La consultation du site de l’INPI permet d’accéder facilement aux brevets d’invention déposés de 1791 à 1901[1]. Pendant cette période, aucun brevet n’a été déposé par Hector Guimard et ce n’est qu’en juin 1910 qu’il a déposé un brevet pour des lustres à pendeloques qui ont été commercialisés sous le nom des « Lustres Lumière » par la maison Langlois. Puis, c’est après-guerre qu’il a déposé en 1921 une série de brevets pour sa méthode de « Standard Construction ». Cependant, le nom de Guimard apparaît bien en tant que déposant de brevets pendant la période 1791-1901, mais il s’agit de René Guimard, qui n’était autre que le père d’Hector.
Né à Toucy dans l’Yonne, le 7 septembre 1839, (Germain) René Guimard était orthopédiste, métier qui correspondait à la fois à nos actuelles professions de kinésithérapeute et de professeur de gymnastique. Il s’était établi à Lyon où il s’est marié le 22 juin 1867 avec Marie Françoise Bailly (1839-1899). Le couple avait alors déjà deux enfants : Hector Germain, né le 10 mars 1867 et Marie Renée, née le 21 février 1866. Ils ont ensuite eu un second fils, (René) Paul, né le 9 décembre 1870. La famille a quitté Lyon à une date que nous ne connaissons pas, pour s’installer tout d’abord à Levallois-Perret, puis à Paris en 1883 où René Guimard a installé son « gymnase médical et orthopédique franco-suédois » au 112 boulevard Malesherbes. À son décès, en 1899, Paul Guimard lui a succédé puis, une décennie plus tard, en 1910, a transféré l’établissement rue de Chazelles où il disposait d’une grande piscine[2].
Il n’est pas étonnant que René Guimard ait voulu innover dans son domaine d’activité professionnelle. Et c’est ainsi que le 4 octobre 1872, représenté par sieur Feuillat, 14 rue de la Ferrandière à Lyon, il a déposé un brevet pour « perfectionnements apportés aux appareils gymnastiques permettant d’établir un gymnase complet et suffisant dans l’espace rigoureusement nécessaire », enregistré le 4 décembre 1872.
René Guimard, brevet 96630, déposé le 4 octobre 1872, p. 1. Site INPI.
Dans le mémoire descriptif de ce brevet, il s’agit de rationaliser la disposition des différents agrès sur une sorte de gibet en quadrilatère. Cette disposition permet d’occuper un volume plus réduit que celui qu’on trouve habituellement dans un gymnase. René Guimard visait ainsi le marché des particuliers férus d’efforts musculaires et d’étirements ligamentaires, ainsi que celui des écoles dans lesquelles il espérait diffuser cette « science amélioratrice de la constitution humaine ». Après la défaite de 1870, l’éducation physique a en effet bénéficié d’un réel engouement que l’on retrouve aussi bien dans les visées politiques que dans la littérature de l’époque.
René Guimard, brevet 96630, déposé le 4 octobre 1872, p. 7. Site INPI.
Également dans l’optique de développer l’activité physique, René Guimard avait déposé trois ans plus tôt, le 3 juillet 1869, un brevet pour « un jeu de gobelets avec volants pour servir aux récréations des enfants dans la chambre ou dans le jardin », enregistré le 12 août 1869. À cette date, il habitait au 34 quai Saint-Antoine à Lyon.
René Guimard, brevet 95945, déposé le 3 juillet 1869, p. 1. Site INPI.
René Guimard, brevet 95945, déposé le 3 juillet 1869, p. 4. Site INPI.
Il s’agit d’un nouveau jeu de lance et attrape volant et c’est sur l’excellent site « La Vie du volant » que nous recueillons des informations supplémentaires.
Dans cette famille de jeux, on trouve l’ancien jeu du volant dont descend le célèbre badminton, formalisé dans le dernier quart du XIXe siècle.
Le jeu du volant. Henry-René d’Allemagne, Musée rétrospectif de la classe 100. Jeux à l’exposition Universelle Internationale de 1900, à Paris, Tome I, 1903, p. 216. Source Gallica.
Mais cette famille comprenait aussi d’autres jeux dont le but était d’attraper et de se renvoyer une balle ou un volant au moyen d’un cornet fixé sur un bâton.
Le jeu du cornet. Le Bon Génie, Journal des Enfants, 3e année, n° 17. Source Gallica.
Une description en était donnée dès 1826 :
« Le volant assis ou aux cornets a fait fortune il y a quelques années. On substitue à la raquette un cornet de cuir ou de carton verni, fixé au bout d’une baguette d’un pied à dix-huit pouces de longueur. On reçoit le volant dans le cornet, et on le lance à son vis-à-vis, qui le reçoit de la même manière. Ce jeu n’est pas aussi facile que le volant ordinaire, il est aussi moins répandu[3]. »
Le jeu breveté par René Guimard est donc une variante de ce jeu du cornet qui était tombé en désuétude. Il s’en distingue par l’angle obtus formé par le bâton et le cornet, angle qui permet de donner à la trajectoire du volant une plus grande hauteur et une plus longue distance et facilite ainsi les échanges. Dans le mémoire descriptif du brevet, René Guimard jugeait en effet que la traditionnelle forme droite du manche et de son cornet ne permettait guère que des trajectoires verticales « comme avec un bilboquet ». Ce cornet que René Guimard nommait un « gobelet », affecte d’ailleurs une forme de cloche qui facilite le recueil du volant. Ce jeu a bien été édité sous le nom assez mystérieux de « Jeu de Cylicione », sans grand succès semble-t-il. Mais des collectionneurs de jeux en ont recueilli des exemplaires. On reconnaît bien la forme évasée en cloche du cornet, ainsi que le profil du manche en bois tourné du dessin du brevet de 1869.
Jeu de Cylicione, c. 1869. Photo Jeux anciens. Collection de Jeux d’Antan.
Au revers du couvercle de la boîte, on trouve quelques instructions :
N° 1. – S’exercer à lancer le volant verticalement au-dessus de la tête, le plus haut possible.
N° 2. – Jouer à deux, avec un ou deux volants à la fois ; s’exercer des deux mains, debout et assis.
N° 3. – Lancer le volant d’un bras et le recevoir de l’autre, et réciproquement.
N° 4. – Lancer par un effort du poignet et de l’avant-bras ; suivre des yeux le parcours du volant.
La règle du Jeu y est succinctement précisée :
« La partie se compose du nombre de points convenus. On doit compter le nombre de coups ; le coup est bon si l’on évite au volant de tomber à terre. »
Jeu de Cylicione, c. 1869. Photo Jeux anciens. Collection de Jeux d’Antan.
Plus inattendu, le premier brevet que René Guimard avait déposé, conjointement avec le sieur Jean Auguste Prosper Villard, concernait un sport presque aussi amusant, celui du lavage et de l’essorage des légumes. Déposé le 21 janvier 1868, ce brevet a été enregistré le 24 mars 1868. À cette date, et au moins depuis 1867, année de son mariage, René Guimard habitait déjà au 34 quai Saint-Antoine à Lyon.
Jean Auguste Prosper Villard et René Guimard, brevet 79206, déposé le 21 janvier 1868, p. 1. Site INPI.
Dans le mémoire descriptif du brevet, Villard et Guimard déclarent que leur appareil fonctionne grâce à la force centrifuge, tout en prenant le soin de préciser qu’ils ne revendiquent pas un brevet pour une nouvelle utilisation de cette force « qui a déjà de nombreuses applications dans l’industrie. » Cependant, ils estiment que « les dispositions ou combinaisons nouvelles qu[’ils ont] adoptées pour [leur] appareil produisent des résultats nouveaux. »
Jean Auguste Prosper Villard et René Guimard, brevet 79206, déposé le 21 janvier 1868, p. 2 (détail). Site INPI.
Il s’agit d’un panier grillagé circulaire qui est maintenu dans une armature métallique sur un axe reposant sur une crapaudine. Il est mu par un engrenage qui surmultiplie la vitesse de rotation imprimée par une manivelle, tout en prenant appui de l’autre main sur une poignée fixe.
Jean Auguste Prosper Villard et René Guimard, brevet 79206, déposé le 21 janvier 1868, p. 2 (détail). Site INPI.
Plongé dans un seau ordinaire rempli d’eau, l’appareil assure une fonction de lavage des légumes placés dans le panier. Une fois le seau vidé, le même mouvement de rotation provoque un essorage efficace.
Ce dispositif, s’il était bien le premier du genre, présentait un avantage indéniable. En effet, jusque-là, on lavait la salade à grande eau avant de l’essorer en extérieur dans un panier en osier (puis en fil métallique) en lui imprimant à bout de bras de grands mouvements de balancier.
Tout le monde aura reconnu dans ce mémoire descriptif le précurseur de la célèbre essoreuse à salade en plastique brevetée un siècle plus tard en 1971 par Jean Mantelet[4] (1900-1991), fondateur de Moulinex, et en 1973 par Gilberte Fouineteau. Leur seule innovation par rapport à l’appareil de Villard et Guimard est l’intégration du couvercle et de la cuvette remplaçant le seau ordinaire.
Essoreuse à salade Moulinex 5 litres, Réf. K1690104, vendue 19,99 €, garantie 2 ans. Source site Moulinex. Droits réservés.
René Guimard et Jean Auguste Prosper Villard avaient-ils conscience de « libérer la femme » ainsi que le promettra plus tard (en 1961) ce célèbre slogan de la marque Moulinex ? Si la mécanisation et la robotisation de certaines tâches ménagères permettaient effectivement de gagner du temps libre, le féminisme de ce slogan commercial était tout relatif puisqu’il sous-entendait que la place des femmes était au foyer.
Publicité pour Moulinex, sans date, Archives départementales du Calvados, 157J/1257. Droits réservés.
Grâce à ces dépôts de brevets, la figure de René Guimard dont nous ne savons pratiquement rien et dont nous n’avons aucun portrait, prend une couleur sympathique alors que, jusqu’à présent, la mésentente qu’on l’on suppose avoir existé entre son fils Hector et lui pouvait en donner une image défavorable[5]. En tous cas, si le gène de l’inventivité n’a certes pas encore été localisé dans le génome humain, cette qualité, qu’elle soit innée ou acquise, s’est visiblement transmise de René à Hector.
Frédéric Descouturelle
Remerciements
Nous remercions Frédéric Baillette qui anime le site « La Vie du Volant ». Nous avons puisé des renseignements et des citations dans son article très fourni « Jeux de lance et attrape volants ». Nous avons reproduit avec sa permission des illustrations provenant de son article.
Notes
[1] https://archives.inpi.fr/brevets?arko_default_63f395e1547dd–ficheFocus=
[2] Cf. l’article de Marie-Claude Paris « De Lyon à Paris, Hector Guimard et ses proches : famille, voisins et clients ».
[3] A. Paulin-Désormeaux (1785-1859), Les Amusements de la campagne […] recueillis par plusieurs amateurs […], Tome 4, Chapitre XXII : « Le Volant », Paris, Audot Libraire-Éditeur, 1826, p. 222.
[4] En 1953, Mantelet avait déjà créé une essoreuse à salade baptisée « légumex ».
[5] Hector Guimard semble avoir quitté très jeune, avant 1885, le domicile parental pour être hébergé chez Appolonie Grivellé que nous supposons avoir été sa marraine. Le 17 mars 1898, à propos d’un différend tenant à son manque d’assiduité en tant que professeur à l’école nationale des arts décoratifs, il écrivait à son directeur Auguste Louvrier de Lajolais (1829-1908), l’assurant de son affection et que l’admiration qu’il lui portait lui était « d’autant plus précieuse [pour lui qu’il était] entré dans [son] école abandonné par [ses] parents, condamné à accepter la protection d’une parente avec celle d’amis » (cité par Georges Vigne in Guimard, éditions Charles Moreau et Felipe Ferré, 2003). Ainsi, on considère souvent que Louvrier de Lajolais a pu jouer pour Hector Guimard le rôle d’une figure paternelle.
Nous avons le plaisir de publier un article de notre adhérent suisse de longue date, Michel Philippe Dietschy-Kirchner, rédigé à l’occasion de l’exposition que Munich consacre ces jours-ci au Jugenstil — le versant allemand du style Art nouveau. À partir des pièces présentées, il élargit son propos en élaborant des associations possibles au sein du mouvement européen, notamment avec les œuvres d’Hector Guimard et de Paul Follot.
Jugendstil made in Munich est une exceptionnelle exposition conjointe de la Kunsthalle München et du Münchner Stadtmuseum. Elle se tient à la Kunsthalle de Munich du 25 octobre 2024 au 23 mars 2025 et regroupe les œuvres du Münchner Stadtmuseum (qui possède une collection de renommée internationale), complétées par des prêts d’autres institutions et de collections privées. Des textiles originaux sont notamment à nouveau montrés au public. Tous les textes sont écrits en allemand avec une traduction en anglais. Elle rencontre un franc succès bien mérité.
À la fin du 19ème siècle, Munich, grâce à d’excellentes opportunités de formation et d’expositions, est devenue une métropole de la culture ouverte au monde. Elle attire de ce fait des artistes de toute l’Europe. Dans ce foisonnement innovateur est né en 1896 la revue Jugend, Münchener illustrierte Wochenscrift für Kunst und Leben. Elle donnera le nom de « Jugendstil » à la révolution esthétique allemande, tandis que la française s’appellera « Art nouveau », grâce au galeriste parisien (d’origine allemande) Siegfried Bing (1838-1905). Le programme de cette revue, comme sa qualification l’indique, « hebdomadaire munichois de l’art et du style de vie », est de réformer tous les domaines de la vie (Lebensreform), comme d’autres mouvements de son époque. Les valeurs fondamentales de la société sont remises en question par l’industrialisation galopante, la surexploitation des sols et des matières premières, la destruction des sites naturels et des paysages, la pollution, l’explosion des villes avec l’entassement des populations, la paupérisation, l’injustice sociale et l’insalubrité. Une réponse potentielle à ces défis a été proposée dans les idéaux d’une cohabitation harmonieuse avec la nature et entre les humains. Cette vision globale se retrouve également dans le Gesamtkunstwerk, théorie où l’ensemble des conceptions artistiques forme un tout cohérent. Les prémices du développement durable, de la répartition équitable des richesses, de l’égalité et de la tolérance sont ainsi posés. Elles motivent les initiatives suivantes apparues à l’aube du XXe siècle. Rudolf Steiner (1861-1925) développe l‘anthroposophie dans le sens de l’intégration de l’humain dans l’univers, comme l’agriculture biodynamique pour conserver la fertilité des sols et stimuler la production des cultures. Des ligues pour la protection du patrimoine (1905) et de la nature (1909) ont été créées en Suisse. Le médecin Maximilian Bircher-Benner (1867-1939) redéfinit la diététique par les bienfaits du birchermuesli. Des restaurants végétariens naissent un peu partout : Haus Hiltl, le premier à Zurich en 1898, ou Ethos à Munich. La mode commence à devenir plus confortable et plus respectueuse du corps en abandonnant les corsets trop serrés et en concevant des coupes plus amples. Le processus de la création artistique ne se fonde dorénavant plus sur le recopiage d’œuvres du passé, de répertoires de motifs ou de la nature de manière figurative (approche naturaliste), mais sur la recherche d’un nouvel ornement plus abstrait inspiré par cette dernière (approche organique). Elle n’est plus reproduite en tant que telle, mais l’artiste la dépasse en interprétant la quintessence, le dynamisme et la vitalité de l’esprit de son mouvement. Le modèle ne peut souvent plus être reconnu du premier coup. Ces deux extrêmes, naturaliste et organique, sont à considérer comme un continuum. Cette nouvelle danse de la nature a été décrite en « coup de fouet », tant en France pour la production des périodes Art nouveau d’Hector Guimard (1867-1942)[1] qu’en Allemagne pour la tapisserie au motif de cyclamen d’Hermann Obrist (1862-1927).
Tapisserie au motif de cyclamen dessinée par Hermann Obrist et réalisée par Berthe Ruchet, vers 1895, tissu de laine (à l’origine bleue) avec broderie de soie, haut. 1,19 m, marg. 1,83 m, Münchener Stadtmuseum. Source : www.kunsthalle-muc.de. Droits réservés.
De plus, grâce aux progrès scientifiques et technologiques, la découverte de mondes nouveaux dans les fonds sous-marins et les organismes microscopiques amène de nouvelles sources d’inspiration, qu’on peut retrouver dans ce grand vase de sol, comme dans certains décors animaliers et d’inspiration sous-marine de l’immeuble du Castel Béranger d’Hector Guimard à Paris[2].
Vase de sol dessiné par un artiste inconnu et réalisé par I. Winhart & Co., München, 1906, cuivre et laiton, Münchener Stadtmuseum. Photo auteur.
En effet, Hector Guimard s’est démarqué de ses collègues français par l’approche la plus organique et la moins naturaliste, plus proche finalement de celle du Jugendstil que de l’Art nouveau. D’ailleurs, les abat-jours de Marie Herberger (1875-1963) rappellent le style Guimard. Aurait-elle vu entre autres les entourages du Métropolitain d’Hector Guimard dans le portfolio allemand Ausgeführte moderne Kunstchmiede-Arbeiten[3] ?
Marie Herberger, abat-jour en tôle de fer, c. 1905, Münchener Stadtmuseum, don Alexandra Aichberger, petite nièce de l’artiste. Photo auteur.
Le critique et historien d’art allemand Julius Meier-Graefe (1867-1935) a tissé des liens internationaux, notamment entre la France, la Belgique et l’Allemagne. La visite de la Maison d’Art La Toison d’Or et la rencontre de Henry Van de Velde (1863-1957) lors d’un voyage en compagnie de Siegfried Bing à Bruxelles au printemps 1895 a nourri les deux hommes de concepts novateurs pour chacune de leur future galerie d’art. Durant son séjour à Paris, outre ses activités d’écriture dans des revues d’art allemandes et françaises, il collabora avec Siegfried Bing au sein de La Maison de l’Art nouveau en tant que conseiller artistique en 1895, avant d’ouvrir la sienne, La Maison Moderne, de 1899 à 1905. Il y sélectionnera des artistes de toute l’Europe, comme Paul Follot (1877-1942), Henri Van de Velde, Peter Behrens (1868-1940) et Félix Vallotton (1865-1925)[4]. Paul Follot (marié à une artiste peintre allemande connue à Paris) a aussi choisi une approche plutôt organique, mais d’une facture moins extrême que celle d’Hector Guimard et du Jugendstil[5]
Le motif de sa lampe, qui se retrouve aussi sur sa couverture des Documents sur l’Art industriel au XXe siècle, trahit bien une origine naturelle, sans que toutefois une espèce spécifique puisse être formellement identifiée.
À gauche : Pied de lampe en bronze argenté, non signé, attribué à Paul Follot et abat-jour en verre, non signé, attribué à Daum, pour La Maison Moderne, 1901-1902, haut. 0,43 m. Coll. part. Photo auteur.
À droite : Documents sur l’Art industriel au XXe siècle, couverture signée de Paul Follot, édition de La Maison Moderne, 1901, haut. 0,30 m, larg. 0,21 m. Coll. part. Photo auteur.
En dernier lieu, comme Hector Guimard au début de sa carrière lors de sa période proto Art nouveau, Richard Riemerschmid (1867-1957) dans ses premiers meubles et Bernhard Pankok (1872-1943) ont revisité le style gothique dans respectivement ce buffet et cette armoire-vitrine.
À gauche : buffet dessiné par Rischard Riemerschmid et réalisé par la Möbelfabrik Wenzel Till, München, 1897, if et fer, Landesmuseum Württemberg, Stuttgart. Photo auteur.
À droite : armoire-vitrine de la salle à manger de la Villa Obrist dessinée par Bernhard Pankok et réalisée par les Vereinigte Werkstätte für Kunst im Handwerk, München, 1898-1899, chêne et verre (étagères refaites), Münchener Stadtmuseum. Photo auteur.
Ces associations entre le Jugendstil et Hector Guimard sont-elles fortuites ou le fruit d’influences délibérées ? Cette question a déjà été soulevée dans une actualité parue le site internet du Cercle Guimard[6]. L’hypothèse d’une conception quasi-simultanée y a été avancée.
Les apports d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) lors de sa formation, ainsi que de Victor Horta (1861-1947) et de Paul Hankar (1859-1901) lors de son voyage à Bruxelles en été 1895 sont clairement établis pour Hector Guimard. Cependant, une connexion privilégiée avec le Jugendstil n’est pas évidente, à part les échanges d’informations au sein du réseau des galeries d’art et dans la riche littérature des arts décoratifs de l’époque. Ces derniers sont également facilités par le développement des moyens de communications et de déplacements. L’émulation artistique au tournant du siècle dernier se fonde sur les mêmes bases dans toute l’Europe, telles qu’un retour aux sources de la nature, du Moyen-Âge et du monde fantastique des contes et légendes, la découverte des arts orientaux, le concept de l’art dans tout et pour tous. Il n’est alors pas étonnant de retrouver des similitudes dans les démarches créatives entre les œuvres d’Hector Guimard et du Jugendstil. En sachant son fort caractère, ainsi que sa liberté et son indépendance d’esprit le maintenant en dehors des clivages patriotiques, il ne se gênait pas pour suivre son propre chemin, se différenciant de ses collègues français et pouvant se rapprocher stylistiquement du Jugendstil.
Michel Philippe Dietschy-Kirchner
Notes
[1] Descouturelle Frédéric : « Hector Guimard : Inventivité et économie de création par transformations, combinaisons et réutilisations de motifs décoratifs d’un matériau à l’autre, d’un produit édité à un autre », intervention lors de la journée d’études « Autour d’Hector Guimard » pour le 150e anniversaire de sa naissance, Musée des Arts décoratifs de Paris, 13 octobre 2017, https://youtu.be/QHxzlnCjP04
[2] Briaud Maréva : « Le Bestiaire fantastique et coloré du Castel Béranger » actualité publiée sur le site internet du Cercle Guimard, 12 janvier 2025.
[3] Rehme Wilhelm : Ausgeführte moderne Kunstchmiede-Arbeiten, Baumgärtner, Leipzig, 1902.
[4] Mothes Bertrand : « La Maison moderne de Julius Meier-Graefe, une galerie allemande à Paris ? » dans Les artistes et leurs galeries, Paris-Berlin, 1900-1950, tome II : Berlin, sous la direction de Denise Vernerey-Laplace et d’Hélène Ivanoff, Presses universitaires de Rouen et du Havre, Mont-Saint- Aignan, 2020, Chapitre X, pages 245-261.
[5] Sanchez Léopold Diego : Paul Follot, un artiste décorateur parisien, AAM Éditions, Bruxelles, 2020.
[6] Descouturelle, Frédéric avec la participation de Pons, Olivier : « Guimard, Riemerschmid et Thonet, une étonnante convergence pour le piètement d’une petite table », actualité publiée sur le site internet du Cercle Guimard, 14 janvier 2024.
Le Cercle Guimard a déjà consacré plusieurs articles au Castel Béranger, l’immeuble de rapport commandé par Élisabeth Fournier[1] à Hector Guimard en 1894 et achevé en 1898. Notre dernier article[2] a montré que le complet bouleversement stylistique opéré par Guimard lors de sa construction de 1895 à 1898 avait correspondu avec le changement de fournisseurs des décors en céramique. Cette fois, nous mettons l’accent sur le bestiaire fantastique et coloré qui orne ses façades, en présentant tout d’abord les singularités de ce projet, puis la dimension fantastique de son décor inspiré de la nature et du répertoire néogothique. Enfin, la matérialité et la polychromie de ce bestiaire seront explicitées.
« Cet immeuble, […], est destiné à révolutionner l’art de la construction. L’aspect est vraiment extraordinaire »[3].
À l’image de ces propos tenus par un journaliste dans un article dédié au Castel Béranger, hier comme aujourd’hui, la façade de cet édifice ne passe pas inaperçue dans l’espace public. Le fait qu’il ait été l’un des lauréats du concours des façades organisé par le Conseil municipal de Paris en 1898 témoigne de la volonté des pouvoirs publics du moment d’encourager une architecture en rupture avec la monotonie des façades des traditionnelles maisons de rapport haussmanniennes « qui rend[ai]ent les rues de Paris ennuyeuses à dormir debout »[4]. Sa construction a d’ailleurs été contemporaine des travaux de la commission instituée en vue d’élaborer un nouveau règlement de voirie autorisant une plus grande liberté des silhouettes des immeubles et de leurs saillies[5].
Un décor éloigné du projet initial
Pourtant, ce riche décor à l’origine de la renommée internationale du Castel Béranger et d’Hector Guimard n’était pas celui initialement prévu par l’architecte. La lecture des élévations de façades du dossier de permis de construire déposé par Guimard en mars 1895 révèle un projet de décorum initial avorté. En effet, après son séjour bruxellois durant l’été 1895 au cours duquel il a rencontré les architectes Victor Horta (1861-1947) et Paul Hankar (1859-1901), Guimard a redessiné l’ensemble du second œuvre du Castel Béranger. C’est ainsi qu’un bestiaire fantastique et coloré est apparu sur les façades, mais aussi à l’intérieur de l’immeuble.
Un bestiaire en façade : l’unique exemple dans l’œuvre de Guimard
Le terme « bestiaire » est ici entendu de la même manière que le définit le dictionnaire Larousse ; à savoir, comme l’« ensemble de l’iconographie animalière, ou groupe de représentations animalières »[6]. En observant les façades du Castel Béranger on peut aisément identifier des éléments du décor ayant une représentation plutôt figurative, inspirée de la faune. On peut reconnaitre facilement la forme d’un chat.
Panneau du chat faisant le gros dos en grès émaillé du Castel Béranger, réalisé par Gilardoni & Brault en 1897. Photo Nicholas Christodoulidis.
Les motifs centraux des balcons en fonte sont mi-humain et mi-félin. Leur large nez peut même évoquer le mufle d’un lion, motif récurrent sur les fontes ornementales au XIXe siècle.
Motif central des balcons en fonte du Castel Béranger, réalisé par la fonderie Durenne à Sommevoire entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
Mais le bestiaire du Castel Béranger comprend également plusieurs motifs qui relèvent plus spécifiquement de la faune sous-marine et qui participent à un répertoire aquatique[7] plus large dans cet immeuble de rapport.
L’exemple le plus probant est sûrement celui des ancres de chainage décoratives en fonte dont l’aspect formel se rapproche de celui d’un hippocampe. Ces éléments structurels présents à de nombreuses reprises en façades sont les extrémités de tirants participant au chainage de la construction qui permettent la répartition des efforts de traction dans la maçonnerie et la solidarité des murs (et possiblement des planchers) entre eux. C’est pour cette raison que Guimard a rajouté à ces chevaux marins ce qui pourrait s’apparenter à deux pattes.
Ancre de chaînage en fonte du Castel Béranger, réalisée par la fonderie Durenne à Sommevoire entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
À l’intérieur, le départ de la main courante de la rampe d’escalier peut également évoquer la silhouette d’une tête et d’une encolure chevaline[8].
Départ de la main courante de l’escalier du bâtiment sur rue du Castel Béranger, bois sculpté. Photo F. Descouturelle.
À nouveau en extérieur, sur un tympan du bâtiment sur cour donnant sur le hameau Béranger, on retrouve un poisson entre deux crevettes.
Tympan sur la façade du bâtiment sur cour donnant sur le hameau Béranger, en céramique émaillée, réalisé par Gilardoni & Brault entre 1895 et 1898. Photo Nicholas Christodoulidis.
Ce registre décoratif animalier est une exception dans les réalisations de Guimard. En effet, même si quelques éléments en fonte du Castel Béranger ont été réutilisés par la suite par l’architecte dans certains de ses projets[9], aucun décor d’une telle ampleur faisant appel à la faune n’a précédé ni succédé à celui-ci dans son œuvre bâti.
Une dimension fantastique…
Le Castel Béranger n’était pas seulement singulier par la diversité des matériaux polychromes employés pour sa maçonnerie. Il l’était aussi par la profusion des chimères ornant ses façades, véritable bestiaire fantastique. Selon le dictionnaire Larousse, le fantastique « se dit d’une œuvre […] artistique […] qui transgresse le réel en se référant au rêve, au surnaturel, à la magie, à l’épouvante[10] ».
Cette « transgression du réel » est une notion clé dans la compréhension du décor de cet immeuble de rapport. Contrairement à son premier projet où il avait prévu un décor botanique stylisé, l’architecte a finalement conçu un décor qui n’avait plus l’ambition de retranscrire la nature telle qu’elle nous apparait. Celui-ci oscille finalement entre un réalisme « modifié » comme pour les hippocampes en fonte ou pour le panneau au chat, où le modelage du corps de l’animal se prolonge par des courbes tridimensionnelles…
Nicholas Christodoulidis (photographe), Panneau du chat faisant le gros dos en grès émaillé du Castel Béranger, réalisé par Gilardoni & Brault en 1897. Photo Nicholas Christodoulidis.
… et une abstraction plus ou moins poussée comme, par exemple, sur le panneau ornant l’encorbellement du bow-window de la cour où le modelage paraît si abstrait, si informe, que de prime abord il semble vain d’y chercher de quelconques similitudes avec un élément de la faune ou de la flore.
Encorbellement du bow-window de la cour du Castel Béranger. Photo F. Descouturelle.
Même si quelques esprits imaginatifs se raccrocheront sûrement à un détail de la partie inférieure pour y voir un bec et deux yeux.
Détail du panneau en céramique émaillée de l’encorbellement du bow-window de la cour du Castel Béranger, réalisé par Gilardoni & Brault entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
Dans Études sur le Castel Béranger rédigé en 1899 par Georges Soulier et un certain « P.N. » — probablement Paul Nozal —, les auteurs expliquent que « les conceptions de l’ornement [doivent] accompagn[er] le décor vivant […], dans une harmonie de formes plus flottantes »[11], sans lui faire concurrence. On peut ainsi penser que pour Guimard l’essentiel n’était pas la retranscription de la nature mais plutôt son évocation par l’intermédiaire de contours façonnés plus ou moins précisément[12].
Georges Soulier et Paul Nozal soulignent aussi qu’au cours des siècles l’art a très rarement cherché à imiter scrupuleusement la nature et que la transgression du réel n’est donc pas une nouveauté. Les rinceaux, la stylisation des feuilles d’acanthe sur les chapiteaux corinthiens ou encore les chimères ornant les cathédrales en sont le parfait exemple.
Rinceau d’ornements symétriques, 1527, gravure. Musée du Louvre, département des arts graphiques, 8324 LR.
Chapiteau corinthien, 1650-1700, Cour carrée, sculpture. Musée du Louvre, département des sculptures du Moyen-Âge, de la Renaissance et des temps modernes, RF 4149.
… inspirée de la nature…
Certains de ces décors transgressant le réel sont spontanément assimilables à des organismes naturels mais cette fois sans qu’on puisse y reconnaitre avec certitude une espèce animale. Chaque spectateur se forge une idée de ce qu’il voit, en fonction de sa propre culture. C’est le cas des métopes en céramique éditées en série et garnissant les linteaux métalliques présents à de nombreuses reprises en façade. Leur forme peut par exemple évoquer de très loin celle d’une tête de grenouille ou celle d’un insecte, comme une mante religieuse.
Métopes des linteaux métalliques de certaines baies, réalisés par Gilardoni & Brault en céramique émaillée (ou par Bigot en grès émaillé) entre 1895 et 1898. Photo Nicholas Christodoulidis.
Les prises d’air en façades sont quant à elles ornées de grilles en fonte dont la forme pourrait être assimilée à celle d’un crabe, ou encore à celle d’une bouche et deux narines[13].
Prise d’air, portfolio Le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard architecte, Paris, Librairie Rouam, 1898, pl. 22. Bibliothèque du Musée des arts décoratifs, Réserve P95.
Dans les appartements, le papier peint spécifiquement conçu pour les antichambres contient également un motif mis en exergue par sa coloration et dont les lignes capricieuses se rapprochent de celles d’un félin.
À gauche, détail du papier peint des antichambres, portfolio Le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard architecte, Paris, Librairie Rouam, 1898, pl. 30. Coll. part. À droite, détail d’un fragment de lé produit par Le Mardelé conservé à la Bibliothèque Forney, réf. 998, trois tons dont un ton or, vers 1895-1896. Photo F. Descouturelle.
Singulière parmi celles des autres papiers peints prévus pour les autres types de pièces du Castel Béranger, sa composition générale évoque un arbre de Jessé, tandis que l’attitude de ce motif particulier fait penser à une enluminure médiévale, ce qui nous amène à l’aspect le plus intrigant de ce bestiaire.
… et d’une fantasmagorie médiévale
Une autre interprétation du répertoire animalier présent au Castel Béranger est celui qui lui aurait valu à Auteuil le surnom de « maison des Diables » ainsi que le rapporte Jean Rameau dans Le Gaulois en 1899.
« L’artiste voulut peut-être représenter des chimères, mais où le populaire voit surtout des démons, et qui font se signer à vingt pas toutes les vieilles femmes de l’arrondissement. Il y a des diables aux portes, des diables aux fenêtres, des diables aux soupiraux des caves, des diables aux balcons et aux vitraux, et l’on m’assure qu’à l’intérieur, les rampes d’escalier, les boutons de fourneaux, les clés des placards, tout, depuis le grand salon jusqu’à l’office, est de la même diablerie. Si Dieu ne protège plus la France, le diable du moins semble protéger Auteuil. Parisiens, dormez en paix[14]. »
Même si Jean Rameau grossit le trait, son recours au champ lexical de l’épouvante et de l’enfer indique bien qu’une dimension « satanique » existe au Castel Béranger. Il semble même avoir eu une connaissance assez fine de l’édifice puisqu’il évoque la présence de diables aux boutons des fourneaux. Or, comme le prouve un détail de l’illustration des façades de fourneaux de cuisine publiée dans le portfolio du Castel Béranger, le motif situé entre les deux panneaux d’arrivée d’air des façades en fonte évoque parfaitement une figure diabolique avec une bouche dentue démesurément ouverte et surmontée d’yeux furieux.
Fourneau des cuisines du Castel Béranger, portfolio Le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard architecte, Paris, Librairie Rouam, 1898, pl. 51, n° 4 (détail). Coll. part.
Les façades du Castel Béranger comprennent plusieurs éléments — en particulier les pignons et la relative asymétrie de la façade sur rue — rattachant l’immeuble à l’architecture médiévale et justifiant son nom de « castel ». Ceci n’a rien d’étonnant au regard du regain d’intérêt dont faisait l’objet l’architecture gothique au XIXe siècle ; mais aussi de la filiation entre Eugène Viollet-le-Duc et Hector Guimard. Cependant, son répertoire décoratif « satanique », s’il est bien présent, n’est pas tant mis en évidence que Jean Rameau voudrait le faire croire. En réalité, Guimard ne prend pas simplement comme source le Moyen-Âge, mais se réfère à l’image fantasmagorique de la sorcière qui, comme l’explique Maryse Simon[15], est rattachée à tort à la période médiévale puisqu’en réalité la chasse aux sorcières a été à son paroxysme au XVIe et au XVIIe siècle. Cette image fantasmagorique de la sorcière médiévale découle d’une construction amorcée à l’époque moderne, modifiée au XIXe siècle, notamment par les auteurs de contes comme les frères Grimm[16].
Ce pastel de Lévy-Dhurmer réalisé en 1897 — soit pendant la construction du Castel Béranger (1895-1898) — représente une sorcière entourée de tous ses attributs : un chat, un serpent, un lézard, une chauve-souris et un hibou. Or ces derniers — à l’exception du hibou — sont tous présents sur les façades du Castel Béranger.
Lucien Lévy-Dhurmer, La Sorcière, 1897, pastel sur papier. Musée d’Orsay, RF 35503.
Le panneau du chat faisant le gros dos a été réalisé en grès émaillé, avant mai 1897, par Gilardoni & Brault d’après le travail du modeleur Xavier Raphanel.
Panneau du chat faisant le gros dos (détail) en grès émaillé du Castel Béranger, réalisé par Gilardoni & Brault en 1897. Photo Nicholas Christodoulidis.
Le scan effectué par Nicholas Christodoulidis a permis d’identifier la figure située à l’intersection des frontons des lucarnes du dernier étage donnant sur la rue Jean-La-Fontaine. Cette chimère sculptée dans la pierre, malgré ses yeux exorbités, s’apparente à une chauve-souris par sa paire d’ailes membraneuses.
Le Castel Béranger vu de la rue La Fontaine, 1895-1898. La chauve-souris est encadrée en rouge. Photo Arnaud Rodriguez.
Impression 3D de la chimère située à l’intersection des frontons des lucarnes au dernier étage de la façade du Castel Béranger sur la rue Jean-de-La Fontaine. Photogramétrie et modélisation 3D Nicholas Christodoulidis.
Le recours à ce type de créatures a été courant aux périodes gothique et néogothique, comme en témoignent les gargouilles de la cathédrale de Bourges (XIIe-XIIIe siècle) ou encore la galerie des chimères de Viollet-le-Duc à Notre-Dame de Paris (moitié du XIXe siècle).
« Détails de la cathédrale de Bourges », dessin à la mine de plomb. Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EST RESERVE VE-26 (M).
Le motif des prises d’air, présenté précédemment, peut aussi évoquer la forme d’une araignée. Outre le fait que cet insecte soit aussi rattaché à l’image de la sorcière moyenâgeuse, au Moyen-Âge le symbole de l’araignée était associé à la peste car on pensait qu’elles tissaient de nombreuses toiles dans les logis des défunts[17].
Prise d’air en fonte du Castel Béranger, réalisée par la fonderie Durenne à Sommevoire entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
Avec leur forme tortueuse, les supports de barres d’appui en fonte peuvent évoquer celle d’un serpent.
Appui de croisée en fonte du Castel Béranger, réalisée par la fonderie Durenne à Sommevoire entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
Quant aux figures chimériques enroulées autour des fûts de colonnes en pierre du portail d’entrée, elles évoquent un lézard ou un petit dragon.
Colonne sculptée du portail d’entrée du Castel Béranger, 1895-1898. Photo F. Descouturelle.
La figuration de ces reptiles peut également s’expliquer par l’intérêt marqué des artistes pour l’Orient au XIXe siècle. Victor Hugo écrit même dans la préface du recueil Les Orientales qu’« on s’occupe beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait. […] Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste[18]. » Le serpent est donc un motif récurrent dans les œuvres de cette époque comme le prouve ce dessin d’Eugène Grasset (1845-1917).
Eugène Grasset (dessinateur), Têtes de singe, de bovidé et de serpent, crayon, réalisé entre 1890 et 1903. Musée d’Orsay, ARO 1993 9 2 354.
Ainsi que ce projet de panneau décoratif de l’architecte Louis Boitte (1830-1906), conservé au musée d’Orsay.
Louis Boitte, Panneau décoré d’un serpent s’enroulant autour d’une tresse, crayon et gouache sur papier contrecollé sur papier, réalisé entre 1890 et 1903. Musée d’Orsay, F 3457 C 673.
Enfin, lorsque l’on regarde la façade sur rue du Castel Béranger on ne peut pas manquer les masques en fonte qui ornent les garde-corps. C’est certainement eux qui ont valu le surnom de « maison des diables » à cet immeuble de rapport puisqu’ils présentent entre autres les attributs du démon Méphistophélès — personnage de la légende de Faust — à savoir : des moustaches, un bouc et des yeux en amande. La présence de ces figures en façade n’est pas surprenante au regard de ce que nous venons de voir puisque les sorcières sont associées à la figure de Satan[19].
Motif central des balcons en fonte du Castel Béranger, réalisé par la fonderie Durenne à Sommevoire entre 1895 et 1898. Photo F. Descouturelle.
Léon Valentin (dessinateur), J. Proust (dessinateur-lithographe), Imprimerie Paul Lemenil. Cycles Hanzer, 40, avenue de la Grande Armée, Paris, affiche, lithographie couleur, vers 1895. Paris, Musée Carnavalet.
L’association de cette figure humaine aux deux pattes qui la coiffent fait également écho aux grylles, créatures grotesques de l’antiquité, réemployées à la fin de l’époque gothique et à la Renaissance. L’escalier du roi du château de Villers-Cotterêts en présente plusieurs exemples.
Grylle sur la corniche de l’escalier du roi au château de Villers-Cotterêts. Photo Eliselfg, Wikimedia Commons (détail).
Ces masques animant les garde-corps du Castel Béranger ont visiblement influencé l’architecte allemand Félix Reinhold Voretzsch. Il a en effet dessiné un modèle très similaire — quoique sur un registre burlesque puisqu’ici les masques tirent la langue — pour décorer les garde-corps du troisième étage de la loggia de l’immeuble Art nouveau Bürgerwiese 20, construit à Dresde en 1900.
Garde-corps de la loggia du 20 Bürgerwiese à Dresde, architecte Reinhold Voretzsch, portfolio Moderne Kunstschmiede Arbeiten, 1902, pl. 98. Coll. part.
Couleurs et matérialité
La variété des matériaux employés sur les façades du Castel Béranger, et la polychromie qui en résulte, est très marquante. Comme évoqué en introduction, elle distingue nettement l’édifice des immeubles de rapport avoisinants. La photographie de la planche treize du Portfolio du Castel Béranger, colorée grâce au procédé du « fac-similé d’aquarelle », montre la cour intérieure ouverte sur le Hameau Béranger. On y observe nettement la variété des matériaux employés par Guimard et la polychromie induite. Si on comptabilise seulement les matériaux utilisés pour la maçonnerie on atteint un total de sept : la pierre meulière, la brique en terre cuite ou émaillée, la brique silico-calcaire, la pierre de taille, la fonte et la tôle. Cette polychromie n’est pas une fantaisie de l’architecte mais résulte bien d’une pensée rationnelle qui illustre la filiation entre Viollet-le-Duc et Guimard.
Lors du colloque dédié à Hector Guimard, organisé par le musée d’Orsay dans le cadre de l’exposition de 1992 consacrée à l’architecte, Lanier Graham a souligné l’influence considérable que l’école rationaliste initiée par Viollet-le-Duc a eu sur les architectes de la fin XIXe siècle, et notamment sur Hector Guimard[20]. Pour Viollet-le-Duc, la forme devait découler de la fonction, de la structure ; et les matériaux devait être employés et associés selon leurs qualités propres[21]. L’exemple le plus probant de la filiation entre les deux architectes est sûrement le bâtiment principal de l’École du Sacré Cœur, où Guimard a repris les colonnes obliques en fonte dessinées par Viollet-le-Duc pour le « XIIe Entretien », dédié à la maçonnerie, publié dans l’ouvrage Entretiens sur l’architecture[22]. Cette influence est notamment due à la formation de Guimard puisque ses maitres, Charles Génuys puis Gustave Raulin, faisaient partie de l’école rationaliste et étaient tous deux des disciples de Viollet-le-Duc. Marie-Laure Crosnier Leconte souligne notamment, dans le catalogue de l’exposition de 1992[23], que lors de la conférence donnée par Guimard dans les locaux du Figaro le 12 mai 1899, il a répété à plusieurs reprises que l’auteur des Entretiens était son maître à penser[24].
Tout comme Viollet-Le-Duc, Guimard s’est donc efforcé d’employer les bons matériaux aux bons endroits afin d’exploiter au mieux leurs qualités tout en maîtrisant le budget. Il a appliqué ce principe tant pour la construction du Castel Béranger que pour son ornementation. Ainsi, Guimard a choisi d’employer la fonte et la céramique pour la fabrication du bestiaire fantastique dont nous venons de faire l’énumération. Ces deux matériaux ont en effet l’avantage d’être tous deux dotés d’une très grande plasticité permettant d’obtenir aisément des formes zoomorphiques, la fonte étant coulée et la céramique estampée dans des moules. Ces techniques sont par ailleurs parfaitement adaptées à l’édition de pièces en série à moindre coût.
La céramique est un matériau qui a vocation à être émaillé. En plus de protéger les pièces, l’émail a l’avantage de les teinter selon le souhait du concepteur. Au Castel Béranger, Guimard a choisi de revêtir la plupart des chimères en céramique d’un émail à la teinte verte-bleutée plus ou moins foncée[25]. Le bestiaire en fonte (hippocampes, araignées, serpents) a quant à lui été recouvert d’une peinture, également d’une teinte verte-bleutée, permettant d’obtenir une harmonie entre les éléments du second œuvre composant ce bestiaire fantastique. Il est probable que les masques des balcons aient reçu une dorure, comme le suggèrent les planches du portfolio.
Balcon du quatrième étage de la façade sur cour du bâtiment sur cour du Castel Béranger, portfolio Le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard architecte, Paris, Librairie Rouam, 1898, pl. 16. Coll. part.
L’altérabilité de ce revêtement et la nécessité d’entretien qu’il implique peut expliquer sa disparition. Mais il faut garder à l’esprit que les photographies du portfolio ont été tirées en noir et blanc puis colorées à l’aquarelle. Or nous savons que pour ce portfolio Guimard a pris certaines libertés par rapport à la réalité et qu’il a pu choisir de représenter ces masques dorés alors qu’ils étaient peut-être, dès l’origine, eux aussi recouverts d’une peinture verte-bleutée.
La mise en volume des dessins préparatoires élaborés par Guimard pour tous ces décors a été effectuée par deux sculpteurs, Raphanel et Ringel d’Illzach, cités par Guimard dans la liste des fournisseurs ayant participé à la construction du Castel Béranger, liste qui figure au début du portfolio publié en 1898[26].
On sait ainsi que la fabrication des fontes a été confiée à l’usine de Sommevoire de la fonderie Durenne, site principal de l’établissement, comme l’indique une publicité publiée dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris du 21 novembre 1900. La qualité de ses productions était reconnue mondialement, notamment grâce aux nombreux prix obtenus aux cours des différentes expositions nationales et internationales. Le journal de l’exposition nationale et coloniale de Rouen de 1896 mentionne même que « [la] maison Durenne n’a plus de récompense à attendre. Après avoir figuré dans d’innombrables expositions où s’augmentait chaque fois d’une nouvelle médaille ou d’un diplôme son médailler déjà si garni, elle est en effet hors concours depuis l’Exposition universelle de Paris de 1889[27]. »
Les céramiques architecturales extérieures animant les façades ont quant à elle été attribuées à la tuilerie Gilardoni & Brault[28]. Parallèlement au projet du Castel Béranger, cette entreprise a collaboré avec Guimard pour la conception de son stand à l’Exposition nationale de la céramique de 1897, dont la carte postale n° 7 Le Style Guimard en fournit une illustration. On peut notamment y remarquer la présence du futur panneau décoratif du Castel Béranger du chat faisant le gros dos, en haut à droite de la façade. Tout comme Durenne, Gilardoni & Brault était un établissement extrêmement reconnu et même qualifié « de premier ordre »[29], dont la marque de fabrique des tuiles mécaniques « [était] reconnue par les constructeurs comme indiscutable »[30]. La fabrique Gilardoni & Brault a par exemple reçu des médailles d’or aux Expositions Universelles de 1889 et 1900[31].
Ainsi, ce projet décoratif, très éloigné de celui initialement prévu par l’architecte avant son voyage en Belgique, met en jeu des éléments plus ou moins figuratifs unifiés grâce à la matérialité. Principalement constitués de céramique émaillée ou de fonte peinte, leur teinte oscille entre le vert, le bleu et l’ocre ; une polychromie qui s’ajoute à celle des divers matériaux employés pour la maçonnerie.
La pluralité des sources auxquelles Guimard a eu recours pour composer ce bestiaire fantastique (néo-gothique, néo-renaissance, orientalisme, faune et flore) a produit un décor hétérogène qui le singularise par rapport à l’œuvre des deux autres principaux initiateurs de l’Art nouveau européen : Horta dont le style a été d’emblée beaucoup plus homogène mais qui négligeait certain aspects du décor fixe comme les papiers peint, ou Antoni Gaudí (1852-1926) dont la production était encombrée de symbolisme chrétien. Pour cette première œuvre d’art moderne totale en France, le bestiaire du Castel Béranger, tout autant que les motifs abstraits qu’il côtoie, transcende par son étrangeté dérangeante un édifice inspiré par le rationalisme viollet-le-ducien.
Maréva Briaud, École doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED113), IHMC (CNRS, ENS, Paris 1).
[1] Élisabeth Fournier était une bourgeoise du quartier d’Auteuil, veuve, désireuse de placer un capital dans l’immobilier.
[2] M. Briaud, « Hector Guimard et Muller & Cie au Castel Béranger : la fin d’une collaboration », Le Cercle Guimard [en ligne], 8 novembre 2024.
[3] Le Monde illustré, 8 avril 1899.
[4] L. Morel, « L’Art nouveau », Les Veillées des chaumières, 17 mai 1899, p. 453.
[5] Constituée en juin 1896 par le préfet de la Seine Justin de Selves, cette commission présidée par l’architecte Paul Sédille avait pour rapporteur l’architecte voyer Louis Bonnier, très favorable à Guimard. Ses travaux ont abouti à un nouveau règlement de voirie, publié sous forme d’un décret en 1902.
[6] « Bestiaire », Dictionnaire Larousse [en ligne], consulté le 19.11.24. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/bestiaire/8916.
[7] Les lignes en coup de fouet des mosaïques des sols du vestibule et des halls évoquent des algues, et le vestibule avec ses parois en grès émaillé a parfois été comparé à une grotte sous-marine.
[8] Peu de temps après, les extrémités des arceaux en fonte des entourages découverts du métro affecteront aussi cette forme stylisée de la tête d’un hippocampe.
[9] C’est le cas des garde-corps des balcons réemployés à l’hôtel Roy (1897-1898), ainsi que des supports de barres d’appui de croisées également réutilisés à l’hôtel Roy et à l’hôtel Guimard (1909-1912).
[10] « Fantastique », Dictionnaire Larousse [en ligne], consulté le 19.11.24. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fantastique/32848
[11] G. Soulier et P. N., Études sur le Castel Béranger, œuvre de Hector Guimard, 1899, p. 13.
[12] On se souvient ici du rapprochement de ce premier style de Guimard avec le style auriculaire du XVIIe siècle évoqué dans l’article de Michèle Mariez publié sur notre site.
[13] Ce qui pourrait illustrer leur fonction de ventilation.
[14] J. Rameau, « Maisons Modernes », Le Gaulois, n° 6323, 3 avril 1899, p. 1.
[15] M. Simon, « La sorcière moyenâgeuse faussement médiévale ? Construction d’une image fantasmagorique » dans É. Burle-Errecade, V. Naudet (dir.), Fantasmagories du Moyen Âge, Presses universitaires de Provence, 2010, p. 201-208. URL : https://doi.org/10.4000/books.pup.2135.
[16] M. Simon, op. cit., p. 201-208.
[17] G. Tempest, « L’araignée », Historia [En ligne], 14 février 2019, https://www.historia.fr/societe-religions/vie-quotidienne/laraignee-2064996.
[18] V. Hugo, Les Orientales, Paris, J. Hetzel, 1829, p. 7.
[19] M. Simon, op. cit.
[20] L. Graham, « Guimard, Viollet-le-Duc et le modernisme », dans Guimard. Colloque international, musée d’Orsay, 12 et 13 juin 1992, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994, p. 20.
[21] Ibid., p. 21.
[22] E. Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture. Atlas, Paris, A. Morel et Cie, 1863, pl. XXI.
[23] M.-L. Crosnier Leconte, P. Thiébaut, Guimard, Paris, Réunion des musées nationaux, 1992, p. 78
[24] Le Moniteur des arts, 7 juillet 1899, p. 1465-1471.
[25] Le tympan en céramique au quatrième étage sur la façade du bâtiment donnant sur la cour est recouvert d’un émail ocre.
[26] H. Guimard, Le Castel Béranger, œuvre d’Hector Guimard, Paris, Librairie Rouam, 1898.
[27] « Les jardins », Journal de l’Exposition nationale et coloniale de Rouen et moniteur des exposants, 1896, n° 7, p. 3.
[28] Il est cependant possible que la fabrication des métopes en céramique ornant les linteaux métalliques ait été confiée à Alexandre Bigot.
[29] « Les Grandes industries. La tuilerie de Choisy-le-Roi », Journal de l’Exposition nationale et coloniale de Rouen et moniteur des exposants, 1896, n° 14, p. 4.
[30] Ibid, p. 4.
[31] Exposition Universelle de 1900 à Paris. Liste des récompenses, classe 72, céramique, p. 852, Paris, Imprimerie nationale, 1901.
Dans notre précédent article, nous avons décrit les difficultés auxquelles le Service technique du métropolitain et la CMP ont été confrontés pour implanter l’accès et la salle souterraine de la station des Tuileries sur la première ligne du métro de Paris, de 1899 à 1900. En fonction des rejets successifs de leurs propositions par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts (en charge du jardin des Tuileries), Guimard avait tout d’abord esquissé officieusement, à la fin de l’année 1899, des dessins pour des édicules de forme rampante et affrontés. Puis, en août 1900, il avait produit, cette fois officiellement, un projet de deux demi-édicules à claire-voie implantés sur le trottoir de la rue de Rivoli. Ce dernier projet qui aurait pu devenir l’une des plus belles réussites de l’architecte pour les accès du métro de Paris n’a pourtant pas vu le jour, sans doute en raison de l’opposition résolue des conseillers municipaux anti-édicules.
Guimard, élévation de face pour le demi-édicule d’entrée de la station Tuileries, signé, daté 30 août 1900, encre sur papier, haut. 0,36 m, larg. 0,551 m. Archives de Paris, 2Fi325. Photo F. D.
Après ce refus, Guimard a donc dû étudier un nouveau projet, toujours avec des balustrades, mais cette fois sans marquises. Le principe de la balustrade à écussons ayant été agréé pour les entourages découverts, il était logique qu’il l’utilise pour les accès d’entrée et de sortie de la station Tuileries. Cependant, où placer l’enseigne « METROPOLITAIN » ? Au vu de ce que la CMP a réalisé quelques années plus tard en matière d’accès Guimard sur des trémies étroites, il aurait théoriquement été possible de placer un portique extrêmement réduit devant chacun des escaliers[1]. Mais en 1901 cette idée n’était pas envisageable puisque seuls les modèles standard d’entourages pour trémies de 3 m avaient été agréés.
Guimard se trouvait ici dans une situation proche de celle de l’accès de la station Bastille adossé à la gare du chemin de fer de Vincennes reliant alors Paris à Marles-en Brie.
Gare terminus du chemin de fer de Vincennes. On voit du côté droit l’entourage de Guimard finalement construit en 1901. Carte postale ancienne. Coll. part.
Cet accès bénéficiait d’une trémie de 2m 75, bien plus large que celles de la station Tuileries, mais tout de même plus étroite que celles des accès standards de la ligne 1. Après le rejet du projet de l’édicule initialement prévu à cet emplacement[2], il a proposé un an plus tard, le 28 mars 1901, un entourage découvert, privé de sa balustrade gauche et pourvu d’un seul candélabre pour assurer la signalisation. En raison de la moindre largeur de la trémie, le porte-enseigne devait être supprimé et l’enseigne accrochée au mur du bâtiment.
Dessin de l’agence de Guimard pour l’accès de la station Bastille à la gare du chemin de fer de Vincennes, second projet avec balustrade à écussons, signé et daté du 28 mars 1901. Archives RATP, droits réservés.
Mais comme on peut le voir sur le dessin, cette enseigne murale a été biffée d’une croix et il a finalement été décidé de mettre en place deux candélabres faisant portique, comme sur les autres entourages découverts, mais en raccourcissant le porte-enseigne et en rognant l’enseigne[3] pour faire entrer le tout dans la largeur impartie[4].
Entourage découvert de l’accès de la station Bastille à la gare du chemin de fer de Vincennes, carte postale moderne. Cliché pris avant 1984. Coll. part.
Pour la station Tuileries dont l’accès était étudié en même temps que celui de la gare du chemin de fer de Vincennes, il est possible qu’un projet semblable à celui du dessin ait été formé, avec un seul candélabre pour chaque escalier. Nous ne connaissons cependant aucun dessin validant cette hypothèse. En revanche, l’idée de concevoir un cadre spécial pour les enseignes et de les accrocher à la grille du jardin a été retenue pour Tuileries.
Avant d’arriver au montage final — celui que nous connaissons aujourd’hui — et qui n’a été mis en place qu’avec un retard considérable, probablement à la fin de l’année 1901 ou au début de l’année 1902, il faut peut-être encore former l’hypothèse de solutions intermédiaires qui auraient elles aussi été rejetées mais qui auraient l’avantage d’expliquer l’existence de modèles « orphelins ». Il s’agit tout d’abord des potelets d’extrémité hauts pour les balustrades à écussons que nous connaissons.
Potelets d’extrémité hauts pour balustrade à écussons, modèle gauche (à gauche et au centre) et modèle droit (à droite) photographiés dans les réserves de la fonderie GHM à Sommevoire. Photo F. D.
Ces potelets n’ont en effet pas d’utilité dans le système des entourages découverts où chaque extrémité de la balustrade se rattache à un candélabre du portique. Cependant leur création répond forcément à une motivation qui pourrait être en rapport avec les multiples avatars et avanies de la station Tuileries. Si la possibilité d’un unique candélabre au départ de la balustrade à écussons avait été écartée (ou n’avait pas été envisagée), il fallait alors inventer un modèle d’extrémité d’une hauteur un peu supérieure à celle de la balustrade. C’est donc peut-être à cette occasion que Guimard a conçu les modèles de potelets d’extrémité hauts gauche et droit. Leur terminaison apicale est proche de celle du potelet d’angle haut des balustrades, mais ils en diffèrent par leur base.
Potelet d’extrémité haut droit pour balustrade à écussons, utilisé par la RATP devant son siège rue de Bercy. Photo F. D.
Cependant, ce n’est pas cette solution (si elle a bien existé) qui a prévalu mais une autre encore où, cette fois, la balustrade, ses potelets intermédiaires et ses potelets d’extrémités étaient plus bas. Nous ignorons tout des discussions qui ont amené à sa mise en place au détriment de la solution plus évidente de la balustrade à écussons[5]. Peut-être, et toujours dans une volonté de discrétion, a-t-il été demandé de ne pas dépasser la hauteur du muret de la grille ? Pour les potelets intermédiaires et le potelet d’angle, il a suffi à Guimard d’en diminuer la hauteur en en raccourcissant les parties linéaires.
Potelet d’angle bas de l’entourage de l’accès servant originellement à l’entrée de la station Tuileries. Ce modèle est une simple réduction en hauteur des potelets d’angle hauts des balustrades à écussons. Photo F. D.
Mais, au lieu de faire de même pour les potelets d’extrémité bas gauche et droit, il a inventé de nouvelles bases s’étalant largement au-dessus de la pierre de socle et donnant l’impression de voir une matière visqueuse s’écouler.
Potelet d’extrémité bas de l’entourage de l’accès servant originellement à l’entrée de la station Tuileries. Photo F. D.
Le changement le plus important a été la création d’un décor central remplaçant les écussons et dont le contour rectangulaire vient s’insérer sur les fers en U verticaux. Nous l’avons surnommé « cartouche » puisqu’il est évidé en son centre, ce qui en fait en quelque sorte un négatif de l’écusson. Le style de Guimard étant en constante évolution, on y remarque une tendance plus forte à l’abstraction, même s’il est toujours possible de voir toutes sortes d’images — et même les plus saugrenues — dans ces masses latérales tourbillonnantes.
Cartouche d’un entourage bas. Photo F. D.
Il existe même un modèle cintré de ces cartouches, dont l’existence n’est révélée que par son emploi plus tardif, en 1909, sur l’entourage d’un puits de lumière de la station Nation.
Entourage bas d’un puits de lumière de la station Nation avec des cartouches cintrés aux deux extrémités. Photo F. D.
Comme il y a peu de chances que l’élaboration de ce modèle cintré ait été réalisé à l’initiative de la CMP pour cette seule occurrence, il est plus probable que la compagnie s’est servie ici d’un modèle qui avait déjà été conçu par Guimard à l’occasion de son ultime projet pour les entourages de la station Tuileries, mais qui n’avait pas été employé. De même qu’il avait dessiné des édicules et des entourages découverts à fond orthogonal ou à fond arrondi, il a pu vouloir proposer que les accès de la station Tuileries se terminent en demi arc de cercle à l’aide de deux cartouches cintrés. Cette disposition aurait d’ailleurs renforcé la monumentalité de l’entrée dans le jardin des Tuileries en conduisant en douceur le visiteur vers sa grille.
Hypothèse d’un projet d’entourage bas pour l’accès de sortie de la station Tuileries avec un fond en demi arc de cercle. Dessin F. D.
Cependant, cette disposition (si elle a existé) a, elle aussi, pu être rejetée au profit de simples fonds orthogonaux. Mais ces derniers ne pouvant accueillir qu’un module central avec un cartouche surmonté d’un arceau, le comblement du petit espace résiduel de part et d’autre de ce module posait un problème. Celui-ci a été initialement résolu d’une manière peu satisfaisante. Une photo ancienne, extraite du portfolio allemand Modern Kunstchmiede-Arbeiten, paru en 1902, montre l’aspect initial du fond de l’entourage de sortie (côté Louvre). On voit que les petits arceaux placés de part et d’autre du module central sont constitués de ses deux extrémités simplement recoupées et réunies par un angle obtus assez disgracieux.
Fond de l’entourage bas de l’accès de sortie de la station Tuileries, portfolio Modern Kunstchmiede-Arbeiten, 1902, pl. 99, coll. part. Un petit arceau anguleux est cerclé en rouge.
Le même entourage de sortie a également été photographié à l’époque dans l’autre sens et reproduit dans la revue anglaise Feilden’s magazine, parue en 1903. On voit que la fonction de signalisation était assurée par deux enseignes encadrées et garnies d’ampoules électriques accrochées en hauteur à la grille du jardin, au-dessus de chacun des deux entourages. Elles reposent sur trois consoles constituées de fers en T découpés et pliés, fixées sur les barreaux de la grille du jardin. Celle du centre est démesurément grande. Guimard s’en est sans doute servi pour y fixer les panneaux en tôle émaillée « Entrée » ou « Sortie »[6] qui, contrairement aux autres occurrences de pareils panneaux, ne semblent pas avoir été suspendus par des anneaux sous l’enseigne.
Entourage bas de l’accès de sortie de la station Tuileries, Feilden’s magazine, 1903, p. 212. Photo internet, droits réservés.
Le dessin par Guimard de cette enseigne en lave émaillée et de son cadre métallique est daté du 18 septembre 1901. Son lettrage « Édicule Grand M » est identique à celui qui était déjà déployé sur les édicules B (comme à la station Porte Dauphine). Sur l’élévation frontale, on voit que la partie supérieure du cadre était constituée d’une tôle découpée et incurvée vers l’avant, sur laquelle deux minces fers en U étaient fixés. C’est entre ces deux fers que Guimard avait prévu de perforer la tôle pour cinq emplacements d’arrivée d’électricité permettant un éclairage nocturne. Celui-ci était réalisé par des ampoules nues placées horizontalement, ce qui paraît assez peu sécurisant en l’absence de protection contre la pluie.
Dessin par Guimard en plan, coupe et élévation de l’enseigne de la station Tuileries. Crayon sur calque, non signé, daté 18 septembre 1901, mention manuscrite « Enseigne des Tuileries », dessin de la signature de l’enseigne « Hector Guimard Archte », long. 2,90 m, larg. 1,565 m, musée d’Orsay, fonds Guimard, GP 861.
Un troisième exemplaire de cette enseigne encadrée a été fabriqué et accroché au-dessus de l’entrée de la station voisine Concorde, en remplacement de l’enseigne provisoire (cf. article précédent). Cette fois les ampoules électriques étaient placées entre la partie supérieure du cadre et la plaque de lave émaillée.
Accès de la station Concorde. Cliché pris le 9 juin 1919 à l’occasion d’une grève des transports, photo agence Meurisse, 72674, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EI-13 (2596).
Initialement conçus, après bien des tergiversations comme nous l’avons vu, les modèles en fonte de l’entourage de la station Tuileries auraient pu y rester confinés, puisqu’en 1901-1902, ils n’avaient pas d’autre emploi. Mais la catastrophe du métro Couronnes en août 1903, sur la ligne 2, a mis en lumière le manque criant de sécurité des infrastructures du métro et en particulier l’absence de sorties de secours[7].
La catastrophe du métro Couronnes. Dessin par Oswaldo Tofani, L’Actualité n° 187, 16 août 1903, source Wikipédia.
Malgré l’injonction qui lui a été faite de doter d’accès secondaires les nouvelles stations ainsi que les anciennes, la CMP ne s’est que partiellement exécutée pour des raisons financières. Cependant, sur les accès secondaires qui ont été établis, elle se devait d’entourer les escaliers par une balustrade. Celle-ci ne pouvait pas comporter de portique ni de signalisation afin que ces accès ne soient pas confondus avec des accès d’entrée. Pour cette nouvelle fonction, elle s’est donc tournée vers le modèle d’entourage bas conçu pour la station Tuileries, discret et agréé. Ces entourages bas ont été utilisés pour une grande partie des accès secondaires[8] établis jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Entourage bas d’un accès secondaire de la station Nation. Photo F. D.
Guimard, qui avait cessé de collaborer avec la CMP en 1903, et qui, en l’échange du règlement des sommes résiduelles qu’il lui réclamait, avait dû lui céder les droits sur ses modèles, n’a donc pas été sollicité à ce sujet et l’important déploiement de ces entourages bas s’est fait hors de son contrôle et sans profit pour lui.
Terminons par l’énumération de quelques modifications qui ont été apportées au travail de Guimard pour la station Tuileries.
Tout d’abord, un porte-plan a été greffé sur la balustrade du côté entrée. Dessiné en 1912 dans un style compatible avec celui de Guimard par les services techniques de la CMP, il a été exécuté en série par le serrurier parisien René Gobert. Ces porte-plans ont alors été posés sur tous les accès Guimard, sans doute avant la Première Guerre mondiale.
Entourage bas de l’accès servant originellement à l’entrée de la station Tuileries avec le porte-plan. Photo F. D.
À une date que nous ne pouvons pas préciser, mais vraisemblablement lorsque les accès ont été indifféremment affectés à l’entrée ou à la sortie, les panneaux en tôle émaillée « Entrée » et « Sortie » ont disparu. L’enseigne du côté sortie a également disparu (ainsi d’ailleurs que celle de la station Concorde). Quant à l’enseigne du côté entrée, sa plaque de lave émaillée a été cassée en son milieu avant 1984. Le cliché pris à cette date montre aussi que la RATP avait modifié le dispositif d’éclairage. Sur les cinq ampoules nues initialement posées horizontalement, il n’en restait plus que trois, orientées verticalement et protégées de la pluie par une casquette en zinc rectangulaire fixée sur le fer en U supérieur.
Enseigne de la station Tuileries, au-dessus de l’accès servant originellement à l’entrée. Cliché René Minoli/RATP pris en 1984. Droits réservés.
Lors des restaurations en 2000, la plaque de lave émaillée a été remplacée par une copie qui ne comporte plus la signature de Guimard. Cependant la RATP ne semble actuellement pas en mesure de localiser la plaque originelle.
Enseigne de la station Tuileries, au-dessus de l’accès servant originellement à l’entrée, état actuel. Photo F. D.
Son dispositif d’éclairage a de nouveau été modifié en remplaçant les ampoules par un tube fluorescent très visible. Il est protégé par une nouvelle casquette greffée sur le fer en U supérieur. Elle est cette fois ceinturée par un petit lambrequin dont la partie avant est une copie de la découpe inférieure de la tôle du fond. Quant à ses parties latérales, elles arborent des découpes purement inventées.
Enseigne de la station Tuileries, au-dessus de l’accès servant originellement à l’entrée, état actuel. Photo F. D.
Il est à souhaiter qu’à l’avenir, si la disposition originelle ne peut être rétablie avec succès, un dispositif lumineux plus moderne et plus discret permettant l’ablation de la casquette soit adopté.
Sur la balustrade, les petits arceaux anguleux des fonds orthogonaux que nous avons signalés plus haut, étaient encore présents sur un cliché pris par Marcel Boubat en 1956 avec l’écrivain Raymond Queneau sortant de la station Tuileries par l’accès d’entrée.
Raymond Queneau sortant de la station Tuileries par l’accès d’entrée. Cliché par Marcel Boubat en 1956. Droits réservés. Un petit arceau anguleux est cerclé en rouge.
Ils étaient toujours présents sur des clichés pris par la RATP en 1976, avant d’être ultérieurement remplacés par des modèles arrondis. À cet effet, la RATP a fait réaliser deux modèles spéciaux d’arceaux très étroits (rep. 46 et rep. 49), arrondis et donc plus agréables à l’œil. Sur l’accès d’entrée, le plus large des deux est inséré contre le muret et y pénètre même. Cette entaille plutôt grossière a été creusée dans la pierre dès l’origine puisqu’on la voit déjà sur le cliché de Marcel Boubat pris en 1956.
Arceau gauche (rep. 46 ou rep. 49) actuel du fond de l’entourage bas de l’accès d’entrée de la station Tuileries. Photo F. D.
Arceau droit (rep. 46 ou rep. 49) du fond de l’entourage bas de l’accès d’entrée de la station Tuileries. Photo F. D.
Contrairement à celles de nombreuses autres stations de métro dont l’implantation et la mise en place de l’accès n’ont pas posé de problèmes particuliers et qui n’ont pas non plus subi de changements très notables par la suite, l’histoire de la station des Tuileries s’est donc révélée pleine de rebondissements. Et peut-être nous permet-elle d’expliquer l’existence de modèles « orphelins » de Guimard pour le métro.
Frédéric Descouturelle
Notes
[1] Après 1903, date de l’arrêt de sa collaboration avec Guimard, la CMP a continué à utiliser ses entourages découverts avec des balustrades à écussons pour équiper des trémies de largeurs très variables. Les plus étroites ont eu une largeur d’1 m 80, à Strasbourg-Saint-Denis en 1903 (4 entourages disparus) et à Réaumur-Sébastopol en 1904 (2 entourages encore en place). Leurs arches ont dû être coudées pour pouvoir recevoir une enseigne au lettrage « entourage comprimé ». Ce type de portique aurait même pu encore être réduit d’une trentaine de centimètres pour recevoir une enseigne « MÉTRO », plus étroite ».
[2] Cf. DESCOUTURELLE, Frédéric ; MIGNARD, André ; RODRIGUEZ, Michel, Guimard l’Art nouveau du métro, Éditions La Vie du Rail, 2012, p. 74. Nous ne connaissons qu’un plan du projet de cet édicule, daté du 18 avril 1900, prévu avec une paroi en plaques de lave émaillée, mais pas les dessins des élévations. Nous pouvons supposer que la marquise envisagée avait une certaine parenté avec celle des demi édicules de la station Tuileries.
[3] La proposition de Guimard du 1er août 1901 d’une enseigne moins large avec un lettrage plus condensé a été refusée et c’est donc une enseigne standard avec un lettrage « entourage Grand M », rognée latéralement, qui a été utilisée.
[4] Cet entourage a persisté jusqu’en 1984, date de la construction de l’Opéra Bastille. L’entourage — protégé au titre des Monuments Historiques —aurait dû être complété par une balustrade gauche et transféré à son emplacement actuel, à l’angle du boulevard Beaumarchais et du boulevard Richard Lenoir. Mais en réalité, il a été démonté et entièrement remplacé par une copie en 1985.
[5] De ce fait, les potelets d’extrémité hauts n’ont pas eu d’emploi sur le réseau pendant plusieurs décennies. La RATP s’en est finalement servie lorsqu’elle a remplacé des portiques Guimard vétustes par un poteau Dervaux placé à l’une des extrémités de la balustrade. Un potelet d’extrémité haut était alors mis en place à l’autre extrémité. Ils ont disparu lorsque ces accès ont été restaurés et ont retrouvé un portique. À la station Daumesnil, un escalator a été mis en place sur l’accès Guimard, ce qui a entraîné la dépose du portique, remplacé par deux potelets d’extrémité hauts. Enfin, devant la Maison de la RATP, 54 quai de la Rapée, le visiteur est accueilli par un portique d’entourage Guimard, suivi de balustrades qui sont terminées par des potelets d’extrémité hauts.
[6] Voir notre article Les signalisations d’entrée et de sortie des accès du métro de Guimard.
[7] Une partie des 84 morts asphyxiés a été retrouvée agglutinée à l‘extrémité nord du quai, dépourvue de sortie vers la surface.
[8] Il y en a eu 47 (y compris l’entourage arrondi du puits de lumière de la station Nation) et il en reste 25.
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