à coucher par Henry Van de Velde. L’Art Décoratif, n° 1, octobre 1898, p. 34. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, Fauteuil, 1901-1902, dessin à la plume, 15833, Soub 38, Composition n° 25, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
ou vus dans les expositions comme cette coiffeuse de Louis Majorelle. Le dessinateur Soubrier en a retranché les parties latérales et ajouté sa touche : il a accentué l’aspect spectaculaire du miroir en l’intégrant dans un cercle formé par une fine tige de bois recourbé dont naissent de part et d’autre, à mi-hauteur, deux rejets supportant deux tablettes arrondies.
À gauche : coiffeuse par Louis Majorelle, Exposition universelle de Paris 1900. Portfolio Meubles de Style Moderne Exposition Universelle de 1900, publiés sous la direction de Théodore Lambert architecte, pl. 2, s.d., Charles Schmid éditeur. Coll. part.
À droite : maison Soubrier, toilette, 1901-1902, dessin à la plume, 15164, Soub 37, Composition n° 33, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Il ne faut donc pas se leurrer sur la signification de cette fabrication. Plutôt que d’un engagement profond envers le nouveau style, qu’aucun document ne vient valider, il s’agit plutôt pour la maison d’attester de sa modernité et d’élargir sa production en la diversifiant, dans le but de générer de nouvelles commandes. À la même époque, la production japonisante de la maison répond au même impératif. D’ailleurs, lors de l’Exposition universelle de 1900, la maison Soubrier remporte une médaille d’argent en exposant une chambre à coucher Louis XV et des petits meubles Directoire loués par Henri Havard : « si crânes dans leur afféterie et dont les bois de citronniers sont enrichis de porcelaine de Wedgwood. »
Aux dessins évoqués plus haut s’ajoutent quelques pièces parvenues jusqu’à nous : une coiffeuse actuellement présentée par la galerie monégasque Robert Zéhil Gallery, un cabinet appartenant à des particuliers ainsi qu’un ensemble lit et armoire conservé dans une collection privée. Ces meubles ont pour dénominateur commun, un dessin harmonieux ainsi qu’une fabrication extrêmement soignée qui témoigne de la virtuosité des artisans employés par la maison Soubrier, dessinateurs, ébénistes et sculpteurs.
La coiffeuse, qui n’est pas signée, avait été achetée par R. Zéhil aux puces de Saint-Ouen. Elle avait jusqu’à présent été attribuée à Georges Hœntschel (1855-1915), architecte-décorateur, céramiste et grand collectionneur, qui réalisa, notamment, le pavillon de l’Union Centrale des Arts Décoratifs (UCAD) à l’Exposition universelle de 1900 et son célèbre Salon du Bois, actuellement conservé au musée des Arts décoratifs de Paris. Cette attribution reposait sur celle de Laurence-Buffet-Chaillet dans son ouvrage sur le Modern Style[6].
Maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery.
Néanmoins, un dessin[7] retrouvé dans les registres de modèles Soubrier qui propose un « bureau »[8], en tout point semblable à la coiffeuse Zéhil, nous permet de réattribuer ce meuble à la maison Soubrier. L’hypothèse d’une sous-traitance de la fabrication de ce modèle à la maison Soubrier par Hoentschel est peu probable, ce dernier possédant ses propres ateliers qui faisaient travailler cent cinquante personnes.
Maison Soubrier, coiffeuse, mention imprimée « n° 158/bureau art nouveau/vieux noyer ciré, bas-fond bois clair, glace biseautée/Hauteur 1 m 45 — Largeur 0 m 90 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7603, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette attribution à Soubrier est d’ailleurs confirmée par la présence, dans le même registre, d’une photographie d’un ensemble de chambre à coucher avec lit, armoire à glace et coiffeuse présentant le même type de décor de branchages, appliqué sur un placage de loupe ou de ronce.
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique, Soub 11, Meubles n° 7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Cette coiffeuse constitue un bon exemple de la façon dont la maison Soubrier procédait pour mettre au goût du jour une pièce fabriquée dans un style historique et qui faisait partie des classiques de son fonds de commerce. La comparaison avec une coiffeuse de style Directoire[9] conservée par le Mobilier national et livrée le 21 octobre 1909 pour le cabinet de toilette de Mme Fallières à l’Élysée, bien que de date postérieure, est en effet très éclairante.
À gauche : maison Soubrier, coiffeuse, non signée, non datée, haut. 1,46 m. Coll. Robert Zéhil Gallery. Photo Robert Zéhil Gallery. À droite : Maison Soubrier, coiffeuse, 1900-1910, bois de rose, érable, amarante, bronze, haut 1,39 m, larg. 1,10 m, prof. 0,55 m. Coll. Mobilier national, GME/14247. Photo Isabelle Bideau, droits réservés.
La forme générale des deux modèles est la même : sur un plateau sous lequel sont aménagés des tiroirs, est posé un gradin surmonté d’un miroir. Ce qui frappe, si l’on compare les deux modèles, c’est l’élan vertical qui anime le modèle Art nouveau. Ce principe, qu’Émile Gallé, fasciné par la croissance et la vitalité du végétal tenait pour fondateur, est un leitmotiv du nouveau style. Dans cette pièce, il est notamment donné par des pieds en forme de tige nervurée qui jaillissent d’un bouton floral élégamment sculpté. Leur forme en asymptote verticale renforce l’idée de poussée vers le haut.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Le miroir, surélevé par le fait d’être placé sur le gradin, et non directement sur le plateau du meuble, concourt au même effet. La suppression de quatre tiroirs — la version Art nouveau ne conservant que le tiroir central — remplacés par des niches, crée une alternance de vides et de pleins, qui confère à ce modèle beaucoup de légèreté. Un décor inspiré de la nature se substitue à la sobriété du style Directoire : des motifs de branchage aux sinuosités délicates se détachent avec leur ton acajou sur le jaune doré du fond plaqué de loupe. Repris en ronde-bosse, le motif se transforme en console et se noue de façon virtuose pour souligner le haut des pieds du meuble.
Maison Soubrier, coiffeuse (détail), autre exemplaire, vente Gros & Delettrez à Paris Hôtel Drouot le 17/07/2020, lot n° 11, attribuée à Hœntschel. Coll. part. Photo Gros & Delettrez, droits réservés.
Ce motif végétal souligne ainsi la jonction entre les pieds et le plateau, principe décoratif souvent appliqué dans l’Art nouveau. L’imagination du dessinateur, la virtuosité de l’ébéniste qui joue avec les essences de bois utilisées, et le talent du sculpteur, font de ce modèle une pièce de grande qualité, ce qui explique qu’elle ait pu être attribuée à Georges Hœntschel[10].
Le même travail très soigné caractérise le cabinet retrouvé récemment chez un particulier. Il présente des pieds et des consoles proches de ceux de la coiffeuse ainsi que le même travail de sculpture à partir de gaines végétales qui, cette fois, soutiennent, le plateau. Les tiges ponctuées de renflements qui soulignent les montants latéraux du meuble, participent là encore à l’élan vertical qui l’anime.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré, haut. 1,08 m, larg. 0,60 m. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Un jeu dynamique de lianes entrelacées, se déploie sur les deux vantaux, auquel font écho, sur le mode mineur, les vrilles qui cantonnent les deux poignées chantournées.
Maison Soubrier, détail d’un cabinet, vers 1900, noyer et érable ciré. Coll. Christine et Augustin Müller-Choley. Photo C. Müller.
Comme pour la coiffeuse, à ce cabinet correspondent un dessin et une photo retrouvés dans les archives Soubrier.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, mention imprimée « n° 163 meuble art nouveau, noyer et érable ciré. Hauteur 1 m 28, largeur 0 m 60 », dessin à la plume, s.d., Soub 11, Meubles n° 7, dessin n° 7786, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, cabinet, vers 1900, tirage photographique argentique, mention manuscrite : « meuble de salon AN noyer et érable ciré/Haut.120 Larg. 60/ poignées cuivre poli/serrure [?]/coins sculptés », s.d., Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Maison Soubrier, lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Maison Soubrier, armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
Elle correspond à celle reproduite dans le livre Paris Salons d’Alastair Duncan[11] dans lequel elle est présentée comme ayant été exposée à un salon en 1902, sans plus de précision[12]. Nous n’avons retrouvé ces photographies ni dans les revues ni dans les portfolios anciens consultés.
Lit et armoire, « Bed/Salon, 1902 » ; « Wardrobe/Salon, 1902 », The Paris Salons, Alastair Duncan, p. 540.
Par rapport à la photographie ancienne, l’armoire a été amputée des deux rangements latéraux. Cet ensemble a longtemps été présenté par les antiquaires comme une œuvre d’Eugène Vallin (1856-1922), parfois d’Émile André (1871-1933) parfois même des deux, sans justification autre qu’une certaine ampleur des menuiseries, en particulier au niveau des pieds du lit pouvant évoquer la puissance d’une poussée végétale, idée chère aux créateurs nancéiens.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
À l’inverse, il faut noter la délicatesse du détail de la feuille naissante qui produit un discret décrochement dans la moulure qui suit le pourtour du pied du lit et que l’on retrouve sur le chevet et le fronton de l’armoire. Le dossier du lit présente une interprétation originale d’un motif que l’on retrouve souvent dans les lits de style Art nouveau, celui des coins étirés « en oreilles » Ici, le sculpteur les a évidés et a déplacé sur le côté le motif de la rose enfouie dans un feuillage.
Maison Soubrier, détail du lit d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
On retrouve ces étirements des coins supérieurs en « oreilles » sur la photographie d’un lit d’une chambre Soubrier (cf. plus haut).
Maison Soubrier, chambre à coucher, tirage photographique argentique (détail), s.d., Soub 11, Meubles n°7, photo n° 7643, Fonds Soubrier, bibliothèque du musée des Arts Décoratifs. Photo M. M.
Le motif de roses est repris, dans un haut-relief d’une grande virtuosité, sur le fronton de l’armoire.
Maison Soubrier, fronton de l’armoire d’une chambre au motif de roses, noyer. Coll. part. Photo M. M.
L’élégance et la qualité esthétique de cet ensemble tiennent au contraste instauré entre la sobriété des grandes surfaces planes de sa structure et le raffinement de ses détails sculptés.
Inconséquence des modes, voici comment, trente ans plus tard, dans un article intitulé « Ancien et moderne », un catalogue de la maison Soubrier décrivait le style Art Nouveau qu’elle avait pourtant jadis pratiqué :
« En 1900, par réaction contre le goût « Napoléon III » qui s’était contenté de dénaturer le Louis XV, le Louis XVI et le gothique, on avait essayé de renouveler les sources de l’art décoratif en cherchant l’inspiration dans la nature : il en était résulté
ces enchevêtrements pitoyables de pavots et de volubilis, ces accouplements inattendus et monstrueux de pieuvres et de pâtes alimentaires, style lanière de fouet et flamme de punch[13]. »
Ce texte qui conservait à la fois le souvenir ancien d’Arsène Alexandre[14] et récent de Paul Morand[15], était accompagné d’un dessin à charge voulant fustiger la mollesse supposée de ce style.
Catalogue commercial de la maison Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part. Photo M. M.
À cette époque, il était de bon ton de se gausser de l’Art nouveau, de même qu’on est tenu de le révérer à la nôtre. Mais ce que la postérité a fini par retenir ce sont l’inventivité et la qualité d’exécution des produits conçus par des fabricants souvent audacieux. Quant à la Maison Soubrier, si elle n’a pas été aux avant-postes de la création du nouveau style, il n’est pas exagéré de dire qu’elle s’y est illustrée avec un certain brio.
Michèle Mariez
Doctorante à l’École du Louvre
Remerciements
Je remercie vivement les personnes suivantes :
Louis et Jean-Marie Soubrier pour l’intérêt qu’ils prennent à mes recherches et pour leur aide.
Ophélie Depraetere, étudiante en Master 2 à l’EPHE qui, dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 intitulé L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905) a fait le rapprochement entre la coiffeuse de M. Zéhil et le dessin vu dans un recueil du fonds d’archives Soubrier. Il en va de même pour le cabinet évoqué plus loin.
Robert Zéhil, M et Mme Müller ainsi que Siegfried Bourguignon qui m’ont donné accès à leur collection.
Frédéric Descouturelle pour les informations complémentaires qu’il a apportées.
Notes
[1] Ce fonds est conservé aux archives de la Bibliothèque des Arts Décoratifs.
[2] Date la plus ancienne jusqu’à laquelle j’ai pu remonter concernant la formation de la maison. « Contrat sous signatures privées en date à Paris du 8 janvier 1818, enregistré à Paris le 20 du même mois, concernant formation de société entre Monsieur Pierre Ovide Fréquant requérant, et Monsieur Pierre Martin Fréquant, son frère « pour toutes les opérations de commerce et de commissions, généralement quelconques qu’ils pourraient faire. » Minutier des notaires de Paris, Inventaire après-décès de Mme Fréquant, MC/ET/C1169, Archives de Paris.
[3] Elle propose à la location une collection de meubles et d’objets de tous styles et de toutes époques.
[4] Le site du château de Compiègne https://chateaudecompiegne.fr/collection/objet/pouf-cordiforme-du-salon-de-musique fournit le nom du tapissier porté sur une étiquette : « Fournier Feur de SM l’Impératrice 5 rue de Sèvres ».
[5] DESCOUTURELLE Frédéric, PONS Olivier, La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard, p. 24, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[6] BUFFET-CHALLIÉ Laurence, Le Modern Style, Paris, 1975, Paris, Baschet et Cie, p. 66.
[7] Bureau art nouveau n° 158, vers 1900, dessin à la plume 7603, Soub 11, Meubles n° 7, Fonds Soubrier, archives de la bibliothèque MAD, Paris.
[8] Ce qui a pu être à l’époque un bureau de dame, est actuellement plutôt identifié comme une coiffeuse en raison de la présence du miroir.
[9] GME 14/12147, Mobilier National.
[10] L’emploi de branchages au naturel qui dénote une influence du mobilier du nancéien Émile Gallé, avait facilité cette attribution dans la mesure où il était de notoriété publique que Gallé avait fait savoir à Hœntschel qu’il avait apprécié son mobilier du Salon du Bois au sein du pavillon de l’UCAD.
[11] SOUBRIER Frères, François & Paul, Bed, Wardrobe, salon 1902, photographie The Paris Salon, Alastair Duncan, p. 540.
[12] Malheureusement, l’origine des photographies reproduites dans cette série d’ouvrages n’est pas précisée.
[13] Catalogue commercial Soubrier, vers 1932, s.p., article « Ancien et moderne », coll. part.
[14] ALEXANDRE Arsène, Le Figaro, 28 décembre 1895.
[15] MORAND Paul, 1900, Les éditions de France, 1931.
Le Cercle Guimard vous propose quatre nouvelles visites guidées, dont un parcours inédit, pour cette fin de premier semestre 2024 :
Porte-enseigne et enseigne d’un portique d’entourage découvert du métro de Paris (Station Monceau). photo F. Descouturelle.
Coupole des Galeries Lafayette, Jacques Gruber, 1912, photographie de Maréva Briaud.
Porte-enseigne et enseigne d’un portique d’entourage découvert du métro de Paris (Station Monceau). photo F. Descouturelle.
Vestibule du Castel Béranger, vue vers la rue. Photo Appoline Jarroux.
Les visites guidées sont au tarif unique de 20 euros par personne. Les inscriptions sont ouvertes 15 jours avant la première visite proposée dans le mois (ne pas tenir compte du 0 indiqué pour les parcours dans mois suivants).
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Date / Heure | Événement | Places disponibles |
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dim 16/03/2025 / 10:00 | Visite guidée « Hector Guimard, ses œuvres de jeunesse » | 3 |
dim 23/03/2025 / 10:00 | Visite guidée « Le Marais et le nouveau Paris de 1900 » | 7 |
Dans le secteur du mobilier, parallèlement à l’évolution stylistique qui a vu l’émergence puis le déclin de l’Art nouveau, une nouvelle tendance s’est progressivement affichée : celle du mobilier « à bon marché ». Elle a été inhérente à la montée en puissance de la bourgeoisie au XIXe siècle[1] et à la constitution d’une classe moyenne de plus en plus importante.
Là encore, les premières initiatives sont venues du milieu des architectes et des décorateurs engagés dans le courant moderne. Le projet d’une maison synthétisant le « Foyer moderne », projet prévu pour être présenté à l’Exposition Universelle de 1900 de Paris, a sans doute été le point de départ de cette recherche de modèles modernes à bon marché. Il a été porté par le groupe de « L’Art dans Tout »[2], composé entre autres d’Alexandre Charpentier (1856-1909), de Charles Plumet (1861-1928) de Tony Selmersheim (1871-1971), de Louis Sorel (1867-1933), d’Henry Nocq (1869-1942) et de Jean Dampt (1854-1945). Actif dès 1896 et officiellement constitué en 1898, le groupe a en effet proposé le projet d’un foyer exclusivement moderne[3] à destination des intérieurs modestes d’ouvriers et d’employés. Malgré l’avis favorable du Conseil Municipal de la Ville de Paris en date du 30 janvier 1899, ce projet n’a pas abouti, mais cette idée a été représentée à l’Exposition universelle de Paris en 1900 par la salle à manger de l’architecte Léon Bénouville. L’année suivante, ce dernier a conçu une chambre à coucher, et en 1903, le mobilier d’une pièce commune pour une habitation ouvrière, projets tous deux exposés au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA).
Léon Bénouville, buffet-dressoir en chêne ciré, siège en chêne recouvert de peau de porc, présentés à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Léon Bénouville, mobilier d’une pièce commune pour une habitation ouvrière, exposé au Salon de la SNBA en 1903, L’Architecture, 1904, pl. 19. Coll. Bibliothèque Forney. Droits réservés.
Toujours en 1903, à l’Exposition de l’Habitation qui s’est tenue au Grand Palais, ce thème a pu s’exprimer de façon très visible sous le titre des « Habitations modèles à bon marché », « clou » de l’exposition, prenant la forme d’élégantes maisonnettes construites au centre de la nef et entourées de pelouses et de corbeilles fleuries donnant l’illusion d’un hameau. Seules cinq d’entre elles, construites par Charles Plumet, Jules Lavirotte, Léon Bénouville, Bouvard et Umbdenstock et par La Société d’Épargne des Retraites, répondaient aux objectifs énoncés et proposaient également des ameublements économiques de style moderne.
Léon Bénouville, pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 9. Coll. part.
Léon Bénouville, mobilier du pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 8. Coll. part.
Charles Plumet, pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, p. 5. Coll. part.
Charles Plumet et Tony Selmersheim, mobilier du pavillon à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Un nouvel exemple de maison à bon marché a vu le jour à peine deux ans plus tard avec la maison ouvrière[4] de l’architecte Eugène Bliault, meublée économiquement par Lemaire et construite au sein de l’Exposition d’économie et d’hygiène sociales organisée par le Journal au Grand-Palais en janvier-et février 1905. Cette tendance au « bon marché » a, bien sûr, rapidement intéressé les fabricants de meubles et d’abord, ceux du Faubourg Saint-Antoine. Ils ont répondu aux besoins d’une clientèle modeste grâce à des modèles souvent vendus par « ensembles[5] », lesquels, d’un gabarit plus restreint, s’intégraient plus facilement aux intérieurs de la petite bourgeoisie. Il pouvait encore s’agir de meubles copiant les styles anciens, mais aussi de productions modernes qui tendaient vers une version sobre de l’Art nouveau. Parfois inventifs, robustes et exécutés avec de beaux matériaux, ces meubles pouvaient aussi être dépourvus de solidité et pauvres, tant en matériaux qu’en composition et en ornements. En effet, certains fabricants, conscients de l’engouement grandissant pour ce type de mobilier, en ont profité pour réduire la qualité de leurs produits.
Au 10 rue de Chaligny, L’intérieur Moderne, animé par Édouard Diot et Paul Bec, a sans doute été l’entreprise du Faubourg la plus emblématique du meuble « à bon marché » de style Art nouveau. Diot a résolument abandonné l’idée du meuble-sculpture, brillamment illustrée par quelques pionniers du style Art nouveau, mais d’un prix de revient beaucoup trop élevé pour la classe moyenne. Il s’est au contraire appliqué à dessiner des meubles d’une construction plus économique. Fabriqués à l’aide de machines, ceux-ci sont conçus par assemblage à angle droit de planches d’épaisseur constante, élégamment découpées et moulurées sur leurs tranches. Ainsi, Diot rejoignait une tendance illustrée, d’une plus manière plus radicale encore depuis une décennie, par le liégeois Gustave Serrurier[6], lui-même influencé par le style Arts and Crafts anglais.
Détail d’un buffet de Diot (l’Intérieur Moderne), noyer, panneaux en ronce de noyer et cuir repoussé au motif de platane, plateau en marbre. Coll. part. Photo F. D.
L’intérieur Moderne a ainsi offert un équivalent parisien à la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon créée en 1903, trois ans après le départ de Camille Gauthier de chez Majorelle, et ce dans le but d’occuper ce secteur du marché.
Édouard Diot, dessin aquarellé d’une desserte, long. 0,485 m, larg. 0,335 m, s.d. (avant 1914). Le meuble offre de nettes similitudes avec le mobilier de Camille Gauthier. Coll. part. Photo O. P.
Comme son concurrent nancéien, L’intérieur Moderne a rapidement mis au point un très grand nombre de modèles modernes, de bonne facture et pouvant être exécutés à divers degrés de finition. Aux expositions, ce sont bien sûr les modèles les plus poussés qui ont été proposés, comme ceux de la chambre aux daturas, présentée à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais.
Édouard Diot (L’Intérieur Moderne), chambre à coucher aux daturas, en chêne et frêne de Hongrie, panneaux vernis, poignées et entrées de serrures en cuivre ciselé argenté, présentée à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais. Photo parue dans L’Art Décoratif 1904, supplément au 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Gauthier-Poinsignon, salle à manger présentée lors de l’Exposition de l’Habitation en 1903. L’Art Décoratif, 1904, supplément au 2e semestre, p. 14. Coll. part.
Dès l’année suivante, L’intérieur Moderne a présenté une chambre aux houx, plus simple et plus économique, à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation.
Édouard Diot (L’Intérieur Moderne), chambre à coucher aux houx, en noyer, présentée à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation en 1904, L’Art Décoratif, 1904, 2e semestre, p. 237. Coll. part.
Ces ensembles ont figuré dans le catalogue commercial de la maison, sans doute le plus important catalogue de meubles de style Art nouveau du Faubourg Saint-Antoine.
Édouard Diot, salle à manger n° 1A (petit modèle), planche d’un catalogue commercial de L’Intérieur Moderne. Coll. BHVP. Droits réservés.
À la fin de l’année 1904, au Salon de l’Automobile, qui se tenait au Grand Palais depuis 1901, un concours de chambres d’hôtels sur trois catégories (de bon confort à modeste) a vu les participations remarquées du liégeois Gustave Serrurier et du nancéien Gauthier-Poinsignon, alors que le Faubourg Saint-Antoine était représenté par la maison Damon & Colin.
Mais c’est surtout l’année 1905 qui a consacré le concept de mobilier à bon marché avec le concours sur ce thème organisé par la Chambre Syndicale de l’Ameublement au sein du Salon des Industries du Mobilier, toujours au Grand Palais. À cette occasion, plusieurs dizaines de concurrents — dont une majorité provenaient du Faubourg Saint-Antoine — ont présenté une chambre à coucher ou une salle « commune » servant de salle à manger[7], parfois les deux. Pour leurs modèles, les fabricants avaient la possibilité d’explorer tous les styles, d’utiliser toutes les essences de bois, exceptés le pitchpin et le sapin, et de respecter un coût maximal de 400 F-or pour la chambre à coucher et de 500 F-or pour la salle à manger[8].
Georges Nowak, chambre à coucher présentée au concours de mobilier à bon marché organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais. Portfolio du Salon des Industries du Mobilier 1905, Armand Guérinet, vol. 3, pl. 34. Coll. part.
Le critique d’art et spécialiste du mobilier français, Roger de Félice[9], a écrit un compte-rendu de ce concours dans la revue L’Art Décoratif[10], y mentionnant diverses maisons du Faubourg Saint-Antoine : la Maison du Confortable, Georges Nowak, Pérol Frères, Gouffé jeune et Damon & Colin. D’autres maisons du Faubourg concouraient également : Balny, Colette Frères, Épeaux, Forget, Héring, Jourde, Le Mobilier (L&M Cerf), Peyrottes ainsi que Van Den Aker. Dans cet article, de Félice distinguait Mathieu Gallerey comme « l’un des artisans les plus complets d’aujourd’hui », regrettant à demi-mot qu’il n’ait pas remporté le concours. De sa chambre à coucher et de sa salle à manger aux pommes se dégageait effectivement une réelle sobriété de la ligne, contrebalancée par la finesse des sculptures et des incrustations.
Mathieu Gallerey, salle à manger aux pommes en chêne fumé mouluré et sculpté et cuir, présentée au concours de mobilier à bon marché, organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais, L’Art Décoratif, 1905, 2e semestre, pl. hors pagination. Coll. part.
Mais ce que de Félice ne dit pas clairement, c’est que la maison nancéienne Gauthier-Poinsignon a remporté les deux Premiers Prix pour ses deux ensembles[11]. Elle n’était d’ailleurs pas la seule maison nancéienne à concourir puisque qu’une nouvelle venue, Peltier & Misserey, dirigée par Pierre Majorelle[12], était en quelque sorte la réponse de la maison Majorelle à Gauthier-Poinsignon dans le secteur du mobilier moderne à bon marché.
Peltier & Misserey à Nancy, chambre à coucher présentée au concours de mobilier à bon marché organisé lors du Salon des Industries du Mobilier en 1905 au Grand Palais. Les plaques décoratives à motifs d’ocelles de paon incrustées dans les meubles sont en verre opaline émaillé. Portfolio du Salon des Industries du Mobilier 1905, Armand Guérinet, vol. 3, pl. 36. Coll. part.
Dans ce secteur prometteur où ils essayaient de se faire une place et malgré les efforts de quelques maisons, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine se trouvaient donc sévèrement concurrencés par des maisons provinciales bien organisées avec une production industrialisée et une distribution sans concessionnaires ni intermédiaires.
De plus, une autre concurrence, locale cette fois, était plus menaçante encore : celle des grands magasins parisiens. Ils ne se sont bientôt plus contentés de la revente de meubles plus ou moins disparates importés ou acquis auprès d’ateliers ou placés par eux. Ils ont rapidement voulu devenir éditeurs en achetant des modèles à des dessinateurs indépendants dont ils orientaient les choix. Ils les faisaient alors réaliser, soit par leur propre atelier s’ils en avaient un[13], soit en concluant des accords avec certains ateliers, au sein du Faubourg ou ailleurs. Même s’il était depuis longtemps entendu que les commerçants non producteurs ne pouvaient prétendre recevoir une récompense lors des expositions, ils y participaient néanmoins. Les Grands Magasins Dufayel du XVIIIe arrondissement parisien, dont le rayon de mobilier était réputé, ont ainsi exposé au Salon des Industries du Mobilier en 1905.
Ophélie Depraetere
Dans nos prochains articles nous donnerons un éclairage plus particulier à certaines des maisons du Faubourg Saint-Antoine : Soubrier, Épeaux et Brouhot.
Nous remercions Fabrice Kunégel et Justine Posalski pour les renseignements et les documents qu’ils nous ont apportés.
Notes
[1] MESTDAGH Camille, L’ameublement d’art français : 1850-1900, Paris, éd. de l’Amateur, 2010, p. 8.
[2] FROISSART PEZONNE Rossella, L’Art dans tout, CNRS Éditions, 2005.
[3] Arch. Nat., F/12/3373, Exposition Universelle, 1900. Concessions privées. Le « Foyer moderne » : Rapport. Adressé à la Ville de Paris sur la nécessité de la construction d’une maison synthétisant le type du foyer moderne dans l’enceinte de l’Exposition Universelle de 1900, p. 3.
[4] LAHOR Jean, La Maison ouvrière au Grand Palais, L’Art décoratif, 1905, premier semestre, p. 156-164.
[5] AUSLANDER, Taste and power : furnishing modern France, op. cit., 1996, p. 330.
[6] Dès le début de son activité, Gustave Serrurier s’est montré intéressé par le mobilier à bon marché en exposant une « chambre d’artisan » à l’exposition de la Libre Esthétique à Bruxelles en février 1894, puis par la mise au point de la ligne du mobilier « Artisan » en 1899, et de celle du mobilier « Silex » en 1905, après la publication du dessin d’une « salle à manger ouvrière » dans L’Art Décoratif en 1904.
[7] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, p. 132.
[8] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 55.
[9] En 1903, de Félice a sévèrement attaqué Guimard dans son compte-rendu du Salon d’Automne paru dans la revue L’Art Décoratif en 1903. Cf. notre article « National », « Style Nouveau », « Architecte d’Art », « Style Guimard » et « Style Moderne », les qualificatifs appliqués par Guimard à son œuvre et leur postérité. (NDLR).
[10] DE FÉLICE Roger, « Un Concours d’ameublement à bon marché », L’Art Décoratif, 1905, 2e semestre, p. 129-136.
[11] La société Gauthier-Poinsignon a fait figurer les prix reçus en bonne place sur ses catalogues :
1904 Concours de Chambres d’Hôtel — Grand Palais, Paris/2 Grands Prix/2 médailles d’or/et le prix spécial accordé à l’installation la mieux comprise et la plus économique/Concours de Mobiliers — Grand Palais, Paris/Unique Premier Prix/et coupe de Sèvres du Président de la République
1905 Concours de Mobiliers pour Habitation à Bon Marché/Les deux Premiers Prix […]
[12] Pierre Majorelle était le frère cadet de Louis Majorelle. Tous deux se sont associés en 1904 à Peltier et Misserey, deux marchands de bois nancéiens qui possédaient déjà une société en leur nom. La société nouvellement formée a conservé le nom de Peltier & Misserey qui en étaient actionnaires minoritaires.
[13] Nous savons par exemple que les Magasins Réunis à Nancy avaient un atelier d’ébénisterie rue de Phalsbourg tout en entretenant des liens commerciaux avec certains petits ateliers indépendants. En 1907, ils ont organisé conjointement avec l’École de Nancy un concours de salle à manger d’une valeur maximale de 400 F-or ensuite éditée et vendue en magasin.
Après avoir exposé dans notre article précédent certaines des raisons de l’immobilisme du Faubourg Saint-Antoine au XIXe siècle, nous abordons la question de l’adoption du style Art nouveau parmi certains des fabricants du quartier, adoption précédée par l’émergence de la « modernité », notion qui n’était alors pas forcément appréhendée de la même façon qu’aujourd’hui.
Lors de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, on remarquait très clairement que le style Renaissance dominait parmi les différents modèles. À titre d’exemples, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Schmidt et Piollet (Schmit) proposaient un grand lit de style Louis XIV en noyer sculpté. Balny présentait une crédence Renaissance et Viardot exposait des meubles de fantaisie de style japonais[1]. Les rapporteurs de l’événement — Tronquois et Lemoine — témoignaient ainsi :
« Tout est au style Henri II ou Louis XIII. Quelques meubles vont jusqu’au XVe et au XIVe siècles ; mais jeunes ou vieux, tous sont des copies ou tout au moins des réminiscences, et, chose bizarre, le côté curiosité domine[2]. »
Le philosophe et homme d’état français Jules Simon (1814-1896) commentait cette citation en écrivant que « cette dernière note n’est pas faite pour nous donner de grandes espérances sur la découverte d’un style français du XIXe siècle[3] ». Il faisait ici allusion à une idée alors récurrente et répandue : la volonté d’inventer enfin une production qui soit caractéristique du XIXe siècle et qui pourrait ensuite devenir un style national. Même s’il jouissait d’une véritable faveur, l’orientalisme, considéré comme plus amusant que sérieux, ne pouvait évidemment remplir une telle fonction.
Le critique d’art français Guillaume Janneau (1887-1981) faisait même remonter à deux décennies auparavant ce désir de création d’un style nouveau :
« Dès 1860, on ressentait le besoin de créer quelque chose de nouveau qui pourrait nous éloigner du pastiche qui devenait de plus en plus lourd[4]. »
Cet épuisement que subissaient les modèles qui avaient fait la gloire du mobilier français entre les XVIe et XVIIIe siècles se traduisait par une sorte de paroxysme dans la conception de productions elles-même très souvent éclectiques. Pratiquement toutes les ressources avaient été explorées et il était devenu très difficile de continuer à y puiser. Tout au long du XIXe siècle, les artistes, artisans et fabricants du Faubourg Saint-Antoine qui s’étaient mobilisés pour sauvegarder la suprématie du meuble français acquise durant les siècles précédents ont tenté d’adapter leur production à l’évolution des mœurs afin de répondre à toutes les problématiques liées aux questions de goût, de mode, d’économie, de praticité ou encore de confort. Ces recherches menées au cours du XIXe siècle ont été progressives et tout a été mis en œuvre pour ne pas heurter le public et pour faciliter l’intégration du mobilier dans les intérieurs. C’est ainsi que faute de créer un style nouveau, ces fabricants se sont tournés vers l’idée de « modernité », ou au moins vers l’idée de mieux répondre aux besoins modernes nés de l’évolution de la société. De fait, dans certains catalogues commerciaux, plaquettes commerciales et publicités, cet adjectif « moderne » a été accolé à des productions de toutes sortes, y compris à des copies de style Louis XV ou Henri II. Mais en quoi résidait véritablement la modernité d’un meuble telle que pouvait la concevoir un fabricant du Faubourg Saint-Antoine vers la fin du XIXe siècle ? Cette notion différait alors très largement de l’idée que nous nous en sommes faite a posteriori et il faut se ranger à l’opinion de l’historienne Leora Auslander (1959-…) pour laquelle certains fabricants ont essayé « d’inventer de nouvelles formes de l’ancien[5]» en créant une certaine forme de modernité simplement dans la manière de concevoir les copies. Toutes ces recherches, menées graduellement, ont apporté des transformations — mêmes minimes — qui, en fournissant des modèles un peu plus différents à chaque fois, participaient tout de même au détachement progressif des styles passés. Mais il a fallu de longues années à l’industrie du meuble pour que de sérieuses recherches soient menées en faveur d’un art résolument moderne et pour que, progessivement, ce terme de « moderne » ne s’applique plus qu’au style Art nouveau, puis à son évolution vers l’Art déco. Pourtant, en 1905, on pouvait encore le rencontrer, qualifiant des meubles qui nous semblent actuellement en être très éloignés.
Meubles « modernes » de la maison Millet à Paris, exposés au Salon du Mobilier 1905, portfolio du Salon du Mobilier de 1905, Armand Guérinet éditeur, vol. 2, pl. 171. Coll. part.
C’est l’Exposition universelle de 1889 à Paris qui a marqué le point de départ de ces recherches, ainsi que l’assurait Meynard, le rapporteur de la classe 17 (meubles à bon marché et meubles de luxe) : « On a soif du nouveau, cherchons donc du nouveau[6] ». De nombreux fabricants du Faubourg Saint-Antoine ont alors été remarqués et félicités, tels Schmit avec un certain procédé de marqueterie sculptée, Viardot qui présentait encore des meubles japonais, Boison, déjà très apprécié alors qu’il n’était pas connu du public et qu’il proposait un « ameublement en palissandre rehaussé d’or », ou encore Pérol Frères qui exposait une salle à manger Louis XV[7]. Malgré une forte présence des copies à cette exposition, la volonté de créer un « style moderne » se manifestait donc. Certains fabricants s’éloignaient peu à peu des copies et commençaient à chercher à développer cet art moderne tant désiré. Cette période de tâtonnements a nécessairement donné lieu à la création de modèles hybrides et parfois incohérents dans lesquels divers styles étaient mélangés. Pour évoluer, il fallait trouver de nouvelles sources d’inspiration. Et ce sont les éléments de la nature qui ont alors commencé à être privilégiés. Car à l’Exposition universelle de 1889, si ce sont les maisons Dasson et Damon (cette dernière étant au Faubourg Saint-Antoine) qui ont remporté des Grands Prix dans la section du mobilier, c’est un nouveau venu, provincial de surcroît, Émile Gallé, qui s’est fait remarquer. Il avait déjà été récompensé pour sa verrerie artistique par une médaille d’or à l’Exposition La Pierre, le Bois, la Terre, le Verre organisée à Paris par L’union Centrale des Arts Décoratifs en 1884. Cinq ans plus tard, à l’Exposition universelle de 1889, il a obtenu un Grand Prix pour sa verrerie et une médaille d’or pour ses faïences. Pour son mobilier, il n’y a pourtant obtenu qu’une médaille d’argent[8], mais l’attention qui s’était portée sur son nom a mis en lumière ses meubles dont les structures étaient encore empruntées à la Renaissance ou au XVIIIe siècle, mais qui étaient déjà envahis par la flore et porteurs de messages symboliques et symbolistes.
Émile Gallé, table Le Rhin, présentée à l’Exposition universelle de 1889, Musée de l’École de Nancy, photo Claude Philippot. Droits réservés.
De nombreux progrès ont été faits les années suivantes en faveur de cet art moderne et les objets d’art décoratif ont intégré les salons annuels, alors que le style Art nouveau se développait en France à partir de 1895, mais en dehors du Faubourg. De plus en plus de revues, antérieures ou postérieures à 1889, se sont intéressées à ce style et ont joué un rôle capital dans sa diffusion. Les écoles d’arts décoratifs de la capitale qui formaient, entre autres, les futurs dessinateurs et industriels, se sont également mises à mener des recherches en faveur d’un art moderne en modifiant leurs programmes d’enseignements.
En faveur d’un Art nouveau…
Fondateur du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie en 1866, Henri Lemoine (1828-1904) aspirait déjà à l’émergence d’un style nouveau et faisait part de ses espérances : « Peut-être ainsi créerons-nous un jour un nouveau style et ne serons-nous plus obligés de toujours copier[9] ». Parallèlement aux concours de travaux organisés et instaurés depuis 1867, le Patronage a créé à partir de 1898 un concours destiné aux dessinateurs. Cet événement qui était ouvert aux élèves du Patronage ainsi qu’à ceux des écoles extérieures, qu’elles fussent des écoles d’art décoratif ou des écoles professionnelles, permettait aux participants d’obtenir une certaine visibilité auprès des industriels. Le fabricant Vincent Épeaux (1862-1945), président du Patronage à partir de 1912, évoquait ainsi ce concours :
« En 1898, le Patronage, ne voulant pas rester indifférent au mouvement qui se produisait déjà depuis quelques années en faveur de la création d’un style moderne, ajouta à ses concours professionnels un concours entre dessinateurs, ayant pour but de créer chez eux une émulation les entraînant à la recherche de compositions décoratives nouvelles, répondant aux mœurs et aux besoins du jour[10]. »
Comme nous l’avons vu précédemment, le Faubourg Saint-Antoine était alors décrit comme étant « très en retard » sur l’évolution stylistique en cours. Cette opinion doit être largement revue car, à ce jour, nous connaissons au moins deux documents graphiques qui attestent l’existence de recherches menées au Faubourg en faveur de modèles Art nouveau avant l’Exposition universelle de Paris en 1900. Le premier document a été produit en 1898, à l’occasion de ce premier concours entre dessinateurs au Patronage. Son auteur, le fabricant de meubles Louis Brouhot (1869-1926), a obtenu le premier prix devant Fernand Leclerc et Georges Boisselier[11] avec le dessin d’ambiance d’une salle à manger, centré sur un buffet et faisant également apparaître une table, un fauteuil et une sellette, le tout dans un décor de lambris et de tentures savamment orchestré. D’une grande originalité, le mobilier envisagé comportait cependant encore de nombreuses citations historicistes.
Louis Brouhot, salle à manger, 1898, dessin, premier prix du premier concours de dessinateurs du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie. Coll. La Bonne Graine.
Le second document qui a attiré notre attention est un modèle que Mathieu Gallerey (1872-1965) a déposé au greffe du bâtiment en 1899.
Mathieu Gallerey, Modèle d’armoire à glace, 1899, dessin, décor de nénuphars et de roseaux, comprenant une grande porte à glace, un petit corps à droite où se trouvent quatre tiroirs dans le bas et une petite porte vitrée au-dessus, avec lambris dans le fond, Paris, Arch. Paris, dépôt de modèle auprès du greffe du bâtiment en date du 23 mars 1899, numéro 787, cote D18U10 524. © Arch. Paris.
Les fabricants pouvaient alors, s’ils le souhaitaient, et ce depuis le début du XIXe siècle, effectuer un dépôt de dessin ou de modèle dans le but de protéger leur création. La majeure partie des dépôts effectués n’ont pas été recensés car ils n’ont pas encore fait « l’objet d’un traitement définitif ». Entre 1880 et 1905, il semble d’ailleurs que très peu de modèles aient été déposés par les fabricants du Faubourg Saint-Antoine[12]. Ce dessin technique, sans mise en situation, présente la vue de face et de profil d’une armoire à glace. Les lignes sinueuses de ses montant sont constituées de tiges de nymphéas et de roseaux, tout-à-fait dans le style de ce que les parisiens pouvaient alors connaître des productions nancéiennes et en particulier de celles de Louis Majorelle (1859-1926). Dans la mesure où il est stylistiquement très éloigné des modèles sobres, simples et robustes que Gallerey a produit dans les années suivantes, ce dessin étonne par sa singularité. Il témoigne certes du talent du dessinateur mais aussi de l’intérêt précoce de l’ébéniste pour la production de Majorelle, avant même que celui-ci ne soit couronné par un Grand Prix à l’Exposition universelle l’année suivante. Sa découverte confirme a posteriori l’assertion d’Alastair Duncan décrivant Mathieu Gallerey comme un fervent admirateur de l’ébéniste nancéien mais qui « se garde bien d’essayer de l’imiter[13] ». Sauf si Mathieu Gallerey a réalisé ce dessin à la demande expresse d’un autre atelier, il nous faut admettre qu’il a pu avoir une courte et préliminaire période sous influence nancéienne qui, jusqu’à présent, était passée inaperçue.
Alors qu’en l’espace de cinq ans de nombreux créateurs indépendants parisiens (dont un bon nombre d’architectes, le groupe l’Art dans tout et l’équipe réunie par Siegfried Bing) faisaient fructifier et évoluer leurs recherches dans le style Art nouveau, outre Brouhot et Gallerey, plusieurs fabricants du Faubourg avaient tout de même pris un virage significatif dans ce sens. Ainsi, à l’Exposition universelle de 1900, la copieuse salle à manger de Vincent Épeaux remportait une médaille d’argent. On remarquait aussi celle de Damon & Colin (ex-Krieger) destinée à un palace niçois, ainsi que des meubles de Darras, Myrtil Dennery et gendre, Bec, Damon & Colin (ex-Krieger), Pérol Frères (hors concours) et du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie.
Damon & Colin (Krieger), salle à manger destinée à l’hôtel Gallia à Nice, présentée à l’Exposition universelle de Paris 1900, chêne poli mat avec incrustations de bois teintés, sièges garnis de velours deux tons avec applications, portfolio Meubles de style moderne Exposition universelle de 1900, pl. 7, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Myrtil Dennery et gendre, vitrine et table chrysanthème en pommier d’Australie, présentées à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Myrtil Dennery et gendre, vitrine et table chrysanthème en pommier d’Australie, présentées à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Pérol Frères, lit d’une chambre à coucher, 1899-1900, présentée à l’Exposition universelle de Paris 1900, Londres, Victoria & Albert Museum, n° inv. 1991:1-1900. Coll. V&A.
Une fois le Grand Prix de l’Exposition universelle de 1900 attribué à la fois au nancéien Majorelle et à Gallé (au grand dam de ce dernier), le Faubourg s’est alors tourné plus franchement vers l’Art nouveau, en combinant les influences naturalistes des nancéiens qui venaient d’être couronnés avec une ligne parisienne plus abstraite. Mais bien souvent, ces fabricants ne renonçaient pas complètement à un historicisme dont les réminiscences continuaient à imprégner une bonne part de leurs modèles modernes. En 1902, le Salon du Mobilier s’est tenu au Grand Palais. Le portfolio[14] consacré aux meubles de style Art nouveau qui y ont été exposés, montre que de nombreux nouveaux fabricants du Faubourg s’étaient mis à la mode. Parmi ces nouveaux venus, on remarquait Guérin, Pérol Frères, Boverie fils, Devouge & Colosiez, Charles Olivier, Schmit, Schmitt, Vérot & fils, Nowak, Georges Pique, E. Bardin, l’Hygiène Moderne. Quelques ensembles étaient particulièrement fournis comme celui de la Maison Mercier (100 rue du Faubourg Saint-Antoine) et celui de la Maison Gouffé jeune (48 rue du Faubourg Saint-Antoine).
Chambre à coucher par la Maison Mercier au Salon du Mobilier en 1902, fond de pièce en poirier ciré, panneaux peintures et consoles avec petits cabinets d’angle pouvant servir de portes de dégagement, porfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Salle à manger par la Maison Gouffé Jeune au Salon du Mobilier en 1902, chêne ciré, sculptures hortensias, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, pl. XVII, Librairie spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan. Coll. part.
Au sein de cette exposition, Georges Nowak (1884-1956), implanté au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine, s’est distingué par un mobilier aux lignes élancées et harmonieuses qui se rapprochaient des meilleurs exemples parisiens et nancéiens.
Georges Nowak, chambre en palissandre des Indes, portfolio Meubles d’Art Nouveau au Salon du Mobilier de 1902, p. XXXVIII, Librairie Spéciale d’Ameublement, Émile Thézard éditeur, s.d. Coll. part.
D’autres ensembles de Nowak conçus dans la même veine ont été présentés à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, puis l’année suivante, au Salon des Artistes Français et à l’Exposition de l’Hygiène dans l’Habitation au Grand Palais. Ils ont alors été commentés par la revue L’Art Décoratif qui, comme son confrère Art et Décoration, s’intéressait préférentiellement aux artistes modernes indépendants et négligeait souvent les envois des maisons du Faubourg Saint-Antoine. Dès 1905, Georges Nowak a rejoint le prestigieux Salon de la Société des Artistes Décorateurs. Comme l’écrivait le journal Paris-Midi qui l’interviewait en 1912, cette maison a été l’une des rares à être créées dans le but de se consacrer au style moderne « en plein faubourg Saint-Antoine, c’est-à-dire dans la citadelle de toutes les routines en matière de décoration »[15]. Elle a su en effet développer un style personnel et reconnaissable, valant plus tard à son dirigeant d’être décrit comme un « ébéniste de grand savoir et d’idées hardies, qui n’a pas donné toute sa mesure […][16] ».
Georges Nowak, chambre à coucher présentée à l’Exposition de l’Hygiène et de l’Habitation en 1904, photographie parue dans l’Art Décoratif, 1904, vol. 2, p. 240. Coll. part.
Georges Nowak, buffet d’une salle à manger en acajou massif de Cuba et bronze doré, présenté à la Société des Artistes Français en 1904, Album Maciet (n°337). Coll. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs.
De même que Georges Nowak, Mathieu Gallerey a créé sa propre maison de production au cœur du Faubourg pour se consacrer au style moderne. Il en est rapidement devenu l’un des acteurs reconnus et a participé à l’évolution du style Art nouveau vers la sobriété. Ses œuvres alliant une tradition rustique à un décor moderne ont été publiées dans Art & Décoration et L’Art Décoratif, à l’égal de celles des nouveaux décorateurs comme Dufrène, Follot ou Jallot, faisant ainsi presque oublier son appartenance au Faubourg Saint-Antoine.
Mathieu Gallerey, chambre à coucher présentée au salon de la SNBA en 1904, photographie parue dans L’Art Décoratif, vol. 1, p. 212. Coll. part.
En revanche, des maisons plus importantes et plus anciennes du Faubourg Saint-Antoine comme Mercier ou Pérol Frères ont peiné à se constituer une véritable identité moderne à travers leurs modèles. Malgré sa précocité dans le mouvement Art nouveau puisqu’elle a présenté de l’Art nouveau à l’Exposition universelle de 1900, la maison Pérol Frères a ensuite persisté à plaquer des motifs modernes sur des structures héritées des siècles précédents.
Pérol Frères, « Salle à manger moderne », 1903, plaquette commerciale, Paris, BHVP, série 120, droits réservés.
Pérol Frères, buffet de la salle à manger ci-dessus. Coll. part. Photo F. D.
En 1905, lors de la seconde édition du Salon des Industries du Mobilier, l’engouement pour l’Art nouveau était déjà retombé, à l’aune de sa mode qui refluait depuis quelques années. Des maisons anciennes du Faubourg comme Mercier y avaient renoncé et seules quelques maisons comme Diot, Brouhot, Épeaux, Gallerey, Au Confortable ou Nowak, persistaient à proposer du mobilier qui soit de style Art nouveau à proprement dit. Certaines esquissaient déjà les futures tendances de l’Art déco.
Canapé de salle à manger moderne exposé par la maison « Au confortable » Salomon & Cie au Salon des Industries du Mobilier de 1905, portfolio du Salon du Mobilier de 1905, Armand Guérinet éditeur, vol. 2, pl. 163. Coll. part.
Ophélie Depraetere
Dans notre prochain article, nous examinerons l’un des débouchés qui a permis au Faubourg Saint-Antoine de poursuivre dans la voie de la modernité : le meuble « à bon marché ».
Notes
[1] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 15-17.
[2] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 11.
[3] SIMON Jules, La maison et le mobilier chapitre IV, dans les rapports du jury international à l’Exposition universelle de 1878 à Paris, p. 239.
[4] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 18.
[5] AUSLANDER, Taste and Power : furnishing modern France, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 306.
[6] MEYNARD M., Rapports du jury international, Groupe III, mobilier et accessoires, classes 17 à 29, meubles à bon marché et meubles de luxe, p. 7.
[7] MEYNARD M., op. cit., p. 10-11.
[8] MEYNARD M., op. cit., p. 11.
[9] WEISSBACH Lee Shai, « Entrepreneurial Traditionalism in Nineteenth-Century France : A Study of the Patronage Industriel Des Enfants de l’ébénisterie », The Business History Review, vol. 57, n° 4, 1983, p. 557.
[10] EPEAUX Vincent, « Patronage industriel des enfants de l’ébénisterie », Le Monde et la Science, p. 1360.
[11] L’École d’Ameublement de Paris La Bonne Graine — anciennement Patronage Industriel des Enfants de l’Ébénisterie — conserve parmi ses archives un recueil où figurent des reproductions des dessins ayant remporté les premiers prix des concours entre dessinateurs de 1898 à 1910.
[12] Damon & Colin (Krieger) a déposé le 30 avril 1887 au greffe des tissus, un modèle de sommier en bois applicable aux châlits pour le couchage des troupes ou effectué un second dépôt le 7 juin 1888 de deux modèles de meubles scolaires au greffe des industries diverses. Enfin, deux autres dépôts ont été effectués au greffe du bâtiment. Le premier est un dessin d’armoire à glace déposé le 23 mars 1899 par Mathieu Gallerey (1872-1965). L’autre présente des plans de décharge pour récepteurs en métal, céramiques ou toutes autres matières, déposé le 15 février 1905 par L’Hygiène Moderne.
[13] DUNCAN Alastair, Art Nouveau Furniture, p. 119.
[14] Meubles d’Art nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie spéciale de l’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan.
[15] Estienne, Paris-Midi, 25 mai 1912. Coll. part. Dans cet interview, Nowak donnait un aperçu sociologique intéressant en affirmant que « La clientèle du moderne se recrute parmi les intellectuels et les gens de profession libérale, ingénieurs, architectes, avocats, officiers, médecins, notaires, etc. Dans les milieux riches, on se laisse égarer par la fausse antiquaillerie, comme en bas par les faux styles anciens. »
[16] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 64.
S’il a fallu attendre les années 1970-1980 pour que le mobilier Art nouveau soit à nouveau connu et apprécié par le grand public grâce à la publication d’ouvrages généralistes puis spécialisés, le mobilier de ce style produit à Paris au sein du Faubourg Saint-Antoine a doublement souffert de cette méconnaissance. Il a en effet été presque systématiquement ignoré par les redécouvreurs de l’Art nouveau qui ont prioritairement consacré leurs recherches aux personnalités réputées les plus intéressantes, celles qui étaient déjà mises en avant par la littérature spécialisée de l’époque, négligeant de facto tout ce pan de la production jugé d’un intérêt très secondaire.
C’est ce sujet encore très peu exploré et parfois méconnu des spécialistes que nous voulons à présent aborder. Il est beaucoup trop vaste pour être présenté dans son entier et nous nous contenterons donc d’en donner un aperçu. Pour cette série de quelques articles, nous avons fait appel à deux étudiantes dont le travail de recherche universitaire nous a intéressé. Ce premier article, écrit par Ophélie Depraetere, s’appuie sur son mémoire de recherche en Master 2 (sous la direction de Mme Rossella Froissart) qui comporte un important corpus inédit de références iconographiques et bibliographiques. Il présente le quartier du Faubourg Saint-Antoine, son évolution et le constat de son immobilisme à la fin du XIXe siècle. Les articles suivants seront consacrés à son évolution vers la modernité et à plusieurs maisons dont les sources anciennes ont pu être étudiées.
« Tradition, modernisme ; le passant commence à comprendre ce que ces façades disparates lui disaient discrètement : trois siècles d’artisanat, évoluant au rythme de la vie ; les styles succédant aux styles, comme l’électricité succède aux quinquets et au gaz ; les ateliers, gardant leurs murs encrassés, leurs portes disjointes, leurs « sorbonnes » et leurs pots à colle, mais envahis par la machine-outil qui remplace le travail de l’homme ; les magasins, conservant le « portier » traditionnel comme sous Louis XVI, mais lui adjoignant les réclames lumineuses les plus suggestives et les plus modernes ; bref, chaque génération apporte un peu de nouveau[1]. »
Les activités et l’histoire du Faubourg Saint-Antoine fascinent et ont fait l’objet de publications, particulièrement nombreuses tout au long du XXe siècle. Ces témoignages, récits et romans sont la marque de l’intérêt qui a été porté à la vie dans le Faubourg et dans ses ateliers au cours des siècles. Un certain « folklore » du Faubourg participe encore très largement à la vision que l’on s’en fait, concurremment à quelques précieux témoignages oraux qui nous parviennent encore aujourd’hui.
Situé au centre de la capitale et occupant une partie des XIe et XIIe arrondissements, le Faubourg Saint-Antoine est connu depuis plusieurs siècles comme un éminent quartier d’artisanat et un endroit tout à fait singulier où, au milieu d’une étonnante diversité de corps de métiers, ceux gravitant autour du bois ont toujours dominé. Le commerce y était varié, les publicités et les enseignes surchargeaient les façades et dissimulaient les ateliers. Entrepris entre les années 1855 et 1860, les travaux dirigés par Georges Eugène Haussmann (1809-1891) y ont ouvert de larges voies afin d’y faciliter la circulation[2]. Mais malgré ces transformations, le Faubourg Saint-Antoine a su conserver sa physionomie et son esprit ouvrier. La complexité de son histoire, intimement lié à son passé révolutionnaire, a très largement influencé son organisation.
Fig. 1 — Lévy fils et Cie, Paris (éd.), 1680 PARIS (XIIe). — « L’Entrée du Faubourg Saint-Antoine », où figurent la Maison du Confortable, les maisons Crété, Zwiener et le magasin À la fermière, s.d., carte postale ancienne. Coll. part, © eBay. Droits réservés.
La rue du Faubourg Saint-Antoine, qui est un des plus vieux axes de la capitale, est longue de plusieurs centaines de mètres. Souvent nommée « l’artère du quartier », elle relie la place de la Bastille à celle de la Nation. Les rues, cours et impasses qui communiquent entre elles — dans ce que l’on appelle des îlots[3] — caractérisent également ce quartier.
Fig. 2 — J. H. (éd), 85. PARIS. — « Faubourg Saint-Antoine » où figurent les maisons Guérin, Dennery, Roll, Gouffé Jeune, Arnal et Chambry, 1880-1945, carte postale ancienne. Paris, BHVP, côte CPA-4264, © BHVP. Droits réservés.
Fig. 3 — F&F (éd.), « 2002 TOUT PARIS — Rue du Faubourg St-Antoine à la Rue de Charonne (XIe et XIIe arrts) », où figurent les maisons Dennery et Gendre, Brandin, Vrignaud, Sviadocht Frères et Laurent et Collet, 1880-1945, carte postale ancienne. Paris, BHVP, côte CPA-4264, © BHVP. Droits réservés.
Au départ protégé par l’abbaye Saint-Antoine des Champs aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Faubourg Saint-Antoine est devenu un véritable lieu privilégié pour les artisans du meuble qui souhaitaient s’y établir[4]. Les nombreuses arrivées au Faubourg et la production de modèles uniques ayant fait l’objet de commandes de prestige lui ont permis de se créer une certaine réputation et de se développer considérablement durant les XVIIe et XVIIIe siècles[5].
Au XIXe siècle, le Faubourg Saint-Antoine a connu de nombreux bouleversements d’ordre politique, social et économique et a été marqué par des crises et des grèves multiples, événements qui ralentissaient toutes les productions et donnaient lieu à de nombreuses manifestations place de la Bastille, « le lieu symbolique par excellence[6] ». Se prêtant davantage à la production de meubles en série, le XIXe siècle a vu de nombreux fabricants élargir leur production afin de répondre aux besoins d’une nouvelle clientèle. Destinés à un public plus large, les meubles produits à la fin du siècle ont davantage répondu aux besoins de confort et de fonctionnalité, à des prix plus abordables[7]. Les demandes et les besoins de la clientèle évoluant, les modes de production ont changé au sein d’entreprises souhaitant produire et vendre plus, parfois aux dépends de la qualité d’exécution. Ainsi dépréciée — et ce dès le début du XIXe siècle — la production du Faubourg Saint-Antoine a souvent eu mauvaise presse et a souvent été décrite comme ayant perdu tout son prestige d’antan. Certaines revues qui émergeaient à la fin du XIXe siècle ont systématiquement méprisé ou ignoré cette production, la considérant comme intrinsèquement moins inventive et de moindre qualité. Le quartier a été décrit dans les sources d’époque comme étant « très en retard » sur la modernité et incapable de produire quoi que ce soit d’intéressant, notamment pour la production de style Art nouveau.
Afin de mieux comprendre l’avènement de la modernité au Faubourg Saint-Antoine, il convient de procéder à une étude à la fois plus large et plus approfondie de sa genèse. Dans sa Technique du décor intérieur moderne publié en 1928, Guillaume Janneau (1887-1981) écrit qu’il est « possible de retracer cette “soif du moderne” et de la situer déjà vers 1850 », notamment avec l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879)[8] et son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle publié en plusieurs volumes entre 1854 et 1868. Viollet-le-Duc va, comme le souligne Bernard Deloche (1944-…), initier un changement de paradigme en considérant l’ornement non plus comme un élément décoratif mais comme un élément structurel[9]. L’Angleterre a également joué un rôle essentiel dans le développement des arts décoratifs notamment avec John Ruskin (1819-1900) et William Morris (1834-1896)[10] qui ont préconisé un art mêlant le beau et l’utile, tout en tâchant de le rendre plus accessible en limitant les coûts de production. De plus, la question de la modernité a émergé vers le milieu du XIXe siècle avec Charles Beaudelaire (1821-1867) écrivant dans son ouvrage Le Peintre de la vie moderne paru en 1863 : « La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable[11]. »
La fin du XIXe siècle a été marquée par de nombreuses créations modernes au sein de plusieurs villes européennes souvent soutenues par un dynamisme économique et/ou politique comme Munich, Berlin, Barcelone, Turin, Budapest, Prague, Moscou ou Glasgow. Dans chacune d’entre elles s’est développé un courant local de l’Art nouveau. Cependant, trois d’entre elles, Nancy, Bruxelles et Paris sont véritablement parvenues à s’imposer sur le devant de la scène artistique « moderne ». Dans les domaines de la verrerie et du mobilier, l’École de Nancy a clairement dominé en matière de production d’art décoratif de style Art nouveau. Mais c’est à Paris, avec l’ouverture précoce en 1895 du magasin-galerie L’Art nouveau par Siegfried Bing (1838-1905) au 22 rue de Provence que l’on situe le premier berceau de l’Art nouveau en France[12]. En créant ce lieu où il commercialisait des œuvres variées d’un bon rapport qualité-prix, Bing s’est certes distingué comme un précurseur, mais avec le risque, en raison de la proportion importante d’œuvres importées de Belgique, d’Angleterre et des États-Unis, d’apparaître aussi comme une tête de pont du marché et du style moderne étranger.
Pendant ce temps, le Faubourg Saint-Antoine a continué à être vu comme peu alerte en matière de production moderne par rapport à ses concurrents provinciaux et étrangers, voire comme réactionnaire. Ces idées reçues ont perduré pendant plusieurs dizaines d’années comme en témoigne Morand qui a voulu le réhabiliter a posteriori dans un article paru en 1927 :
« L’histoire de l’art décoratif, dans ces dernières années, reste à écrire. Jusqu’ici ce qu’on en a dit est tissu d’injustices. Et le Faubourg a eu sa large part. On lui a fait les reproches de s’être ligué contre les novateurs, de les étouffer, de les combattre secrètement. C’est absurde, et un simple tour parmi les meilleures maisons du Faubourg permet de s’en rendre compte. Que ce soit […] chez Mercier frères […], chez Soubrier, chez Gouffé jeune, chez Georges et Gaston Guérin […], chez G. E. et J. Dennery, […] chez Vérot […], chez Chambry, […] chez Epeaux et fils, […] chez Georges Nowak, chez Pérol frères, […] et chez bien d’autres, le meuble et la décoration modernes sont en honneur depuis longtemps[13].
Tout au long du XIXe siècle, la grande majorité des maisons qui se sont succédées au sein du Faubourg Saint-Antoine ont proposé à la vente des modèles historicistes inspirés, entre autres, par la Renaissance et le XVIIIe siècle[14]. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la copie dominait si nettement le marché du meuble qu’elle représentait les neuf dixièmes de la production du quartier[15]. Comme nous le verrons plus loin, pour des raisons économiques, le Faubourg s’était littéralement enfermé dans ce type de production. Pourtant, de nouvelles maisons se sont ouvertes avec la volonté de proposer à la vente des modèles exclusivement modernes. Plusieurs personnalités du Faubourg — très peu nombreuses à l’échelle du quartier — se sont en effet battues pour faire évoluer l’art décoratif français avec des modèles résolument modernes. Mais dans la majorité des cas, les maisons œuvrant au Faubourg depuis plusieurs dizaines d’années ont simplement étendu la diversité de leur catalogue en y ajoutant l’Art nouveau. En proposant toutes sortes de productions, le Faubourg Saint-Antoine a ainsi atteint le « summum de son éclectisme[16] » au tournant du XXe siècle.
Un quartier implanté et souverain
On retrouve au sein du quartier — et davantage dans le dernier quart du XIXe siècle — un monde ouvrier véritablement hétérogène[17]. Davantage de magasins étrangers y avaient ouvert leurs portes, créant ainsi une concurrence directe[18]. Toutes sortes de maisons plus ou moins grandes se côtoyaient et différaient par la taille de leur locaux, leur effectif, leur production, leur chiffre d’affaires ou encore leur rayonnement en France ou à l’international. Certaines d’entre elles, telles Damon & Colin (Krieger), Zwiener, Mercier Frères, Pérol Frères, Gouffé ou encore Soubrier[19], avaient une position dominante.
Fig. 4 — Anonyme, [Façade de la maison principale « Krieger-Damon et Colin successeurs »], s.d. Fabrique d’ameublements dans tous les styles, d’ébénisterie, de tapisserie, de literie, de sièges et de tentures située au numéro 74 de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Illustration provenant d’un catalogue commercial. Paris, BHVP, série 120, © BHVP. Droits réservés.
Fig. 5 — Anonyme, « La maison Mercier en 1882 [située au] 80 rue du Faubourg Saint-Antoine », 1882. Paris, BHVP, côte 1-EST-02250, © BHVP. Droits réservés.
Fig. 6 — F. B. (éd.), F. B. 165 PARIS, « Entrée du faubourg St-Antoine » où figurent les maisons Pérol Frères et Guérin, s.d., carte postale ancienne. Coll. part, © Geneanet. Droits réservés.
Fig. 7 — Anonyme, [Façade de la maison « Gouffé Jeune »], vers 1900. Fabrique d’ameublements, de tapisseries et de décorations située aux numéros 46 et 48 de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Illustration provenant d’un catalogue commercial. Paris, Bibliothèque Forney, © Forney. Droits réservés.
Fig. 8 — Gondry, Paris (éd.), 450 PARIS — « Un coin de la rue de Reuilly. La Caserne de Reuilly, la Maison d’Ameublement Soubrier », 1908, carte postale ancienne. Paris, Bibliothèque du MAD, fonds Soubrier, © MAD.
Les maisons de moyennes et de plus petites tailles étaient cependant les plus nombreuses. Leur installation dans le Faubourg était bien souvent motivée par le désir d’y développer leur commerce car certains consommateurs, tenants d’un savoir-faire ancré, ne juraient que par cette production et refusaient même de songer à se fournir ailleurs. Le fait qu’ateliers, magasins de vente et usines d’une même maison se trouvaient généralement à une seule et même adresse était perçu comme un gage d’authenticité et l’idée qu’un meuble soit imaginé, fabriqué et vendu au même endroit en faisait toute sa particularité.
De plus, la « trôle » contribuait grandement à l’originalité du quartier depuis déjà plusieurs décennies. Dans son article sur Le Faubourg Saint-Antoine, Philippe Rivoirard a souligné très justement « […] ces expressions mêmes de charabanier et de trôleur, que le lecteur ne comprend pas encore lui prouvent qu’outre toutes ces curiosités, cette ville isolée dans Paris possède des usages à elle et sa langue particulière[20]. » Mot d’argot du Faubourg Saint-Antoine et tiré de la vénerie, la « trôle » dont la signification est « quêter au hasard[21] » était pratiquée par les « trôleurs », ouvriers qui vendaient des meubles sans intermédiaire dans les rues en les disposant sur les trottoirs. Ils disposaient généralement leurs marchandises dans la rue du Faubourg Saint-Antoine avant de poursuivre dans la rue de Charonne ou dans la rue de Montreuil[22]. L’avenue Ledru-Rollin — jusqu’à son croisement avec l’avenue Daumesnil — a par la suite été aussi très convoitée[23].
Fig. 9 — Anonyme, « Les trôleurs : marché aux meubles, avenue Ledru-Rollin », où figure la maison Mercier Frères, 1899, phototypie. Coll. La Bonne Graine, © La Bonne Graine.
À l’époque, ce « marché pittoresque[24]» qui avait généralement lieu le samedi ou le dimanche[25], était mal perçu, à la fois par les maisons de production qui y voyait une concurrence sauvage et par la clientèle qui qualifiait de « camelote » ces meubles de mauvaise facture. Dans la plupart des cas, la pratique de la trôle ne rapportait pas suffisamment d’argent et les trôleurs croulaient souvent sous les dettes. Mais certaines maisons du quartier — grandes ou moins grandes — pouvaient elles aussi pratiquer la trôle[26]. Le Musée Carnavalet conserve dans ses collections, une estampe de Louis Maleste reprenant ce thème. On y voit des trôleurs en train de négocier avec des clients et un amoncellement de meubles dissimulés sous des draps, afin de les protéger au mieux des intempéries. Une nouvelle fois, une maison d’ameublements figure à l’arrière-plan. Il semblerait que ce soit la maison Mercier Frères située au numéro 80 de la rue du Faubourg Saint-Antoine.
Fig. 10 — Louis Maleste (1862-1928), La « trôle » au Faubourg Saint-Antoine, où semble figurer à l’arrière, la maison Mercier Frères située au 80 rue du Faubourg Saint-Antoine], 1891, estampe, gravure sur bois, H. 31,5 cm ; L. 21,6 cm. Paris, Musée Carnavalet, n°inv. G.23305, © Carnavalet. Droits réservés.
Un goût prononcé pour l’historicisme
L’industrie du meuble français, et plus spécifiquement celle du Faubourg Saint-Antoine, devait alors son importance à l’intérêt porté par la clientèle aux modèles d’ébénisterie et notamment à ceux de l’ébénisterie de luxe. Jusqu’en 1870 environ, cette production a été connue et reconnue à travers le monde comme étant la meilleure d’entre toutes. Dès lors, la capitale française était désignée comme « chef d’école de l’ébénisterie[27] ». Elle se distinguait par son extrême finesse, par son utilisation de multiples essences de bois aux propriétés diverses ou encore par l’agencement de ses bronzes d’une rare richesse. Le journaliste Charles Mayet (1850-1920) témoignait d’ailleurs de cette primauté de l’ébénisterie parisienne sur les autres productions :
« Nul[le] part on ne plaque, on n’incruste, on ne marquette un meuble comme à Paris ; nulle part on ne sait sortir aussi habilement d’une planche ou d’un morceau de bois brut la courbe d’un pied de chaise, d’un dossier ou d’un bras de fauteuil de style[28]. »
Cependant, on a commencé à observer aux alentours de 1878 un désintérêt croissant de la part des consommateurs pour ces modèles plaqués fastueux au profit de meubles massifs (aussi appelés meubles sculptés[29]). Majoritairement de style Renaissance, ces meubles étaient beaucoup plus imposants, plus architecturés et abondamment sculptés. Malgré l’extrême richesse et la finesse des contours du meuble d’ébénisterie de luxe, la clientèle a trouvé bien des avantages aux meubles massifs, prisant non seulement leur solidité, mais aussi leur durabilité. Ces modèles demandaient effectivement moins d’entretien et ne risquaient pas de s’altérer en fonction des facteurs environnementaux alors que les placages, laques et vernis étaient facilement soumis à l’écaillement. Mais, de façon générale, marqués par cette « fièvre du bibelot » comme la nommait Gustave Soulier (1872-1937), la demande des consommateurs liée à la copie était telle qu’il était presque inconcevable pour les entreprises du Faubourg de produire des meubles différents. Henri-Auguste Fourdinois (1830-1907) témoignait à ce propos en 1882 :
« […] Nous n’avons plus l’occasion de faire de belles choses : on copie les meubles anciens, les marchands ont plus d’intérêt actuellement à copier les vieux modèles qu’à chercher à créer un genre nouveau ; de cette façon, on ne progresse plus[30]. »
Une majorité des maisons qui peuplaient le quartier à la fin du XIXe siècle y étaient implantées depuis plusieurs dizaines d’années, voire depuis le début du siècle. Elles avaient toujours proposé des copies et des productions qui s’inspiraient de styles anciens. Pour leur part, les maisons de moyennes et de petites tailles se voyaient dans l’obligation de se soumettre au goût de « l’ancien » afin de subvenir à leurs besoins quotidiens. Celles qui auraient tenté de produire autre chose se seraient dirigées vers une faillite assurée. Seules les grandes maisons qui disposaient d’importants moyens pouvaient proposer à la vente des productions bien plus diversifiées et répondre ainsi à l’injonction qui leur était souvent faite : « Qu’ils s’emparent donc d’idées neuves, afin de créer un style en rapport avec ces idées[31] ». Mais même dans cette catégorie plus favorisée, les résistances à la modernisation stylistique étaient tenaces. Grâce à leur équipement en force motrice et l’accès à toutes les machines-outils qui en découlaient, ces maisons pouvaient rentabiliser au maximum leurs investissement en produisant en série et en importante quantité. Elles ont donc accéléré les cadences de production, non seulement aux dépends des conditions de travail des ouvriers, mais aussi de la qualité même du mobilier[32]. Dès lors, pourquoi vouloir prendre le risque de proposer une production qui de toute manière ne se vendrait pas facilement ? Finalement, le public n’avait guère d’autre choix que d’acheter ce qu’on lui proposait comme le soulignait très justement Gustave Soulier :
« Car il ne faut pas oublier que la majeure partie de la clientèle, même de la clientèle éclairée, ne formule guère ses désirs, et qu’elle se borne à choisir, parmi les modèles qu’on lui offre, celui qui lui plaît davantage, ou plus souvent celui qui lui paraît le plus généralement estimé, le plus à la mode[33]. »
Ophélie Depraetere
Dans un prochain article, nous aborderons l’émergence de la modernité puis celle de l’Art nouveau au Faubourg Saint-Antoine.
Actuellement étudiante en master 2 Expertise et Marché de l’art à Sorbonne Université, Ophélie Depraetere est diplômée d’une licence en Histoire de l’art à l’Université de Lille et d’un master 2 recherche en Histoire de l’art à l’École Pratique des Hautes Études (PSL). Soutenu en septembre 2023, son mémoire de recherche porte sur « L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905). » Il recense quarante-deux entreprises du quartier qui se sont adonnées à cette recherche de la modernité entre 1880 et 1905. Parmi celles-ci figurent : À la Fermière, Arbey (Au Vieux Noyer), Au Confortable (Salomon), Au Pitchpin, Balny, Boison, Boverie, Brouhot, Chambry, Colettes Frères, Darras, Dennery, Devouge & Colosiez (Lalande), Dieudonné & Noirot, Epeaux, Forget, Gallerey, Gouffé, Goumain Frères (Roupnel), Guérin, Héring, Hugnet Frères, Jourde, Damon & Colin (Krieger), l’Hygiène moderne, L’intérieur moderne, Le mobilier (L&M Cerf), Lucas & Maugery, Mercier Frères, Nowak, Olivier, Pérol, Peyrottes, Pique, Préau, Roll (Muller), Schmit, Schmitt, Soubrier, Van Den Acker, Verot et enfin Viardot.
Notes
[1] HENRIOT Gabriel, Notre Vieux Faubourg, Paris, Les bibliophiles du Faubourg, 1933.
[2] LUGINBÜHL HARGOUS Odile, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine : analyse d’une communauté professionnelle, thèse de doctorat sous la direction de Jean Cuisenier, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1981, p. 73.
[3] ROSSI Pauline, « Constructions et démolitions dans le Faubourg Saint-Antoine (1930-1990) », Société française d’histoire urbaine, n° 43, 2015, p. 117.
[4] HITIER Jacques, HEUTTE René, 100 années de création : École Boulle, 1886-1986, Paris, éd. Syros-Alternatives, 1988, p. 18.
[5] LUGINBÜHL HARGOUS, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1981, p. 66.
[6] DELANOE Hélène, « Le Souverain Faubourg » : le Faubourg Saint-Antoine et les métiers du meuble, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1987, p. 68.
[7] RIVOIRARD Philippe, « Le Faubourg Saint-Antoine », Paris Villages, n° 6, 1985, p. 37.
[8] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, Paris, éd. Albert Morancé, 1928, p. 17.
[9] DELOCHE Bernard, L’Art du meuble : introduction à l’esthétique des arts mineurs, Lyon, L’hermès, 1980, p. 250.
[10] FROISSART Rossella, Le Groupe de « L’art dans tout » (1896-1901) : un art nouveau au seuil du XXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de J.-P. Bouillon, Université Blaise Pascal, 2000, p. 14.
[11] Cf. BEAUDELAIRE Charles, Le Peintre de la vie moderne, 1863.
[12] TROY Nancy, Modernism and the Decorative Arts in France : Art Nouveau to Le Corbusier, Londres, Yale University Press, 1991, p. 3.
[13] Cf. MORAND R., « L’Art moderne au Faubourg », Le Siècle, le 21 janvier 1927.
[14] DION-TENENBAUM Anne, GAY-MAZUEL Audrey, Revivals : l’historicisme dans les arts décoratifs français au XIXe siècle, Paris, Musée des arts décoratifs, 2020, p. 5.
[15] SEDEYN Émile, Le Faubourg Saint-Antoine, Paris, La Renaissance de l’art français, 1921, p. 612.
[16] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 18.
[17] WINOCK, La Belle Époque, op. cit., 1992, p. 136.
[18] NOWAK Georges, dans : Estienne, « Vers un style nouveau », Le Siècle, le 20 mai 1912.
[19] En 2017, les descendants actuels de la famille Soubrier ont fait don de l’intégralité du fonds d’archives de la maison au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Constitué de plus de six-cents registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, documents juridiques, dessins, photographies et plans, son ampleur et sa diversité en font une source exceptionnelle pour l’étude d’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine.
[20] RIVOIRARD, « Le Faubourg Saint-Antoine », art. cit., 1985, p. 37.
[21] HENRIOT, Notre Vieux Faubourg, op. cit., 1933, p. 49.
[22] MAYET Charles, LaCrise industrielle : l’ameublement, Paris, E. Dentu, 1883, p. 13.
[23] SEDEYN, Le Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1921, p. 612.
[24] FUNCK-BRENTANO Frantz, Bastille et Faubourg Saint-Antoine, Paris, Hachette, 1925, p 46.
[25] LUGINBÜHL HARGOUS, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1981, p. 73.
[26] PERROT Michelle, Les Ouvriers en grèves, Paris, La Haye : Mouton, 1973, p. 379.
[27] MEYNARD M., Exposition universelle internationale de 1889 à Paris, Rapports de Jury international. Groupe III, Classes 17 à 29, Meubles à bon marché et meubles de luxe, Paris, Imprimerie Nationale, p. 5.
[28] MAYET, La Crise industrielle : l’ameublement, op. cit., 1883, p. 41.
[29] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, op. cit., p. 3.
[30] FOURDINOIS Henri-Auguste, « Déposition écrite de M. Fourdinois », dans : PROUST, Antonin, Commission d’enquête sur la situation des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret en date du 17 janvier 1882, Paris, Quantin, 1884, p. 30.
[31] Anonyme, « Les meubles à l’Exposition de 1889. Statistique commerciale. Rapport Général », dans Alfred Picard (dir.), Exposition Universelle internationale de 1889 à Paris. Rapport général : Groupe III, Le mobilier et ses accessoires, dixième partie, Paris, Imprimerie Nationale, 1891, p. 16.
[32] FOURDINOIS Henri-Auguste, « Déposition écrite de M. Fourdinois », dans : PROUST, Antonin, Commission d’enquête sur la situation des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret en date du 17 janvier 1882, Paris, Quantin, 1884, p. 29.
[33] SOULIER Gustave, « Meubles nouveaux », revue Art et Décoration, tome II, juillet-décembre 1897, p. 105.
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Le Bureau du Cercle Guimard
Les premiers vases en céramique créés par Guimard sont encore assez mal connus car rares et peu disponibles en France. Leur attribution est en partie le fait de conjectures et leurs fabricants ne sont pas toujours connus avec certitude. Notre livre consacré à la céramique de Guimard[1] a fait un premier bilan de cette production, mais de nouvelles informations sont venues enrichir nos connaissances. Dans cet article, nous n’aborderons que quelques modèles de vases sur lesquels les informations étaient jusqu’ici très restreintes, jusqu’à ce que l’un d’entre eux puisse être acquis en juin 2023 et qu’un autre apparaisse en vente publique, la veille de la publication de cet article.
Vase Guimard acquis en juin 2023. Coll. part. Photo C. R.
Dans le portfolio du Castel Béranger, édité à la fin de l’année 1898, la dernière planche (n° 65) est consacrée à différents modèles de vases qui sont reproduits sans avoir été mis à l’échelle. Ceux qui sont représentés aux quatre coins sont deux modèles différents en bronze doré (n° 3 et 5, n° 4 et 6). Les autres vases sont en céramique. La légende précise, pour le pot à tabac (n° 7, 8, 9, 10), « Pot à tabac en grès, couvercle en bronze », sans donner le nom du fabricant. Le petit pot (n° 11 et 12) est légendé : « Petit pot en grès[2] » sans nom de fabricant. Le grand vase (n° 1 et 2, cerclés sur la photo) est simplement légendé : « Grand vase à fleurs » sans indication de matériau ni de fabricant. Il comporte quatre anses joignant l’épaulement à un col resserré et qui ne sont pas symétriques.
Planche 65 du portfolio du Castel Béranger. Coll. part. Le « grand vase à fleurs » est cerclé.
Les céramistes auxquels Guimard a pu avoir recours à cette époque sont tout simplement ses fournisseurs pour le décor intérieur et extérieur du Castel Béranger. Il s’agit, d’une part d’Alexandre Bigot, et d’autre part de Gilardoni fils, A. Brault & Cie (la Tuilerie de Choisy-le-Roi). En dehors du Castel Béranger, Guimard a aussi collaboré avec ces deux entreprises : avec Bigot pour l’édition de décors de linteaux ; avec Gilardoni & Brault pour l’élaboration de leur stand à l’Exposition de la Céramique et des Arts du Feu de 1897. Nous excluons d’emblée Muller & Cie (la Grande Tuilerie d’Ivry) des possibles fabricants de ces vases puisque Guimard semble avoir cessé sa collaboration avec eux au moment de la construction du Castel Béranger. Les exemplaires de vases connus ne présentent d’ailleurs pas de marque Muller & Cie et n’ont pas reçu l’émaillage aux tons généralement assez vifs et brillants de la Grande Tuilerie d’Ivry.
Le seul document sur lequel il a été possible de retrouver le « grand vase à fleurs » est une photographie parue dans le supplément du Gil Blas en 1903, prise au sein du pavillon que Guimard avait édifié au Grand Palais à l’occasion de l’Exposition de l’Habitation en 1903. Mais la liste complète des participants à ce pavillon, publiée sur l’emballage des cartes postales « Le Style Guimard » éditées à cette occasion, ne mentionne aucun céramiste.
Le « grand vase à fleurs » dans le pavillon de Guimard à l’Exposition de l’Habitation au Grand Palais en 1903. Supplément du Gil Blas, octobre 1903. Coll. part.
Il est donc possible que ce grand vase n’ait été présent dans le pavillon que pour son aspect décoratif et non au titre d’objet en vente et encore en cours de production. Aucun exemplaire de ce grand vase n’est actuellement connu, ce qui pourrait signifier qu’il n’a pas été édité en série.
Un document plus ancien, puisqu’il date de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, apporte d’autres informations. Il s’agit de la photographie d’un présentoir de produits artistiques exposés par Gilardoni & Brault. Ce présentoir serait passé inaperçu si cette photo n’avait été publiée dans le numéro spécial de la revue anglaise The Art Journal compilant ses articles consacrés à l’Exposition Universelle. Elle est légendée : « The Monks of Dijon[3] and some new designs in grès cerame ». Le texte de l’article précise qu’il s’agit de grès de l’entreprise Gilardoni & Brault.
Présentoir de produits artistiques de la tuilerie Gilardoni & Brault à l’Exposition Universelle de 1900. The Art Journal, 1900. Le petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles est cerclé. Coll. part.
Sur l’étagère inférieure, se trouve un vase qui nous intéresse plus particulièrement et que nous nommerons le « petit vase Guimard/Gilardoni » par opposition au « grand vase à fleurs ». Leurs silhouettes sont suffisamment proches pour que nous supposions que le grand vase ait aussi été produit par Gilardoni & Brault. Ce petit vase dont les dimensions le font tenir dans un cube, présente déjà une certaine symétrisation. Le fait qu’il soit absent de la planche du portfolio du Castel Béranger indique qu’il a probablement été conçu après sa publication, vers 1899. Et son absence du pavillon Guimard à l’Exposition de l’Habitation, suggère qu’il n’était déjà plus commercialisé en 1903, Guimard préférant alors sans doute mettre en avant sa production pour la Manufacture de Sèvres. Même si son attribution à Guimard ne fait aucun doute dans notre esprit, il faut bien noter que nous ne connaissons aucun document ancien où son auteur est clairement désigné, que nous ne connaissons aucune photo où il apparait dans les ateliers ou au domicile de Guimard et qu’aucun des exemplaires connus ne porte de signature ou de monogramme de Guimard. Quelques exemplaires de ce petit vase sont en collections publiques ou privées, mais jusque récemment, nous n’avions pu en observer aucun de près.
Une photographie ancienne d’un exemplaire aujourd’hui non localisé montre une glaçure brillante en camaïeu[4] d’ocres.
Photographie d’un petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, glaçure brillante en camaïeu d’ocres, non localisé. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
Une autre photographie du même vase, prise d’un peu plus haut montre clairement la présence de deux anses (à gauche et à droite) et de deux « boucles » au modelage complexe (devant et derrière).
Photographie d’un petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, glaçure en camaïeu, non localisé. Le tirage photographique a été inversé. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
D’autres vases du même modèle sont connus, comme le vase ci-dessous qui est en collection publique à Canberra en Australie .
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, haut. 0,21 m. Coll. National Gallery of Australia, Canberra.
En dehors de ce modèle à deux anses et deux boucles, il existe deux autres variantes. L’une d’elles ne comprend que les deux boucles. Le seul exemplaire connu est au Detroit Art Institute qui le donnait jusqu’ici comme étant en faïence émaillée. Mais après discussion avec l’équipe de conservation, il est établi qu’il s’agit de grès.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux boucles. grès émaillé, haut. 0,232 m, long. 0,241 m, prof. 0,23.2 m. Coll. Detroit Art Institute, USA. Gift of Gilbert and Lila Silverman/Bridgeman Images.
Une autre variante du petit vase Guimard/Gilardoni ne comprend que les deux anses. Elle n’est venue à notre connaissance que récemment, lorsque la maison de vente de Grasse a mis en vente en juin 2023 un vase à glaçure turquoise « dans le goût de Dalpayrat », assorti d’une toute petite estimation à 100-200 €. Comme les autres vases Guimard/Gilardoni, celui-ci n’avait ni monogramme « HG », ni marque de fabricant, ce qui limitait le nombre d’enchérisseurs potentiels lors d’une vente qui avait toutes les chances de passer inaperçue. Mais nous n’avons pas été les seuls à repérer ce vase et son estimation a été pulvérisée, à la grande stupéfaction du commissaire-priseur.
Vase mis en vente par l’Hôtel des Ventes de Grasse le 10 juin 2023, lot n° 210, « Dans le goût de Pierre-Adrien Dalpayrat (1844-1910) vase d’époque Art nouveau en céramique émaillée céladon à décor et anses naturalistes non signé, H. 24 cm (petits défauts d’émail) ». Photo Hôtel des Ventes de Grasse.
Afin de retrouver l’éclat des couleurs et la profondeur des motifs, un nettoyage adapté a été réalisé. Cette étape préliminaire a été complétée par une reprise des lacunes de l’émail, situées sur les éléments en ressaut du vase. Ces actions ont été menées par notre adhérente Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice de céramiques, nouvellement diplômée de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses, avant restauration. Détail d’une anse montrant quelques défects. Photo Hôtel des Ventes de Grasse.
Dans l’étude technique d’un vase de ce type, les lacunes et les revers nous révèlent quelques informations intéressantes notamment pour la composition de la pâte et le travail de l’émail. Ainsi, il semblerait que le vase soit en grès, composé d’une pâte claire et assez fine, apparaissant à l’endroit des lacunes de l’émail. En retournant le vase, on comprend que les couleurs sont appliquées en couches épaisses, successives, lesquelles forment des masses avec des cratères et bubons. Ces épaisseurs situées sous le vase, sont le résultat des coulures des émaux sur la pièce. Les quatre encoches visibles sous le vase, indiquent l’emploi, au cours de la cuisson, de pernettes. Ces petits éléments en terre réfractaire de différentes formes, permettent de surélever la pièce dans le four. Ainsi, les effets de coulures de l’émail formant ce décor singulier, peuvent se vitrifier sans risquer d’adhérer aux plaques du four.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses, après restauration. Les petites surfaces ocre sans glaçure correspondent à l’emplacement des pernettes. Coll. part. Photo C. R.
Les actions de conservation-restauration menées sur le vase, ont également permis d’appréhender sa fabrication et de comprendre le processus créatif ayant engendré cette glaçure bicolore.
Une première couche d’émail aux tonalités bordeaux est obtenue avec des oxydes de fer. Elle est ensuite recouverte d’une seconde couche d’émail de couleur turquoise, à base d’oxydes de cobalt et/ou de cuivre[5]. Cette succession de couches appliquées au pinceau et frottées sur les zones en ressaut, donne un émaillage majoritairement turquoise avec une profondeur et des creux bordeaux. Ces deux couleurs font explicitement références aux couleurs traditionnelles dites céladon[6] et sang de bœuf, des céramiques asiatiques.
La cuisson de ce type d’émaux se situe entre 600 °C et 800 °C. Afin d’obtenir un aspect mat à légèrement satiné, les employés de l’atelier d’émaillage ont pu ajouter aux émaux, de la chaux, de l’oxyde de zinc, ou encore de l’argile[7].
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses, après restauration. Coll. part. Photo C. R.
Notre hypothèse quant à la mise en forme du vase est la suivante : dans un premier temps, le corps a été réalisé en coulant la pâte dans un moule bivalve (composé de deux parties en plâtre, associées). La terre, mélangée à l’eau, est suffisamment épaisse pour ne former qu’une couche le long des parois du moule (voir schéma). Une fois l’eau évaporée, le corps peut être démoulé et les éventuelles barbes et défauts sont retirés à l’outil.
Travaillées à part, les anses ont été moulées pleines et ensuite ajoutées au corps du vase. La barbotine (un mélange de terre et d’eau) a permis d’associer les éléments entre eux. À l’aide d’outils divers, le céramiste a repris les « coutures » des différents éléments entre eux et préparé la pièce pour sa cuisson de dégourdi, laquelle a précédé la pose de la glaçure.
Par un heureux hasard, l’un de nos nouveaux adhérents possède un vase très proche du nôtre, mais dont les couleurs sont inversées et comparables au vase à deux boucles du Detroit Art Institute. La glaçure bordeaux y est très majoritaire, alors que la glaçure turquoise est restreinte aux reliefs. Ces deux vases forment donc une sorte de « positif » et de « négatif » d’un même modèle, décliné avec des émaux inversés.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses. Coll. part. Photo P. M.
Nous avons donc pu les comparer en les posant côte à côte, ce qui a permis de mettre en avant certaines caractéristiques intéressantes dans la production de céramiques de cette période, oscillant entre pièce unique et modèle de série.
Petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses. Coll. part. Photos F. D.
Bien que similaires sur plusieurs points comme leur taille, leur forme générale, les anses, les couleurs des émaux et le style organique, ces vases ne sont pas tout à fait identiques. On constate en effet de multiples différences dans leurs reliefs et au niveau du traitement du vaisseau.
Petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses. Photos F. D.
Cela signifie très probablement que ces nuances ont été travaillées avec une adjonction de matière sur le corps du vase préalablement moulé. Ainsi, à l’outil, le céramiste a pu creuser, relever ou adoucir les reliefs pour créer cet effet mouvant dans le décor, sans doute en s’appuyant sur un dessin ou un modèle en plâtre.
En revanche, les anses sont identiques sur les deux vases. Ceci corrobore l’idée qu’il s’agit bien d’éléments rapportés qui ont été moulés à part et appliqués sur le vase dans un second temps.
Anses des petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses. Photos F. D.
L’hypothèse de l’utilisation d’un même moule pour le corps de ces deux vases nous suggère l’idée que Guimard a pu utiliser le moule d’un vase commun, lisse, préexistant chez Gilardoni & Brault et qu’il s’est chargé de modifier à sa guise le corps obtenu par l’ajout d’anses, de boucles et surtout de ses reliefs mouvementés. À l’appui de cette idée, nous avons l’exemple d’une telle démarche avec un soliflore de Guimard dont deux exemplaires étaient également sur le présentoir de Gilardoni & Brault à l’Exposition universelle de 1900.
Présentoir de produits artistiques de la tuilerie Gilardoni & Brault à l’Exposition Universelle de 1900. The Art Journal, 1900. L’un des deux soliflores Guimard/Gilardoni est cerclé. Coll. part.
Nous en connaissons un exemplaire qui appartient à l’un de nos adhérents.
Soliflore par Guimard, produit par Gilardoni & Brault avant 1900, sans signature ni marque, haut. 0,18 m. Coll. fMa.
Posés sur le même présentoir, quatre autres exemplaires de ce soliflore ont le même renflement à la base du col mais n’ont pas les reliefs mouvants caractéristiques de Guimard. Ce premier modèle lisse, très éloigné du style de Guimard, aurait ainsi subi une « guimardisation ». Il est possible que le « grand vase à fleurs » ait subi le même traitement.
Présentoir de produits artistiques de la tuilerie Gilardoni & Brault à l’Exposition Universelle de 1900. The Art Journal, 1900. Coll. part.
Si l’on compare les photographies connues des petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, ils semblent au contraire être identiques.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles avec glaçure en camaïeu de bleus. Haut. 21 cm. Coll. part.
Cela signifierait qu’un moule spécifique aurait été créé pour ce modèle afin d’en tirer une production en série. Le vase à deux anses et deux boucles présenté sur l’étagère de l’Exposition Universelle en serait un exemplaire, alors que les variantes à deux boucles ou à deux anses pourraient avoir été des exemplaires de recherche antérieurs, réalisés à l’unité. Les dimensions inférieures des vases à deux anses et deux boucles pourraient être dues au rétrécissement qu’entraine le surmoulage d’un modèle.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles avec glaçure en deux couches, céladon et bordeaux, sans signature. Haut. 0,222 cm, diam. max. 0,233 m. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Pendant la rédaction de cet article, un troisième vase Guimard/Gilardoni (ci-dessus), cette fois à deux anses et deux boucles, s’est présenté en vente à Auvers-sur-Oise[8]. Nous n’avons pas pu l’acquérir lors de cette enchère car son prix d’adjudication a dépassé le montant maximum que nous nous étions fixé, mais son nouveau propriétaire nous a fait la surprise de nous le « revendre » en abaissant son prix au niveau où nous avions dû décrocher. Nous lui en somme très reconnaissant car ce vase magnifique, dont l’état n’a nécessité qu’un simple nettoyage par Clémence Rigaux, complète de manière heureuse le vase turquoise.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles avec glaçure en deux couches, céladon et bordeaux, sans signature. Haut. 0,222 cm, diam. max. 0,233 cm. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Il possède une glaçure du même type que celle des vases à deux anses ou à deux boucles. Si notre hypothèse d’une antériorité de ces derniers était exacte, il pourrait donc s’agir d’un des premiers exemplaires du modèle à deux anses et deux boucles, avant que Gilardoni & Brault n’adopte des glaçures en camaïeu comme celles que nous présentons plus haut, peut-être plus aisément commercialisables.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles avec glaçure en deux couches, céladon et bordeaux, sans signature. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Contrairement aux autres vases que nous connaissons, il possède une marque peu visible au culot : une lettre « S » avec de grands empattements.
Petit vase Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles avec glaçure en deux couches, céladon et bordeaux, sans signature. Marque au culot. Coll. Le Cercle Guimard. Photo F. D.
Frédéric Descouturelle, avec la participation d’Olivier Pons et de Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice du Patrimoine.
Nous remercions M. Paul Arthur, spécialiste de la céramique art nouveau qui nous a indiqué l’existence de certains des vases mentionnés dans l’article, ainsi que notre ami Francesco Mariani et M. Patrick Mathé pour son accueil et sa générosité.
Notes
[1] La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[2] Le grès (ou grès cérame) est une argile à forte concentration en silice cuite à haute température (entre 1200 °C et 1300 °C) permettant d’obtenir une vitrification partielle avec une céramique compacte, opaque, imperméable et très dure. Les pâtes utilisées par les manufactures et les céramistes à la fin du XIXe siècle étaient des pâtes artificielles comportant de l’argile naturelle, du kaolin, du feldspath et de la silice sous forme de quartz et de silex. En fonction de sa composition, sa couleur était ocre ou grisâtre, parfois presque blanche (grès porcelainé).
[3] Il s’agit de reproductions des pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne qui étaient originellement à la chartreuse de Champmol à Dijon et qui sont à présent reconstitués au musée des Beaux-Arts de Dijon. Des moulages des pleurants sont exposés à la Cité de l’Architecture à Paris. Deux exemplaires qui étaient selon toute probabilité des reproductions de Gilardoni & Brault avaient été placés sur des étagères au sein du Castel Henriette à Sèvres. Guimard en possédait un troisième.
[4] Ce type de glaçure est assez répandue sur les grès. Afin d’obtenir de la profondeur et un dégradé de couleurs, les émaux sont placés par superposition sur la céramique. Ils sont alors liquides, appliqués à la louche ou au pinceau, avec un temps de séchage à l’air libre entre chaque couleur. On pose les émaux foncés dans un premier temps, puis on superpose des couches plus claires. L’emploi d’une couche d’émail transparent, à la fusibilité plus importante lors de la cuisson, peut permettre à la couche inférieure de gagner, elle aussi, en fusibilité et ainsi, dans certains cas, de passer au travers de la couche d’émail supérieur et de créer des effets de camaïeu et de profondeur. Cette profondeur peut aussi être créée par l’adjonction de plusieurs couches d’une même couleur mais d’épaisseur différentes donnant également lieu à des nuances.
[5] RHODES, Daniel, Terres et glaçures, 2006.
[6] Ce terme désigne une glaçure chinoise destinée aux grès et qui est reprise dans les arts du feu européens entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La couleur des céladons est due à la réduction des oxydes de la glaçure. La quantité de ces derniers, ainsi que la température de cuisson et la méthode de réduction, influencent la couleur de la céramique qui peut varier du vert grisâtre au bleu-vert. La cuisson en réduction limite l’apport en air dans le four, le carbone du feu utilisant alors l’oxygène des oxydes, réduit ceux-ci à l’état de métaux purs et changent les nuances des glaçures.
[7] RADA, Pravoslav, Les techniques de la céramique, Collection Techniques d’art, 1989.
[8]Vente Le Calvez & Associés à Auvers-sur-Oise, le 29/02/24, lot n° 15.
Dans cet article, nous revenons sur la petite table de Guimard qui s’est vendue le 22 novembre 2022 et qui a été acquise par le musée d’Orsay, pour nous intéresser plus spécifiquement à son piètement. Celui-ci est étonnamment proche d’une petite table de Riemerschmid, mais aussi d’une jardinière commercialisée par Thonet. Mais qui s’est inspiré de qui ?
En septembre 1899, un cliché pris dans un appartement du Castel Béranger a paru au sein d’un article consacré au Castel Béranger dans la Revue de Arts décoratifs. Deux mois plus tard, il a à nouveau été publié, avec une meilleure qualité, dans le premier numéro de la Revue d’Art dont Guimard avait dessiné la couverture. Un article de Frantz Jourdain y présente des créations récentes de Guimard en matière de mobilier. On y trouve en particulier une vitrine[1] et une petite table au piètement singulier sur laquelle est posée, à gauche un petit sujet de Carpeaux (une femme endormie), au centre un vase[2] réalisé en collaboration avec Edmond Lachenal, et à droite un bougeoir[3].
Cliché paru dans la Revue de l’Art n° 1, novembre 1899. Coll. part.
Sa vente en novembre 2022 a permis d’en avoir de meilleures images.
Petite table de Guimard, 1899. Haut. 0,609 m, long. 0,657 m, prof. 0,537 m. Photo Sotheby’s / Art Digital Studio.
Le piètement et le cadre du plateau sont en noyer avec un décor sculpté très fouillé comprenant plusieurs ajours, tandis que le plateau reçoit un placage marqueté en ronce de noyer, de bouleau, d’érable et de sycomore, avec sur un fond de loupe, des lignes sinueuses encadrant quatre quartiers symétriques très inhabituels puisque leur partie centrale est une tranche transversale.
Petite table de Guimard, 1899. Photo Sotheby’s / Art Digital Studio.
Deux éléments en nacre, dont un représentant le monogramme de Guimard, complètent la marqueterie du plateau.
Petite table de Guimard, 1899. Photo Sotheby’s / Art Digital Studio.
Cette table a été montrée au public en 1933 à l’exposition Le Décor de la vie sous la IIIe République de 1870 à 1900 au Musée des Arts Décoratifs comme le prouve l’étiquette placée sous le plateau.
Petite table de Guimard, 1899. Sotheby’s / Art Digital Studio.
Exposition Le Décor de la vie sous la IIIe République de 1870 à 1900 au Musée des Arts Décoratifs en 1933. La petite table de Guimard est entre une vitrine de Guimard (dans le coin) et le pupitre d’Alexandre Charpentier. Coll. part.
Ce modèle de table avait dû particulièrement plaire à Guimard car dix ans après sa création il a conçu une autre table de structure semblable pour le salon de son hôtel particulier au 122 avenue Mozart. Dans la même démarche, il a aussi recréé pour son salon une vitrine proche de celle publiée dans la Revue d’Art[4].
Salon de l’hôtel Guimard, photographie d’époque. La petite table se trouve à droite, entre les deux fauteuils. La vitrine est tout à droite. Coll. part.
Cette table a également fait partie d’une exposition présentant des créations de Guimard. Malheureusement, pour l’instant, nous en ignorons encore la date et la localisation.
Petite table de Guimard, 1909, faisant partie du salon de l’hôtel Guimard. Exposition inconnue. Photo Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP.
Elle est passée en vente en 2012, ce qui a permis de constater a posteriori les différences avec le modèle de 1899 qui illustrent l’assagissement du style de Guimard autour de 1910 : le piètement et le cadre du plateau sont en poirier et non plus en noyer, avec un décor sculpté plus raffiné, moins nervuré et sans ajours ; le plateau n’est plus marqueté mais revêtu d’un simple placage de loupe de noyer en quatre quartiers symétriques ; la signature de Guimard est cette fois gravée sur la bordure du plateau avec la date 1909. Si les dimensions de son plateau sont proches de celles de la table de 1899, la nouvelle table est légèrement moins rectangulaire et plus haute d’une dizaine de centimètres.
Petite table de Guimard, 1909, faisant partie du salon de l’hôtel Guimard. Haut. 0,70 m, long. 0,62 m, prof. 0,55 m. Vente du 09/06/2010. Photo Aguttes.
L’intérêt de ces deux modèles de tables réside tout particulièrement dans leur piètement qui n’a pu être imaginé que par un plasticien et non par un praticien du bois tant sa structure est contraire aux règles les plus élémentaires de la construction des meubles. De chaque pied part un montant qui rejoint le coin supérieur placé à sa gauche et non celui qui est à son aplomb. La finesse de ces montants et surtout leur obliquité donnent en effet une impression de dangereuse fragilité qui est à peine compensée par la présence des traverses horizontales sous le plateau et par les lignes arquées qui partent un peu au-dessus de chaque pied pour rejoindre le montant placé à droite au tiers de sa hauteur.
Guimard a aussi expérimenté les montants obliques pour la tablette inférieure d’une sellette contemporaine de la petite table de 1899. Mais protégé par les quatre montants principaux de la sellette, ce soutien de la tablette semble moins périlleux.
Sellette. Cliché paru dans la Revue de l’Art n° 1, novembre 1899. Coll. part.
Historiquement, une structure de piètement comparable à celle des petites tables est très rare. On connait bien les pliants ou ployants dérivés des modèles antiques en X. Cependant, si leurs montants sont bien obliques, ils se croisent dans le même plan.
Ployants de la comtesse d’Artois, attribués à Nicolas-Quinibert et Toussaint, vers 1773, hêtre sculpté et doré. Photo Artus enchères.
Plus proche des tables de Guimard, mais bien antérieure, la coiffeuse qu’Antoni Gaudí a conçu pour Isabel Güell est un meuble pré Art nouveau des plus curieux. Gaudí l’a dotée d’un pied avant droit qui soutient une petite tablette et dont les deux montants se croisent dans des plans parallèles.
Coiffeuse du palais Güell, 1886-1889. Collection Güell de Sentmenat. Photo © MNAC, Barcelona, 2022.
Leur souplesse fait penser à la démarche d’un félin avec un mouvement qui va donc de haut en bas, alors qu’au contraire, les montants des tables de Guimard donnent l’impression d’un mouvement ascendant. Cette impression est d’une part due à leur assimilation à une arborescence, ancrée dans le sol et s’élevant vers le ciel et d’autre part à leurs lignes tendues qui évoquent un ressort.
Petite table de Guimard, 1899. Photo Sotheby’s.
Plus tardif que la coiffeuse Güell et très probablement postérieur à la petite table de Guimard de 1899, un panier à tricot dont ni l’auteur ni la date de création ne sont connus, est bien de style Art nouveau. Il présente également de fins montants obliques aux courbes dynamiques. En se croisant là aussi dans ses plans parallèles, ils ne confèrent pas au panier l’impression de fragilité que présentent les petites tables de Guimard.
Panier de tricot. Auteur et date inconnus. Coll. et photo Robert Zehil.
Conscient de la fragilité de sa structure (ou guidé par un modèle comme nous le verrons plus loin), Guimard a relié les montants de ses petites tables par des lignes arquées qui se détachent des pieds et viennent s’insérer à leur tiers inférieur. Ce sont des transpositions organiques des fameuses « jambes de force » en fonte préconisées par Viollet-le-Duc pour soutenir des plafonds ou des voûtes de grandes dimensions[5]. Il réutilisait là des éléments de charpente traditionnels qui, posés en oblique, permettent de raidir une structure.
Petite table de Guimard, 1899. H. 69, l. 65,7, P. 53,7 cm. Photo Sotheby’s / Art Digital Studio.
Sous une forme réduite, ces jambes de force sont devenues très fréquentes dans le mobilier art nouveau français où elles permettaient de remplacer une entretoise tout en assimilant le meuble à des troncs d’où sont issues des branches.
Chaise d’Eugène Gaillard présentant des jambes de force sur la face antérieure et les faces latérales du piètement, c. 1900, Milwaukee Art Museum. Photo F. D.
On comprend qu’au-delà de l’admiration esthétique qu’elles pouvaient susciter, les deux tables de Guimard avaient peu de perspectives d’avenir, du moins avec les techniques traditionnelles de l’ébénisterie. Mais il n’est pas étonnant de trouver une disposition semblable chez le fabricant de mobilier germano-autrichien Thonet dont les techniques de fabrication étaient tout autres.
L’entreprise a été fondée par Michael Thonet (1796-1891) avant de passer à ses fils. Thonet a développé et perfectionné puis industrialisé une technique totalement différente de la menuiserie traditionnelle. Son principe est d’étuver des montants de hêtre, ce qui amollit leurs fibres, puis de les cintrer sur des moules métalliques. Au séchage, les bois conservent la forme arquée qui leur a été donnée. Ils sont ensuite assemblés par vissage. Les meubles ainsi obtenus sont légers mais solides, aptes à équiper les lieux publics comme les cafés et les salles de spectacle, voire certaines pièces secondaires des intérieurs bourgeois mais peu les pièces de réception.
Salon n° 14 , chaise (6 Mark-or), canapé (24 Mark-or), fauteuil (19 Mark-or), catalogue Thonet 1904, p. 3. Coll. part.
Remarquée à l’Exposition de Londres en 1851, la production de Thonet a dès lors rencontré un succès toujours plus important, bientôt concurrencée après l’expiration de ses brevets par d’autres fabricants, comme Kohn à Vienne.
Berceau par Jacob & Josef Kohn, c. 1870. Photo Sailko, CC BY-SA 3.0 <http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/>, via Wikimedia Commons.
Les meubles Thonet ont parfois — et en particulier dans la littérature anglo-saxonne — été présentés comme des précurseurs du mobilier art nouveau, en raison de leurs courbes et aussi du versant social qu’a pu avoir l’Art nouveau qui a souvent prôné — sans vraiment la réaliser — une alliance entre l’art et l’industrie. Cette opinion est sans doute inexacte, du moins pour l’Art nouveau des pays latins. La technique même des meubles Thonet a bien induit une esthétique nouvelle mais ses courbes ne sont pas celles, ouvertes et en coup de fouet, développées par Victor Horta et reprises par les créateurs de sa génération. En raison de la juxtaposition des pièces de bois, la ligne des meubles Thonet n’est pas continue ce qui contredit l’idée d’un tout organique que l’on retrouve chez la plupart des créateurs art nouveau. Toutefois, après 1900, quelques rares modèles de Thonet semblent bien avoir été inspirés par les lignes de certains meubles de style Art nouveau français. Dans ce cas, on retrouve bien une ligne continue qui parcourt les sièges.
Salon de style Art nouveau français, catalogue Thonet 1904, p. 60, n° 7613, 7813, 7513. Coll. part.
Fauteuil Thonet n° 17613. Coll. part. Photo K. R.
Mais si une certaine convergence a donc bien existé, elle s’est plutôt faite après coup avec l’évolution de l’Art nouveau vers des formes plus géométriques et moins naturalistes. En Autriche, à partir de 1905, plusieurs artistes de la Sécession viennoise comme Josef Hoffmann et Koloman Moser ont collaboré avec l’entreprise Kohn, pour concevoir des meubles modernes déjà très éloignés de l’Art nouveau tel qu’il s’entendait quelques années plus tôt en France. Une évolution semblable a eu lieu chez Thonet.
Salon de style Art nouveau germanique, catalogue Thonet, supplément 1905-1906, p. 119, n° 1511, 2511, 511. Coll. part.
Pourtant, le piètement d’un modèle de jardinière de Thonet offre une troublante similitude avec celui de ces deux petites tables de Guimard.
Jardinière Thonet. Coll. part., photo F. D.
L’étiquette de la marque Thonet collée sous son plateau caractérise une large plage temporelle, entre 1888 et 1922.
Jardinière Thonet. Coll. part., photo F. D.
Mais on peut retrouver cette jardinière dans le catalogue Thonet de 1904 au n° 9431. Il n’est cependant pas aisé de déterminer la date de sa création car nous ignorons à partir de quelle année elle est apparue dans le catalogue.
Jardinière, catalogue Thonet 1904, p. 72, n° 9431, 35 Mark. Coll. part.
Son piètement diffère cependant un peu de celui des petites tables de Guimard. Tout d’abord, les proportions sont différentes et la jardinière en étant moins large donne une impression de moindre fragilité. Ensuite, sur les tables de Guimard les montants obliques vont de droite à gauche en s’élevant alors que sur la jardinière de Thonet, ils vont de gauche à droite[6]. Enfin, sur les tables de Guimard ils restent dans un plan vertical, alors que sur la jardinière de Thonet ils se rapprochent du centre où ils sont réunis par une entretoise en croix et non rectangulaire.
Jardinière Thonet. Coll. part., photo F. D.
Cette jardinière n’était pas la seule a avoir un piètement non conventionnel qui aurait été complexe à réaliser avec les techniques traditionnelles de menuiserie mais non avec le hêtre étuvé. Par exemple, pour ces deux piètements de tables, chacun des trois ou des quatre pieds se dédouble pour aller en oblique vers le coin supérieur à sa gauche et à sa droite.
Piètements de tables, catalogue Thonet 1904, p. 66, n° 8913, 8914. Coll. part.
Pour cette sellette, les montants soutenant les tablettes sont obliques et ont une certaine parenté avec ceux qui soutiennent la tablette de la sellette de Guimard (cf. plus haut).
Sellette, catalogue Thonet 1904, p. 73, n° 9642. Coll. part.
De même, chez Kohn, en 1902, le viennois Gustav Siegel (1880-1970) a créé ce modèle de sellette tripode dont les pieds se croisent dans des plans parallèles (comme nous l’avons vu plus haut pour les pieds de la coiffeuse Güell de Gaudí et pour les montants du panier à tricot).
Sellette par Gustav Siegel, édité par Kohn en 1902. Coll. part., photo K. R.
Il peut être flatteur pour Guimard de penser que les dessinateurs de Thonet ont pu s’inspirer des photos de ses meubles parus dans la presse en 1899. Ils auraient ainsi pu les transformer en des produits commerciaux robustes avec d’autant plus de facilité que la technique utilisée par leur firme permettait une réalisation aisée. Mais il est plus raisonnable de croire que c’est plutôt Guimard qui a pu reprendre des idées glanées sur un catalogue Thonet. Il est d’ailleurs avéré que la technique du bois étuvé l’a intéressé puisqu’il l’a employée épisodiquement sur son propre mobilier. On trouve en effet cette précision sur certains catalogues des expositions auxquelles il a participé. Il semble s’en être servi principalement pour les meubles de petites dimensions comme certaines chaises. Autre indice, nous savons que Victor Horta, avec lequel Guimard était en relation suivie pendant les premières années de sa conversion à l’Art nouveau, était profondément intéressé par les meubles Thonet. Avant de concevoir son propre mobilier, il avait meublé la salle à manger de son hôtel particulier de la rue Américaine à Bruxelles avec du mobilier Thonet.
Une autre troublante coïncidence dans la construction du piètement peut être relevée sur une petite table qui faisait partie de la salle de musique[7] présentée par le munichois Richard Riemerschmid (1868-1957) à l’Exposition d’art allemand à Dresde en 1899. Des photos en ont été publiées dans la revue allemande Dekorative Kunst ainsi que dans sa version française, L’Art Décoratif, en juin 1899.
Richard Riemerschmid, salon de musique, Exposition d’art allemand à Dresde en 1899, L’Art Décoratif, juin 1899. Coll. part.
Richard Riemerschmid, vue partielle du salon de musique à l’Exposition d’art allemand à Dresde en 1899, avec la table en version a quatre pieds. L’Art Décoratif, juin 1899. Coll. part.
Cette table de Riemerschmid a également existé en version à trois pieds mais celle qui nous intéresse est sa version à quatre pieds, comme celles de Guimard. Sans décor sur le plateau, ni sculpture sur le piètement, elle est beaucoup plus économique et aussi plus moderne.
Richard Riemerschmid, table du salon de musique de l’Exposition d’art allemand à Dresde en 1899, chêne et padouk. Vente Quittenbaum 11/12/2012. Photo Artnet, droits réservés. Dim. Haut : 0,749 m, larg. 0,415 m, prof. 0,41.5 m.
Si on la compare à celles de Guimard, ses pieds rectilignes disposés en biais, rejoignent le plateau, non pas au niveau du coin suivant, mais au milieu du côté qui suit ce coin. Quant aux jambes de force qui joignent les pieds entre eux, elles ne sont pas arquées presque horizontalement mais pratiquement verticales et placées plus haut. Alors que les pieds sont découpés dans une planche d’épaisseur constante, ces jambes de forces sont tridimensionnelles pour accomplir une torsion d’un quart de tour. Un peu plus haute, mais surtout moins large que celles de Guimard, la table de Riemerschmid donne une impression d’élévation dynamique plus forte.
S’il est pratiquement certain que Riemerschmid n’a pas vu la table de Guimard avant sa publication en septembre 1899, il est presque sûr que, de son côté, Guimard a vu la photographie de la table de Riemerschmid en juin 1899. Mais le délai de trois mois entre les deux publications nous parait trop court pour qu’il ait eu le temps d’en concevoir, faire exécuter et publier sa propre version. Nous émettons donc l’hypothèse d’une conception quasi-simultanée, sans doute toutes deux stimulées par les créations de Thonet, avec une version volontairement épurée et partiellement exécutée à la machine chez Riemerschmid, tandis que Guimard préférait créer un meuble d’exception, exécuté de manière traditionnelle et dont la fragilité dérangeante participe à la séduction qu’il opère sur l’observateur.
Frédéric Descouturelle avec la participation d’Olivier Pons
Nous remercions vivement les lecteurs qui nous ont écrit et qui nous ont permis d’améliorer et de compléter notre article après sa première publication :
Françoise Aubry, ancienne conservatrice du musée Horta, nous a rappelé que, dans un premier temps, Horta avait meublé sa propre salle à manger de la rue Américaine par du mobilier Thonet.
Koen Roelstraete nous a indiqué l’existence de la sellette de Gustav Siegel éditée par Kohn en 1902 dont il nous a fourni une photographie. Il nous a également fourni une photographie d’un fauteuil n° 17613 de Thonet.
Robert Zehil nous a envoyé une photographie du panier à tricot d’auteur inconnu qui figure dans sa collection.
Benjamin Subtil a très heureusement corrigé notre plus sérieuse omission en nous soumettant les deux modèles de petites tables de Riemerschmid datant de 1899.
Notes :
[1] Cette vitrine est proche de celle qui a été donnée en 1949 au musée de l’École de Nancy par Adeline Oppenheim-Guimard.
[2] Cf. notre article du 18 mai 2018.
[3] Ce bougeoir a été acheté par le Cercle Guimard en 2022. Nous l’avons présenté à l’Assemblée Générale de 2023 et il a fait l’objet d’un article.
[4] Cette vitrine a été acquise par notre partenaire Hector Guimard Diffusion en 2019.
[5] Viollet-le-Duc, Eugène, Entretiens sur l’architecture, XIIe entretien, 1863-1872.
[6] Notons que sur le dessin du catalogue Thonet, les pieds sont orientés dans l’autre sens.
[7] Cette salle a signalé Richard Riemerschmid comme l’un des designers allemands moderne les plus remarquables et son talent a été confirmé l’année suivante à l’Exposition Universelle de Paris avec « la chambre de l’amateur d’art ».
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