Après avoir exposé dans notre article précédent certaines des raisons de l’immobilisme du Faubourg Saint-Antoine au XIXe siècle, nous abordons la question de l’adoption du style Art nouveau parmi certains des fabricants du quartier, adoption précédée par l’émergence de la « modernité », notion qui n’était alors pas forcément appréhendée de la même façon qu’aujourd’hui.
Lors de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, on remarquait très clairement que le style Renaissance dominait parmi les différents modèles. À titre d’exemples, les fabricants du Faubourg Saint-Antoine, Schmidt et Piollet (Schmit) proposaient un grand lit de style Louis XIV en noyer sculpté. Balny présentait une crédence Renaissance et Viardot exposait des meubles de fantaisie de style japonais[1]. Les rapporteurs de l’événement — Tronquois et Lemoine — témoignaient ainsi :
« Tout est au style Henri II ou Louis XIII. Quelques meubles vont jusqu’au XVe et au XIVe siècles ; mais jeunes ou vieux, tous sont des copies ou tout au moins des réminiscences, et, chose bizarre, le côté curiosité domine[2]. »
Le philosophe et homme d’état français Jules Simon (1814-1896) commentait cette citation en écrivant que « cette dernière note n’est pas faite pour nous donner de grandes espérances sur la découverte d’un style français du XIXe siècle[3] ». Il faisait ici allusion à une idée alors récurrente et répandue : la volonté d’inventer enfin une production qui soit caractéristique du XIXe siècle et qui pourrait ensuite devenir un style national. Même s’il jouissait d’une véritable faveur, l’orientalisme, considéré comme plus amusant que sérieux, ne pouvait évidemment remplir une telle fonction.
Le critique d’art français Guillaume Janneau (1887-1981) faisait même remonter à deux décennies auparavant ce désir de création d’un style nouveau :
« Dès 1860, on ressentait le besoin de créer quelque chose de nouveau qui pourrait nous éloigner du pastiche qui devenait de plus en plus lourd[4]. »
Cet épuisement que subissaient les modèles qui avaient fait la gloire du mobilier français entre les XVIe et XVIIIe siècles se traduisait par une sorte de paroxysme dans la conception de productions elles-même très souvent éclectiques. Pratiquement toutes les ressources avaient été explorées et il était devenu très difficile de continuer à y puiser. Tout au long du XIXe siècle, les artistes, artisans et fabricants du Faubourg Saint-Antoine qui s’étaient mobilisés pour sauvegarder la suprématie du meuble français acquise durant les siècles précédents ont tenté d’adapter leur production à l’évolution des mœurs afin de répondre à toutes les problématiques liées aux questions de goût, de mode, d’économie, de praticité ou encore de confort. Ces recherches menées au cours du XIXe siècle ont été progressives et tout a été mis en œuvre pour ne pas heurter le public et pour faciliter l’intégration du mobilier dans les intérieurs. C’est ainsi que faute de créer un style nouveau, ces fabricants se sont tournés vers l’idée de « modernité », ou au moins vers l’idée de mieux répondre aux besoins modernes nés de l’évolution de la société. De fait, dans certains catalogues commerciaux, plaquettes commerciales et publicités, cet adjectif « moderne » a été accolé à des productions de toutes sortes, y compris à des copies de style Louis XV ou Henri II. Mais en quoi résidait véritablement la modernité d’un meuble telle que pouvait la concevoir un fabricant du Faubourg Saint-Antoine vers la fin du XIXe siècle ? Cette notion différait alors très largement de l’idée que nous nous en sommes faite a posteriori et il faut se ranger à l’opinion de l’historienne Leora Auslander (1959-…) pour laquelle certains fabricants ont essayé « d’inventer de nouvelles formes de l’ancien[5]» en créant une certaine forme de modernité simplement dans la manière de concevoir les copies. Toutes ces recherches, menées graduellement, ont apporté des transformations — mêmes minimes — qui, en fournissant des modèles un peu plus différents à chaque fois, participaient tout de même au détachement progressif des styles passés. Mais il a fallu de longues années à l’industrie du meuble pour que de sérieuses recherches soient menées en faveur d’un art résolument moderne et pour que, progessivement, ce terme de « moderne » ne s’applique plus qu’au style Art nouveau, puis à son évolution vers l’Art déco. Pourtant, en 1905, on pouvait encore le rencontrer, qualifiant des meubles qui nous semblent actuellement en être très éloignés.
C’est l’Exposition universelle de 1889 à Paris qui a marqué le point de départ de ces recherches, ainsi que l’assurait Meynard, le rapporteur de la classe 17 (meubles à bon marché et meubles de luxe) : « On a soif du nouveau, cherchons donc du nouveau[6] ». De nombreux fabricants du Faubourg Saint-Antoine ont alors été remarqués et félicités, tels Schmit avec un certain procédé de marqueterie sculptée, Viardot qui présentait encore des meubles japonais, Boison, déjà très apprécié alors qu’il n’était pas connu du public et qu’il proposait un « ameublement en palissandre rehaussé d’or », ou encore Pérol Frères qui exposait une salle à manger Louis XV[7]. Malgré une forte présence des copies à cette exposition, la volonté de créer un « style moderne » se manifestait donc. Certains fabricants s’éloignaient peu à peu des copies et commençaient à chercher à développer cet art moderne tant désiré. Cette période de tâtonnements a nécessairement donné lieu à la création de modèles hybrides et parfois incohérents dans lesquels divers styles étaient mélangés. Pour évoluer, il fallait trouver de nouvelles sources d’inspiration. Et ce sont les éléments de la nature qui ont alors commencé à être privilégiés. Car à l’Exposition universelle de 1889, si ce sont les maisons Dasson et Damon (cette dernière étant au Faubourg Saint-Antoine) qui ont remporté des Grands Prix dans la section du mobilier, c’est un nouveau venu, provincial de surcroît, Émile Gallé, qui s’est fait remarquer. Il avait déjà été récompensé pour sa verrerie artistique par une médaille d’or à l’Exposition La Pierre, le Bois, la Terre, le Verre organisée à Paris par L’union Centrale des Arts Décoratifs en 1884. Cinq ans plus tard, à l’Exposition universelle de 1889, il a obtenu un Grand Prix pour sa verrerie et une médaille d’or pour ses faïences. Pour son mobilier, il n’y a pourtant obtenu qu’une médaille d’argent[8], mais l’attention qui s’était portée sur son nom a mis en lumière ses meubles dont les structures étaient encore empruntées à la Renaissance ou au XVIIIe siècle, mais qui étaient déjà envahis par la flore et porteurs de messages symboliques et symbolistes.
De nombreux progrès ont été faits les années suivantes en faveur de cet art moderne et les objets d’art décoratif ont intégré les salons annuels, alors que le style Art nouveau se développait en France à partir de 1895, mais en dehors du Faubourg. De plus en plus de revues, antérieures ou postérieures à 1889, se sont intéressées à ce style et ont joué un rôle capital dans sa diffusion. Les écoles d’arts décoratifs de la capitale qui formaient, entre autres, les futurs dessinateurs et industriels, se sont également mises à mener des recherches en faveur d’un art moderne en modifiant leurs programmes d’enseignements.
En faveur d’un Art nouveau…
Fondateur du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie en 1866, Henri Lemoine (1828-1904) aspirait déjà à l’émergence d’un style nouveau et faisait part de ses espérances : « Peut-être ainsi créerons-nous un jour un nouveau style et ne serons-nous plus obligés de toujours copier[9] ». Parallèlement aux concours de travaux organisés et instaurés depuis 1867, le Patronage a créé à partir de 1898 un concours destiné aux dessinateurs. Cet événement qui était ouvert aux élèves du Patronage ainsi qu’à ceux des écoles extérieures, qu’elles fussent des écoles d’art décoratif ou des écoles professionnelles, permettait aux participants d’obtenir une certaine visibilité auprès des industriels. Le fabricant Vincent Épeaux (1862-1945), président du Patronage à partir de 1912, évoquait ainsi ce concours :
« En 1898, le Patronage, ne voulant pas rester indifférent au mouvement qui se produisait déjà depuis quelques années en faveur de la création d’un style moderne, ajouta à ses concours professionnels un concours entre dessinateurs, ayant pour but de créer chez eux une émulation les entraînant à la recherche de compositions décoratives nouvelles, répondant aux mœurs et aux besoins du jour[10]. »
Comme nous l’avons vu précédemment, le Faubourg Saint-Antoine était alors décrit comme étant « très en retard » sur l’évolution stylistique en cours. Cette opinion doit être largement revue car, à ce jour, nous connaissons au moins deux documents graphiques qui attestent l’existence de recherches menées au Faubourg en faveur de modèles Art nouveau avant l’Exposition universelle de Paris en 1900. Le premier document a été produit en 1898, à l’occasion de ce premier concours entre dessinateurs au Patronage. Son auteur, le fabricant de meubles Louis Brouhot (1869-1926), a obtenu le premier prix devant Fernand Leclerc et Georges Boisselier[11] avec le dessin d’ambiance d’une salle à manger, centré sur un buffet et faisant également apparaître une table, un fauteuil et une sellette, le tout dans un décor de lambris et de tentures savamment orchestré. D’une grande originalité, le mobilier envisagé comportait cependant encore de nombreuses citations historicistes.
Le second document qui a attiré notre attention est un modèle que Mathieu Gallerey (1872-1965) a déposé au greffe du bâtiment en 1899.
Les fabricants pouvaient alors, s’ils le souhaitaient, et ce depuis le début du XIXe siècle, effectuer un dépôt de dessin ou de modèle dans le but de protéger leur création. La majeure partie des dépôts effectués n’ont pas été recensés car ils n’ont pas encore fait « l’objet d’un traitement définitif ». Entre 1880 et 1905, il semble d’ailleurs que très peu de modèles aient été déposés par les fabricants du Faubourg Saint-Antoine[12]. Ce dessin technique, sans mise en situation, présente la vue de face et de profil d’une armoire à glace. Les lignes sinueuses de ses montant sont constituées de tiges de nymphéas et de roseaux, tout-à-fait dans le style de ce que les parisiens pouvaient alors connaître des productions nancéiennes et en particulier de celles de Louis Majorelle (1859-1926). Dans la mesure où il est stylistiquement très éloigné des modèles sobres, simples et robustes que Gallerey a produit dans les années suivantes, ce dessin étonne par sa singularité. Il témoigne certes du talent du dessinateur mais aussi de l’intérêt précoce de l’ébéniste pour la production de Majorelle, avant même que celui-ci ne soit couronné par un Grand Prix à l’Exposition universelle l’année suivante. Sa découverte confirme a posteriori l’assertion d’Alastair Duncan décrivant Mathieu Gallerey comme un fervent admirateur de l’ébéniste nancéien mais qui « se garde bien d’essayer de l’imiter[13] ». Sauf si Mathieu Gallerey a réalisé ce dessin à la demande expresse d’un autre atelier, il nous faut admettre qu’il a pu avoir une courte et préliminaire période sous influence nancéienne qui, jusqu’à présent, était passée inaperçue.
Alors qu’en l’espace de cinq ans de nombreux créateurs indépendants parisiens (dont un bon nombre d’architectes, le groupe l’Art dans tout et l’équipe réunie par Siegfried Bing) faisaient fructifier et évoluer leurs recherches dans le style Art nouveau, outre Brouhot et Gallerey, plusieurs fabricants du Faubourg avaient tout de même pris un virage significatif dans ce sens. Ainsi, à l’Exposition universelle de 1900, la copieuse salle à manger de Vincent Épeaux remportait une médaille d’argent. On remarquait aussi celle de Damon & Colin (ex-Krieger) destinée à un palace niçois, ainsi que des meubles de Darras, Myrtil Dennery et gendre, Bec, Damon & Colin (ex-Krieger), Pérol Frères (hors concours) et du Patronage industriel des Enfants de l’Ébénisterie.
Myrtil Dennery et gendre, vitrine et table chrysanthème en pommier d’Australie, présentées à l’Exposition universelle de Paris 1900, portfolio Meubles de style moderne Exposition Universelle de 1900, pl. 11, Théodore Lambert architecte, Charles Schmid éditeur, s.d. Coll. part.
Une fois le Grand Prix de l’Exposition universelle de 1900 attribué à la fois au nancéien Majorelle et à Gallé (au grand dam de ce dernier), le Faubourg s’est alors tourné plus franchement vers l’Art nouveau, en combinant les influences naturalistes des nancéiens qui venaient d’être couronnés avec une ligne parisienne plus abstraite. Mais bien souvent, ces fabricants ne renonçaient pas complètement à un historicisme dont les réminiscences continuaient à imprégner une bonne part de leurs modèles modernes. En 1902, le Salon du Mobilier s’est tenu au Grand Palais. Le portfolio[14] consacré aux meubles de style Art nouveau qui y ont été exposés, montre que de nombreux nouveaux fabricants du Faubourg s’étaient mis à la mode. Parmi ces nouveaux venus, on remarquait Guérin, Pérol Frères, Boverie fils, Devouge & Colosiez, Charles Olivier, Schmit, Schmitt, Vérot & fils, Nowak, Georges Pique, E. Bardin, l’Hygiène Moderne. Quelques ensembles étaient particulièrement fournis comme celui de la Maison Mercier (100 rue du Faubourg Saint-Antoine) et celui de la Maison Gouffé jeune (48 rue du Faubourg Saint-Antoine).
Au sein de cette exposition, Georges Nowak (1884-1956), implanté au 47 rue du Faubourg Saint-Antoine, s’est distingué par un mobilier aux lignes élancées et harmonieuses qui se rapprochaient des meilleurs exemples parisiens et nancéiens.
D’autres ensembles de Nowak conçus dans la même veine ont été présentés à l’Exposition de l’Habitation en 1903 au Grand Palais, puis l’année suivante, au Salon des Artistes Français et à l’Exposition de l’Hygiène dans l’Habitation au Grand Palais. Ils ont alors été commentés par la revue L’Art Décoratif qui, comme son confrère Art et Décoration, s’intéressait préférentiellement aux artistes modernes indépendants et négligeait souvent les envois des maisons du Faubourg Saint-Antoine. Dès 1905, Georges Nowak a rejoint le prestigieux Salon de la Société des Artistes Décorateurs. Comme l’écrivait le journal Paris-Midi qui l’interviewait en 1912, cette maison a été l’une des rares à être créées dans le but de se consacrer au style moderne « en plein faubourg Saint-Antoine, c’est-à-dire dans la citadelle de toutes les routines en matière de décoration »[15]. Elle a su en effet développer un style personnel et reconnaissable, valant plus tard à son dirigeant d’être décrit comme un « ébéniste de grand savoir et d’idées hardies, qui n’a pas donné toute sa mesure […][16] ».
De même que Georges Nowak, Mathieu Gallerey a créé sa propre maison de production au cœur du Faubourg pour se consacrer au style moderne. Il en est rapidement devenu l’un des acteurs reconnus et a participé à l’évolution du style Art nouveau vers la sobriété. Ses œuvres alliant une tradition rustique à un décor moderne ont été publiées dans Art & Décoration et L’Art Décoratif, à l’égal de celles des nouveaux décorateurs comme Dufrène, Follot ou Jallot, faisant ainsi presque oublier son appartenance au Faubourg Saint-Antoine.
En revanche, des maisons plus importantes et plus anciennes du Faubourg Saint-Antoine comme Mercier ou Pérol Frères ont peiné à se constituer une véritable identité moderne à travers leurs modèles. Malgré sa précocité dans le mouvement Art nouveau puisqu’elle a présenté de l’Art nouveau à l’Exposition universelle de 1900, la maison Pérol Frères a ensuite persisté à plaquer des motifs modernes sur des structures héritées des siècles précédents.
En 1905, lors de la seconde édition du Salon des Industries du Mobilier, l’engouement pour l’Art nouveau était déjà retombé, à l’aune de sa mode qui refluait depuis quelques années. Des maisons anciennes du Faubourg comme Mercier y avaient renoncé et seules quelques maisons comme Diot, Brouhot, Épeaux, Gallerey, Au Confortable ou Nowak, persistaient à proposer du mobilier qui soit de style Art nouveau à proprement dit. Certaines esquissaient déjà les futures tendances de l’Art déco.
Ophélie Depraetere
Dans notre prochain article, nous examinerons l’un des débouchés qui a permis au Faubourg Saint-Antoine de poursuivre dans la voie de la modernité : le meuble « à bon marché ».
Notes
[1] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 15-17.
[2] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, Groupe III, classes 17 et 18, rapport sur les meubles à bon marché et les meubles de luxe, p. 11.
[3] SIMON Jules, La maison et le mobilier chapitre IV, dans les rapports du jury international à l’Exposition universelle de 1878 à Paris, p. 239.
[4] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 18.
[5] AUSLANDER, Taste and Power : furnishing modern France, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 306.
[6] MEYNARD M., Rapports du jury international, Groupe III, mobilier et accessoires, classes 17 à 29, meubles à bon marché et meubles de luxe, p. 7.
[7] MEYNARD M., op. cit., p. 10-11.
[8] MEYNARD M., op. cit., p. 11.
[9] WEISSBACH Lee Shai, « Entrepreneurial Traditionalism in Nineteenth-Century France : A Study of the Patronage Industriel Des Enfants de l’ébénisterie », The Business History Review, vol. 57, n° 4, 1983, p. 557.
[10] EPEAUX Vincent, « Patronage industriel des enfants de l’ébénisterie », Le Monde et la Science, p. 1360.
[11] L’École d’Ameublement de Paris La Bonne Graine — anciennement Patronage Industriel des Enfants de l’Ébénisterie — conserve parmi ses archives un recueil où figurent des reproductions des dessins ayant remporté les premiers prix des concours entre dessinateurs de 1898 à 1910.
[12] Damon & Colin (Krieger) a déposé le 30 avril 1887 au greffe des tissus, un modèle de sommier en bois applicable aux châlits pour le couchage des troupes ou effectué un second dépôt le 7 juin 1888 de deux modèles de meubles scolaires au greffe des industries diverses. Enfin, deux autres dépôts ont été effectués au greffe du bâtiment. Le premier est un dessin d’armoire à glace déposé le 23 mars 1899 par Mathieu Gallerey (1872-1965). L’autre présente des plans de décharge pour récepteurs en métal, céramiques ou toutes autres matières, déposé le 15 février 1905 par L’Hygiène Moderne.
[13] DUNCAN Alastair, Art Nouveau Furniture, p. 119.
[14] Meubles d’Art nouveau au Salon du Mobilier de 1902, Librairie spéciale de l’Ameublement, Émile Thézard éditeur à Dourdan.
[15] Estienne, Paris-Midi, 25 mai 1912. Coll. part. Dans cet interview, Nowak donnait un aperçu sociologique intéressant en affirmant que « La clientèle du moderne se recrute parmi les intellectuels et les gens de profession libérale, ingénieurs, architectes, avocats, officiers, médecins, notaires, etc. Dans les milieux riches, on se laisse égarer par la fausse antiquaillerie, comme en bas par les faux styles anciens. »
[16] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 64.
S’il a fallu attendre les années 1970-1980 pour que le mobilier Art nouveau soit à nouveau connu et apprécié par le grand public grâce à la publication d’ouvrages généralistes puis spécialisés, le mobilier de ce style produit à Paris au sein du Faubourg Saint-Antoine a doublement souffert de cette méconnaissance. Il a en effet été presque systématiquement ignoré par les redécouvreurs de l’Art nouveau qui ont prioritairement consacré leurs recherches aux personnalités réputées les plus intéressantes, celles qui étaient déjà mises en avant par la littérature spécialisée de l’époque, négligeant de facto tout ce pan de la production jugé d’un intérêt très secondaire.
C’est ce sujet encore très peu exploré et parfois méconnu des spécialistes que nous voulons à présent aborder. Il est beaucoup trop vaste pour être présenté dans son entier et nous nous contenterons donc d’en donner un aperçu. Pour cette série de quelques articles, nous avons fait appel à deux étudiantes dont le travail de recherche universitaire nous a intéressé. Ce premier article, écrit par Ophélie Depraetere, s’appuie sur son mémoire de recherche en Master 2 (sous la direction de Mme Rossella Froissart) qui comporte un important corpus inédit de références iconographiques et bibliographiques. Il présente le quartier du Faubourg Saint-Antoine, son évolution et le constat de son immobilisme à la fin du XIXe siècle. Les articles suivants seront consacrés à son évolution vers la modernité et à plusieurs maisons dont les sources anciennes ont pu être étudiées.
« Tradition, modernisme ; le passant commence à comprendre ce que ces façades disparates lui disaient discrètement : trois siècles d’artisanat, évoluant au rythme de la vie ; les styles succédant aux styles, comme l’électricité succède aux quinquets et au gaz ; les ateliers, gardant leurs murs encrassés, leurs portes disjointes, leurs « sorbonnes » et leurs pots à colle, mais envahis par la machine-outil qui remplace le travail de l’homme ; les magasins, conservant le « portier » traditionnel comme sous Louis XVI, mais lui adjoignant les réclames lumineuses les plus suggestives et les plus modernes ; bref, chaque génération apporte un peu de nouveau[1]. »
Les activités et l’histoire du Faubourg Saint-Antoine fascinent et ont fait l’objet de publications, particulièrement nombreuses tout au long du XXe siècle. Ces témoignages, récits et romans sont la marque de l’intérêt qui a été porté à la vie dans le Faubourg et dans ses ateliers au cours des siècles. Un certain « folklore » du Faubourg participe encore très largement à la vision que l’on s’en fait, concurremment à quelques précieux témoignages oraux qui nous parviennent encore aujourd’hui.
Situé au centre de la capitale et occupant une partie des XIe et XIIe arrondissements, le Faubourg Saint-Antoine est connu depuis plusieurs siècles comme un éminent quartier d’artisanat et un endroit tout à fait singulier où, au milieu d’une étonnante diversité de corps de métiers, ceux gravitant autour du bois ont toujours dominé. Le commerce y était varié, les publicités et les enseignes surchargeaient les façades et dissimulaient les ateliers. Entrepris entre les années 1855 et 1860, les travaux dirigés par Georges Eugène Haussmann (1809-1891) y ont ouvert de larges voies afin d’y faciliter la circulation[2]. Mais malgré ces transformations, le Faubourg Saint-Antoine a su conserver sa physionomie et son esprit ouvrier. La complexité de son histoire, intimement lié à son passé révolutionnaire, a très largement influencé son organisation.
La rue du Faubourg Saint-Antoine, qui est un des plus vieux axes de la capitale, est longue de plusieurs centaines de mètres. Souvent nommée « l’artère du quartier », elle relie la place de la Bastille à celle de la Nation. Les rues, cours et impasses qui communiquent entre elles — dans ce que l’on appelle des îlots[3] — caractérisent également ce quartier.
Au départ protégé par l’abbaye Saint-Antoine des Champs aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Faubourg Saint-Antoine est devenu un véritable lieu privilégié pour les artisans du meuble qui souhaitaient s’y établir[4]. Les nombreuses arrivées au Faubourg et la production de modèles uniques ayant fait l’objet de commandes de prestige lui ont permis de se créer une certaine réputation et de se développer considérablement durant les XVIIe et XVIIIe siècles[5].
Au XIXe siècle, le Faubourg Saint-Antoine a connu de nombreux bouleversements d’ordre politique, social et économique et a été marqué par des crises et des grèves multiples, événements qui ralentissaient toutes les productions et donnaient lieu à de nombreuses manifestations place de la Bastille, « le lieu symbolique par excellence[6] ». Se prêtant davantage à la production de meubles en série, le XIXe siècle a vu de nombreux fabricants élargir leur production afin de répondre aux besoins d’une nouvelle clientèle. Destinés à un public plus large, les meubles produits à la fin du siècle ont davantage répondu aux besoins de confort et de fonctionnalité, à des prix plus abordables[7]. Les demandes et les besoins de la clientèle évoluant, les modes de production ont changé au sein d’entreprises souhaitant produire et vendre plus, parfois aux dépends de la qualité d’exécution. Ainsi dépréciée — et ce dès le début du XIXe siècle — la production du Faubourg Saint-Antoine a souvent eu mauvaise presse et a souvent été décrite comme ayant perdu tout son prestige d’antan. Certaines revues qui émergeaient à la fin du XIXe siècle ont systématiquement méprisé ou ignoré cette production, la considérant comme intrinsèquement moins inventive et de moindre qualité. Le quartier a été décrit dans les sources d’époque comme étant « très en retard » sur la modernité et incapable de produire quoi que ce soit d’intéressant, notamment pour la production de style Art nouveau.
Afin de mieux comprendre l’avènement de la modernité au Faubourg Saint-Antoine, il convient de procéder à une étude à la fois plus large et plus approfondie de sa genèse. Dans sa Technique du décor intérieur moderne publié en 1928, Guillaume Janneau (1887-1981) écrit qu’il est « possible de retracer cette “soif du moderne” et de la situer déjà vers 1850 », notamment avec l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879)[8] et son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle publié en plusieurs volumes entre 1854 et 1868. Viollet-le-Duc va, comme le souligne Bernard Deloche (1944-…), initier un changement de paradigme en considérant l’ornement non plus comme un élément décoratif mais comme un élément structurel[9]. L’Angleterre a également joué un rôle essentiel dans le développement des arts décoratifs notamment avec John Ruskin (1819-1900) et William Morris (1834-1896)[10] qui ont préconisé un art mêlant le beau et l’utile, tout en tâchant de le rendre plus accessible en limitant les coûts de production. De plus, la question de la modernité a émergé vers le milieu du XIXe siècle avec Charles Beaudelaire (1821-1867) écrivant dans son ouvrage Le Peintre de la vie moderne paru en 1863 : « La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable[11]. »
La fin du XIXe siècle a été marquée par de nombreuses créations modernes au sein de plusieurs villes européennes souvent soutenues par un dynamisme économique et/ou politique comme Munich, Berlin, Barcelone, Turin, Budapest, Prague, Moscou ou Glasgow. Dans chacune d’entre elles s’est développé un courant local de l’Art nouveau. Cependant, trois d’entre elles, Nancy, Bruxelles et Paris sont véritablement parvenues à s’imposer sur le devant de la scène artistique « moderne ». Dans les domaines de la verrerie et du mobilier, l’École de Nancy a clairement dominé en matière de production d’art décoratif de style Art nouveau. Mais c’est à Paris, avec l’ouverture précoce en 1895 du magasin-galerie L’Art nouveau par Siegfried Bing (1838-1905) au 22 rue de Provence que l’on situe le premier berceau de l’Art nouveau en France[12]. En créant ce lieu où il commercialisait des œuvres variées d’un bon rapport qualité-prix, Bing s’est certes distingué comme un précurseur, mais avec le risque, en raison de la proportion importante d’œuvres importées de Belgique, d’Angleterre et des États-Unis, d’apparaître aussi comme une tête de pont du marché et du style moderne étranger.
Pendant ce temps, le Faubourg Saint-Antoine a continué à être vu comme peu alerte en matière de production moderne par rapport à ses concurrents provinciaux et étrangers, voire comme réactionnaire. Ces idées reçues ont perduré pendant plusieurs dizaines d’années comme en témoigne Morand qui a voulu le réhabiliter a posteriori dans un article paru en 1927 :
« L’histoire de l’art décoratif, dans ces dernières années, reste à écrire. Jusqu’ici ce qu’on en a dit est tissu d’injustices. Et le Faubourg a eu sa large part. On lui a fait les reproches de s’être ligué contre les novateurs, de les étouffer, de les combattre secrètement. C’est absurde, et un simple tour parmi les meilleures maisons du Faubourg permet de s’en rendre compte. Que ce soit […] chez Mercier frères […], chez Soubrier, chez Gouffé jeune, chez Georges et Gaston Guérin […], chez G. E. et J. Dennery, […] chez Vérot […], chez Chambry, […] chez Epeaux et fils, […] chez Georges Nowak, chez Pérol frères, […] et chez bien d’autres, le meuble et la décoration modernes sont en honneur depuis longtemps[13].
Tout au long du XIXe siècle, la grande majorité des maisons qui se sont succédées au sein du Faubourg Saint-Antoine ont proposé à la vente des modèles historicistes inspirés, entre autres, par la Renaissance et le XVIIIe siècle[14]. Dans le dernier quart du XIXe siècle, la copie dominait si nettement le marché du meuble qu’elle représentait les neuf dixièmes de la production du quartier[15]. Comme nous le verrons plus loin, pour des raisons économiques, le Faubourg s’était littéralement enfermé dans ce type de production. Pourtant, de nouvelles maisons se sont ouvertes avec la volonté de proposer à la vente des modèles exclusivement modernes. Plusieurs personnalités du Faubourg — très peu nombreuses à l’échelle du quartier — se sont en effet battues pour faire évoluer l’art décoratif français avec des modèles résolument modernes. Mais dans la majorité des cas, les maisons œuvrant au Faubourg depuis plusieurs dizaines d’années ont simplement étendu la diversité de leur catalogue en y ajoutant l’Art nouveau. En proposant toutes sortes de productions, le Faubourg Saint-Antoine a ainsi atteint le « summum de son éclectisme[16] » au tournant du XXe siècle.
Un quartier implanté et souverain
On retrouve au sein du quartier — et davantage dans le dernier quart du XIXe siècle — un monde ouvrier véritablement hétérogène[17]. Davantage de magasins étrangers y avaient ouvert leurs portes, créant ainsi une concurrence directe[18]. Toutes sortes de maisons plus ou moins grandes se côtoyaient et différaient par la taille de leur locaux, leur effectif, leur production, leur chiffre d’affaires ou encore leur rayonnement en France ou à l’international. Certaines d’entre elles, telles Damon & Colin (Krieger), Zwiener, Mercier Frères, Pérol Frères, Gouffé ou encore Soubrier[19], avaient une position dominante.
Les maisons de moyennes et de plus petites tailles étaient cependant les plus nombreuses. Leur installation dans le Faubourg était bien souvent motivée par le désir d’y développer leur commerce car certains consommateurs, tenants d’un savoir-faire ancré, ne juraient que par cette production et refusaient même de songer à se fournir ailleurs. Le fait qu’ateliers, magasins de vente et usines d’une même maison se trouvaient généralement à une seule et même adresse était perçu comme un gage d’authenticité et l’idée qu’un meuble soit imaginé, fabriqué et vendu au même endroit en faisait toute sa particularité.
De plus, la « trôle » contribuait grandement à l’originalité du quartier depuis déjà plusieurs décennies. Dans son article sur Le Faubourg Saint-Antoine, Philippe Rivoirard a souligné très justement « […] ces expressions mêmes de charabanier et de trôleur, que le lecteur ne comprend pas encore lui prouvent qu’outre toutes ces curiosités, cette ville isolée dans Paris possède des usages à elle et sa langue particulière[20]. » Mot d’argot du Faubourg Saint-Antoine et tiré de la vénerie, la « trôle » dont la signification est « quêter au hasard[21] » était pratiquée par les « trôleurs », ouvriers qui vendaient des meubles sans intermédiaire dans les rues en les disposant sur les trottoirs. Ils disposaient généralement leurs marchandises dans la rue du Faubourg Saint-Antoine avant de poursuivre dans la rue de Charonne ou dans la rue de Montreuil[22]. L’avenue Ledru-Rollin — jusqu’à son croisement avec l’avenue Daumesnil — a par la suite été aussi très convoitée[23].
À l’époque, ce « marché pittoresque[24]» qui avait généralement lieu le samedi ou le dimanche[25], était mal perçu, à la fois par les maisons de production qui y voyait une concurrence sauvage et par la clientèle qui qualifiait de « camelote » ces meubles de mauvaise facture. Dans la plupart des cas, la pratique de la trôle ne rapportait pas suffisamment d’argent et les trôleurs croulaient souvent sous les dettes. Mais certaines maisons du quartier — grandes ou moins grandes — pouvaient elles aussi pratiquer la trôle[26]. Le Musée Carnavalet conserve dans ses collections, une estampe de Louis Maleste reprenant ce thème. On y voit des trôleurs en train de négocier avec des clients et un amoncellement de meubles dissimulés sous des draps, afin de les protéger au mieux des intempéries. Une nouvelle fois, une maison d’ameublements figure à l’arrière-plan. Il semblerait que ce soit la maison Mercier Frères située au numéro 80 de la rue du Faubourg Saint-Antoine.
Un goût prononcé pour l’historicisme
L’industrie du meuble français, et plus spécifiquement celle du Faubourg Saint-Antoine, devait alors son importance à l’intérêt porté par la clientèle aux modèles d’ébénisterie et notamment à ceux de l’ébénisterie de luxe. Jusqu’en 1870 environ, cette production a été connue et reconnue à travers le monde comme étant la meilleure d’entre toutes. Dès lors, la capitale française était désignée comme « chef d’école de l’ébénisterie[27] ». Elle se distinguait par son extrême finesse, par son utilisation de multiples essences de bois aux propriétés diverses ou encore par l’agencement de ses bronzes d’une rare richesse. Le journaliste Charles Mayet (1850-1920) témoignait d’ailleurs de cette primauté de l’ébénisterie parisienne sur les autres productions :
« Nul[le] part on ne plaque, on n’incruste, on ne marquette un meuble comme à Paris ; nulle part on ne sait sortir aussi habilement d’une planche ou d’un morceau de bois brut la courbe d’un pied de chaise, d’un dossier ou d’un bras de fauteuil de style[28]. »
Cependant, on a commencé à observer aux alentours de 1878 un désintérêt croissant de la part des consommateurs pour ces modèles plaqués fastueux au profit de meubles massifs (aussi appelés meubles sculptés[29]). Majoritairement de style Renaissance, ces meubles étaient beaucoup plus imposants, plus architecturés et abondamment sculptés. Malgré l’extrême richesse et la finesse des contours du meuble d’ébénisterie de luxe, la clientèle a trouvé bien des avantages aux meubles massifs, prisant non seulement leur solidité, mais aussi leur durabilité. Ces modèles demandaient effectivement moins d’entretien et ne risquaient pas de s’altérer en fonction des facteurs environnementaux alors que les placages, laques et vernis étaient facilement soumis à l’écaillement. Mais, de façon générale, marqués par cette « fièvre du bibelot » comme la nommait Gustave Soulier (1872-1937), la demande des consommateurs liée à la copie était telle qu’il était presque inconcevable pour les entreprises du Faubourg de produire des meubles différents. Henri-Auguste Fourdinois (1830-1907) témoignait à ce propos en 1882 :
« […] Nous n’avons plus l’occasion de faire de belles choses : on copie les meubles anciens, les marchands ont plus d’intérêt actuellement à copier les vieux modèles qu’à chercher à créer un genre nouveau ; de cette façon, on ne progresse plus[30]. »
Une majorité des maisons qui peuplaient le quartier à la fin du XIXe siècle y étaient implantées depuis plusieurs dizaines d’années, voire depuis le début du siècle. Elles avaient toujours proposé des copies et des productions qui s’inspiraient de styles anciens. Pour leur part, les maisons de moyennes et de petites tailles se voyaient dans l’obligation de se soumettre au goût de « l’ancien » afin de subvenir à leurs besoins quotidiens. Celles qui auraient tenté de produire autre chose se seraient dirigées vers une faillite assurée. Seules les grandes maisons qui disposaient d’importants moyens pouvaient proposer à la vente des productions bien plus diversifiées et répondre ainsi à l’injonction qui leur était souvent faite : « Qu’ils s’emparent donc d’idées neuves, afin de créer un style en rapport avec ces idées[31] ». Mais même dans cette catégorie plus favorisée, les résistances à la modernisation stylistique étaient tenaces. Grâce à leur équipement en force motrice et l’accès à toutes les machines-outils qui en découlaient, ces maisons pouvaient rentabiliser au maximum leurs investissement en produisant en série et en importante quantité. Elles ont donc accéléré les cadences de production, non seulement aux dépends des conditions de travail des ouvriers, mais aussi de la qualité même du mobilier[32]. Dès lors, pourquoi vouloir prendre le risque de proposer une production qui de toute manière ne se vendrait pas facilement ? Finalement, le public n’avait guère d’autre choix que d’acheter ce qu’on lui proposait comme le soulignait très justement Gustave Soulier :
« Car il ne faut pas oublier que la majeure partie de la clientèle, même de la clientèle éclairée, ne formule guère ses désirs, et qu’elle se borne à choisir, parmi les modèles qu’on lui offre, celui qui lui plaît davantage, ou plus souvent celui qui lui paraît le plus généralement estimé, le plus à la mode[33]. »
Ophélie Depraetere
Dans un prochain article, nous aborderons l’émergence de la modernité puis celle de l’Art nouveau au Faubourg Saint-Antoine.
Actuellement étudiante en master 2 Expertise et Marché de l’art à Sorbonne Université, Ophélie Depraetere est diplômée d’une licence en Histoire de l’art à l’Université de Lille et d’un master 2 recherche en Histoire de l’art à l’École Pratique des Hautes Études (PSL). Soutenu en septembre 2023, son mémoire de recherche porte sur « L’industrie du meuble au Faubourg Saint-Antoine et la recherche de la modernité (1880-1905). » Il recense quarante-deux entreprises du quartier qui se sont adonnées à cette recherche de la modernité entre 1880 et 1905. Parmi celles-ci figurent : À la Fermière, Arbey (Au Vieux Noyer), Au Confortable (Salomon), Au Pitchpin, Balny, Boison, Boverie, Brouhot, Chambry, Colettes Frères, Darras, Dennery, Devouge & Colosiez (Lalande), Dieudonné & Noirot, Epeaux, Forget, Gallerey, Gouffé, Goumain Frères (Roupnel), Guérin, Héring, Hugnet Frères, Jourde, Damon & Colin (Krieger), l’Hygiène moderne, L’intérieur moderne, Le mobilier (L&M Cerf), Lucas & Maugery, Mercier Frères, Nowak, Olivier, Pérol, Peyrottes, Pique, Préau, Roll (Muller), Schmit, Schmitt, Soubrier, Van Den Acker, Verot et enfin Viardot.
Notes
[1] HENRIOT Gabriel, Notre Vieux Faubourg, Paris, Les bibliophiles du Faubourg, 1933.
[2] LUGINBÜHL HARGOUS Odile, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine : analyse d’une communauté professionnelle, thèse de doctorat sous la direction de Jean Cuisenier, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1981, p. 73.
[3] ROSSI Pauline, « Constructions et démolitions dans le Faubourg Saint-Antoine (1930-1990) », Société française d’histoire urbaine, n° 43, 2015, p. 117.
[4] HITIER Jacques, HEUTTE René, 100 années de création : École Boulle, 1886-1986, Paris, éd. Syros-Alternatives, 1988, p. 18.
[5] LUGINBÜHL HARGOUS, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1981, p. 66.
[6] DELANOE Hélène, « Le Souverain Faubourg » : le Faubourg Saint-Antoine et les métiers du meuble, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1987, p. 68.
[7] RIVOIRARD Philippe, « Le Faubourg Saint-Antoine », Paris Villages, n° 6, 1985, p. 37.
[8] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, Paris, éd. Albert Morancé, 1928, p. 17.
[9] DELOCHE Bernard, L’Art du meuble : introduction à l’esthétique des arts mineurs, Lyon, L’hermès, 1980, p. 250.
[10] FROISSART Rossella, Le Groupe de « L’art dans tout » (1896-1901) : un art nouveau au seuil du XXe siècle, thèse de doctorat sous la direction de J.-P. Bouillon, Université Blaise Pascal, 2000, p. 14.
[11] Cf. BEAUDELAIRE Charles, Le Peintre de la vie moderne, 1863.
[12] TROY Nancy, Modernism and the Decorative Arts in France : Art Nouveau to Le Corbusier, Londres, Yale University Press, 1991, p. 3.
[13] Cf. MORAND R., « L’Art moderne au Faubourg », Le Siècle, le 21 janvier 1927.
[14] DION-TENENBAUM Anne, GAY-MAZUEL Audrey, Revivals : l’historicisme dans les arts décoratifs français au XIXe siècle, Paris, Musée des arts décoratifs, 2020, p. 5.
[15] SEDEYN Émile, Le Faubourg Saint-Antoine, Paris, La Renaissance de l’art français, 1921, p. 612.
[16] JANNEAU Guillaume, Technique du décor intérieur moderne, op. cit., 1928, p. 18.
[17] WINOCK, La Belle Époque, op. cit., 1992, p. 136.
[18] NOWAK Georges, dans : Estienne, « Vers un style nouveau », Le Siècle, le 20 mai 1912.
[19] En 2017, les descendants actuels de la famille Soubrier ont fait don de l’intégralité du fonds d’archives de la maison au Musée des Arts Décoratifs de Paris. Constitué de plus de six-cents registres, catalogues, livres de modèles, livres de comptabilité, documents juridiques, dessins, photographies et plans, son ampleur et sa diversité en font une source exceptionnelle pour l’étude d’une des grandes maisons d’ameublement du Faubourg Saint-Antoine.
[20] RIVOIRARD, « Le Faubourg Saint-Antoine », art. cit., 1985, p. 37.
[21] HENRIOT, Notre Vieux Faubourg, op. cit., 1933, p. 49.
[22] MAYET Charles, LaCrise industrielle : l’ameublement, Paris, E. Dentu, 1883, p. 13.
[23] SEDEYN, Le Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1921, p. 612.
[24] FUNCK-BRENTANO Frantz, Bastille et Faubourg Saint-Antoine, Paris, Hachette, 1925, p 46.
[25] LUGINBÜHL HARGOUS, Les Ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, op. cit., 1981, p. 73.
[26] PERROT Michelle, Les Ouvriers en grèves, Paris, La Haye : Mouton, 1973, p. 379.
[27] MEYNARD M., Exposition universelle internationale de 1889 à Paris, Rapports de Jury international. Groupe III, Classes 17 à 29, Meubles à bon marché et meubles de luxe, Paris, Imprimerie Nationale, p. 5.
[28] MAYET, La Crise industrielle : l’ameublement, op. cit., 1883, p. 41.
[29] TRONQUOIS, LEMOINE, Rapports du jury international, op. cit., p. 3.
[30] FOURDINOIS Henri-Auguste, « Déposition écrite de M. Fourdinois », dans : PROUST, Antonin, Commission d’enquête sur la situation des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret en date du 17 janvier 1882, Paris, Quantin, 1884, p. 30.
[31] Anonyme, « Les meubles à l’Exposition de 1889. Statistique commerciale. Rapport Général », dans Alfred Picard (dir.), Exposition Universelle internationale de 1889 à Paris. Rapport général : Groupe III, Le mobilier et ses accessoires, dixième partie, Paris, Imprimerie Nationale, 1891, p. 16.
[32] FOURDINOIS Henri-Auguste, « Déposition écrite de M. Fourdinois », dans : PROUST, Antonin, Commission d’enquête sur la situation des ouvriers et des industries d’art, instituée par décret en date du 17 janvier 1882, Paris, Quantin, 1884, p. 29.
[33] SOULIER Gustave, « Meubles nouveaux », revue Art et Décoration, tome II, juillet-décembre 1897, p. 105.
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Le Bureau du Cercle Guimard
Les premiers vases en céramique créés par Guimard sont encore assez mal connus car rares et peu disponibles en France. Leur attribution est en partie le fait de conjectures et leurs fabricants ne sont pas toujours connus avec certitude. Notre livre consacré à la céramique de Guimard[1] a fait un premier bilan de cette production, mais de nouvelles informations sont venues enrichir nos connaissances. Dans cet article, nous n’aborderons que quelques modèles de vases sur lesquels les informations étaient jusqu’ici très restreintes, jusqu’à ce que l’un d’entre eux puisse être acquis en juin 2023 et qu’un autre apparaisse en vente publique, la veille de la publication de cet article.
Dans le portfolio du Castel Béranger, édité à la fin de l’année 1898, la dernière planche (n° 65) est consacrée à différents modèles de vases qui sont reproduits sans avoir été mis à l’échelle. Ceux qui sont représentés aux quatre coins sont deux modèles différents en bronze doré (n° 3 et 5, n° 4 et 6). Les autres vases sont en céramique. La légende précise, pour le pot à tabac (n° 7, 8, 9, 10), « Pot à tabac en grès, couvercle en bronze », sans donner le nom du fabricant. Le petit pot (n° 11 et 12) est légendé : « Petit pot en grès[2] » sans nom de fabricant. Le grand vase (n° 1 et 2, cerclés sur la photo) est simplement légendé : « Grand vase à fleurs » sans indication de matériau ni de fabricant. Il comporte quatre anses joignant l’épaulement à un col resserré et qui ne sont pas symétriques.
Les céramistes auxquels Guimard a pu avoir recours à cette époque sont tout simplement ses fournisseurs pour le décor intérieur et extérieur du Castel Béranger. Il s’agit, d’une part d’Alexandre Bigot, et d’autre part de Gilardoni fils, A. Brault & Cie (la Tuilerie de Choisy-le-Roi). En dehors du Castel Béranger, Guimard a aussi collaboré avec ces deux entreprises : avec Bigot pour l’édition de décors de linteaux ; avec Gilardoni & Brault pour l’élaboration de leur stand à l’Exposition de la Céramique et des Arts du Feu de 1897. Nous excluons d’emblée Muller & Cie (la Grande Tuilerie d’Ivry) des possibles fabricants de ces vases puisque Guimard semble avoir cessé sa collaboration avec eux au moment de la construction du Castel Béranger. Les exemplaires de vases connus ne présentent d’ailleurs pas de marque Muller & Cie et n’ont pas reçu l’émaillage aux tons généralement assez vifs et brillants de la Grande Tuilerie d’Ivry.
Le seul document sur lequel il a été possible de retrouver le « grand vase à fleurs » est une photographie parue dans le supplément du Gil Blas en 1903, prise au sein du pavillon que Guimard avait édifié au Grand Palais à l’occasion de l’Exposition de l’Habitation en 1903. Mais la liste complète des participants à ce pavillon, publiée sur l’emballage des cartes postales « Le Style Guimard » éditées à cette occasion, ne mentionne aucun céramiste.
Il est donc possible que ce grand vase n’ait été présent dans le pavillon que pour son aspect décoratif et non au titre d’objet en vente et encore en cours de production. Aucun exemplaire de ce grand vase n’est actuellement connu, ce qui pourrait signifier qu’il n’a pas été édité en série.
Un document plus ancien, puisqu’il date de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, apporte d’autres informations. Il s’agit de la photographie d’un présentoir de produits artistiques exposés par Gilardoni & Brault. Ce présentoir serait passé inaperçu si cette photo n’avait été publiée dans le numéro spécial de la revue anglaise The Art Journal compilant ses articles consacrés à l’Exposition Universelle. Elle est légendée : « The Monks of Dijon[3] and some new designs in grès cerame ». Le texte de l’article précise qu’il s’agit de grès de l’entreprise Gilardoni & Brault.
Sur l’étagère inférieure, se trouve un vase qui nous intéresse plus particulièrement et que nous nommerons le « petit vase Guimard/Gilardoni » par opposition au « grand vase à fleurs ». Leurs silhouettes sont suffisamment proches pour que nous supposions que le grand vase ait aussi été produit par Gilardoni & Brault. Ce petit vase dont les dimensions le font tenir dans un cube, présente déjà une certaine symétrisation. Le fait qu’il soit absent de la planche du portfolio du Castel Béranger indique qu’il a probablement été conçu après sa publication, vers 1899. Et son absence du pavillon Guimard à l’Exposition de l’Habitation, suggère qu’il n’était déjà plus commercialisé en 1903, Guimard préférant alors sans doute mettre en avant sa production pour la Manufacture de Sèvres. Même si son attribution à Guimard ne fait aucun doute dans notre esprit, il faut bien noter que nous ne connaissons aucun document ancien où son auteur est clairement désigné, que nous ne connaissons aucune photo où il apparait dans les ateliers ou au domicile de Guimard et qu’aucun des exemplaires connus ne porte de signature ou de monogramme de Guimard. Quelques exemplaires de ce petit vase sont en collections publiques ou privées, mais jusque récemment, nous n’avions pu en observer aucun de près.
Une photographie ancienne d’un exemplaire aujourd’hui non localisé montre une glaçure brillante en camaïeu[4] d’ocres.
Une autre photographie du même vase, prise d’un peu plus haut montre clairement la présence de deux anses (à gauche et à droite) et de deux « boucles » au modelage complexe (devant et derrière).
D’autres vases du même modèle sont connus, comme le vase ci-dessous qui est en collection publique à Canberra en Australie .
En dehors de ce modèle à deux anses et deux boucles, il existe deux autres variantes. L’une d’elles ne comprend que les deux boucles. Le seul exemplaire connu est au Detroit Art Institute qui le donnait jusqu’ici comme étant en faïence émaillée. Mais après discussion avec l’équipe de conservation, il est établi qu’il s’agit de grès.
Une autre variante du petit vase Guimard/Gilardoni ne comprend que les deux anses. Elle n’est venue à notre connaissance que récemment, lorsque la maison de vente de Grasse a mis en vente en juin 2023 un vase à glaçure turquoise « dans le goût de Dalpayrat », assorti d’une toute petite estimation à 100-200 €. Comme les autres vases Guimard/Gilardoni, celui-ci n’avait ni monogramme « HG », ni marque de fabricant, ce qui limitait le nombre d’enchérisseurs potentiels lors d’une vente qui avait toutes les chances de passer inaperçue. Mais nous n’avons pas été les seuls à repérer ce vase et son estimation a été pulvérisée, à la grande stupéfaction du commissaire-priseur.
Afin de retrouver l’éclat des couleurs et la profondeur des motifs, un nettoyage adapté a été réalisé. Cette étape préliminaire a été complétée par une reprise des lacunes de l’émail, situées sur les éléments en ressaut du vase. Ces actions ont été menées par notre adhérente Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice de céramiques, nouvellement diplômée de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Dans l’étude technique d’un vase de ce type, les lacunes et les revers nous révèlent quelques informations intéressantes notamment pour la composition de la pâte et le travail de l’émail. Ainsi, il semblerait que le vase soit en grès, composé d’une pâte claire et assez fine, apparaissant à l’endroit des lacunes de l’émail. En retournant le vase, on comprend que les couleurs sont appliquées en couches épaisses, successives, lesquelles forment des masses avec des cratères et bubons. Ces épaisseurs situées sous le vase, sont le résultat des coulures des émaux sur la pièce. Les quatre encoches visibles sous le vase, indiquent l’emploi, au cours de la cuisson, de pernettes. Ces petits éléments en terre réfractaire de différentes formes, permettent de surélever la pièce dans le four. Ainsi, les effets de coulures de l’émail formant ce décor singulier, peuvent se vitrifier sans risquer d’adhérer aux plaques du four.
Les actions de conservation-restauration menées sur le vase, ont également permis d’appréhender sa fabrication et de comprendre le processus créatif ayant engendré cette glaçure bicolore.
Une première couche d’émail aux tonalités bordeaux est obtenue avec des oxydes de fer. Elle est ensuite recouverte d’une seconde couche d’émail de couleur turquoise, à base d’oxydes de cobalt et/ou de cuivre[5]. Cette succession de couches appliquées au pinceau et frottées sur les zones en ressaut, donne un émaillage majoritairement turquoise avec une profondeur et des creux bordeaux. Ces deux couleurs font explicitement références aux couleurs traditionnelles dites céladon[6] et sang de bœuf, des céramiques asiatiques.
La cuisson de ce type d’émaux se situe entre 600 °C et 800 °C. Afin d’obtenir un aspect mat à légèrement satiné, les employés de l’atelier d’émaillage ont pu ajouter aux émaux, de la chaux, de l’oxyde de zinc, ou encore de l’argile[7].
Notre hypothèse quant à la mise en forme du vase est la suivante : dans un premier temps, le corps a été réalisé en coulant la pâte dans un moule bivalve (composé de deux parties en plâtre, associées). La terre, mélangée à l’eau, est suffisamment épaisse pour ne former qu’une couche le long des parois du moule (voir schéma). Une fois l’eau évaporée, le corps peut être démoulé et les éventuelles barbes et défauts sont retirés à l’outil.
Travaillées à part, les anses ont été moulées pleines et ensuite ajoutées au corps du vase. La barbotine (un mélange de terre et d’eau) a permis d’associer les éléments entre eux. À l’aide d’outils divers, le céramiste a repris les « coutures » des différents éléments entre eux et préparé la pièce pour sa cuisson de dégourdi, laquelle a précédé la pose de la glaçure.
Par un heureux hasard, l’un de nos nouveaux adhérents possède un vase très proche du nôtre, mais dont les couleurs sont inversées et comparables au vase à deux boucles du Detroit Art Institute. La glaçure bordeaux y est très majoritaire, alors que la glaçure turquoise est restreinte aux reliefs. Ces deux vases forment donc une sorte de « positif » et de « négatif » d’un même modèle, décliné avec des émaux inversés.
Nous avons donc pu les comparer en les posant côte à côte, ce qui a permis de mettre en avant certaines caractéristiques intéressantes dans la production de céramiques de cette période, oscillant entre pièce unique et modèle de série.
Bien que similaires sur plusieurs points comme leur taille, leur forme générale, les anses, les couleurs des émaux et le style organique, ces vases ne sont pas tout à fait identiques. On constate en effet de multiples différences dans leurs reliefs et au niveau du traitement du vaisseau.
Cela signifie très probablement que ces nuances ont été travaillées avec une adjonction de matière sur le corps du vase préalablement moulé. Ainsi, à l’outil, le céramiste a pu creuser, relever ou adoucir les reliefs pour créer cet effet mouvant dans le décor, sans doute en s’appuyant sur un dessin ou un modèle en plâtre.
En revanche, les anses sont identiques sur les deux vases. Ceci corrobore l’idée qu’il s’agit bien d’éléments rapportés qui ont été moulés à part et appliqués sur le vase dans un second temps.
L’hypothèse de l’utilisation d’un même moule pour le corps de ces deux vases nous suggère l’idée que Guimard a pu utiliser le moule d’un vase commun, lisse, préexistant chez Gilardoni & Brault et qu’il s’est chargé de modifier à sa guise le corps obtenu par l’ajout d’anses, de boucles et surtout de ses reliefs mouvementés. À l’appui de cette idée, nous avons l’exemple d’une telle démarche avec un soliflore de Guimard dont deux exemplaires étaient également sur le présentoir de Gilardoni & Brault à l’Exposition universelle de 1900.
Nous en connaissons un exemplaire qui appartient à l’un de nos adhérents.
Posés sur le même présentoir, quatre autres exemplaires de ce soliflore ont le même renflement à la base du col mais n’ont pas les reliefs mouvants caractéristiques de Guimard. Ce premier modèle lisse, très éloigné du style de Guimard, aurait ainsi subi une « guimardisation ». Il est possible que le « grand vase à fleurs » ait subi le même traitement.
Si l’on compare les photographies connues des petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, ils semblent au contraire être identiques.
Cela signifierait qu’un moule spécifique aurait été créé pour ce modèle afin d’en tirer une production en série. Le vase à deux anses et deux boucles présenté sur l’étagère de l’Exposition Universelle en serait un exemplaire, alors que les variantes à deux boucles ou à deux anses pourraient avoir été des exemplaires de recherche antérieurs, réalisés à l’unité. Les dimensions inférieures des vases à deux anses et deux boucles pourraient être dues au rétrécissement qu’entraine le surmoulage d’un modèle.
Pendant la rédaction de cet article, un troisième vase Guimard/Gilardoni (ci-dessus), cette fois à deux anses et deux boucles, s’est présenté en vente à Auvers-sur-Oise[8]. Nous n’avons pas pu l’acquérir lors de cette enchère car son prix d’adjudication a dépassé le montant maximum que nous nous étions fixé, mais son nouveau propriétaire nous a fait la surprise de nous le « revendre » en abaissant son prix au niveau où nous avions dû décrocher. Nous lui en somme très reconnaissant car ce vase magnifique, dont l’état n’a nécessité qu’un simple nettoyage par Clémence Rigaux, complète de manière heureuse le vase turquoise.
Il possède une glaçure du même type que celle des vases à deux anses ou à deux boucles. Si notre hypothèse d’une antériorité de ces derniers était exacte, il pourrait donc s’agir d’un des premiers exemplaires du modèle à deux anses et deux boucles, avant que Gilardoni & Brault n’adopte des glaçures en camaïeu comme celles que nous présentons plus haut, peut-être plus aisément commercialisables.
Contrairement aux autres vases que nous connaissons, il possède une marque peu visible au culot : une lettre « S » avec de grands empattements.
Frédéric Descouturelle, avec la participation d’Olivier Pons et de Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice du Patrimoine.
Nous remercions M. Paul Arthur, spécialiste de la céramique art nouveau qui nous a indiqué l’existence de certains des vases mentionnés dans l’article, ainsi que notre ami Francesco Mariani et M. Patrick Mathé pour son accueil et sa générosité.
Notes
[1] La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[2] Le grès (ou grès cérame) est une argile à forte concentration en silice cuite à haute température (entre 1200 °C et 1300 °C) permettant d’obtenir une vitrification partielle avec une céramique compacte, opaque, imperméable et très dure. Les pâtes utilisées par les manufactures et les céramistes à la fin du XIXe siècle étaient des pâtes artificielles comportant de l’argile naturelle, du kaolin, du feldspath et de la silice sous forme de quartz et de silex. En fonction de sa composition, sa couleur était ocre ou grisâtre, parfois presque blanche (grès porcelainé).
[3] Il s’agit de reproductions des pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne qui étaient originellement à la chartreuse de Champmol à Dijon et qui sont à présent reconstitués au musée des Beaux-Arts de Dijon. Des moulages des pleurants sont exposés à la Cité de l’Architecture à Paris. Deux exemplaires qui étaient selon toute probabilité des reproductions de Gilardoni & Brault avaient été placés sur des étagères au sein du Castel Henriette à Sèvres. Guimard en possédait un troisième.
[4] Ce type de glaçure est assez répandue sur les grès. Afin d’obtenir de la profondeur et un dégradé de couleurs, les émaux sont placés par superposition sur la céramique. Ils sont alors liquides, appliqués à la louche ou au pinceau, avec un temps de séchage à l’air libre entre chaque couleur. On pose les émaux foncés dans un premier temps, puis on superpose des couches plus claires. L’emploi d’une couche d’émail transparent, à la fusibilité plus importante lors de la cuisson, peut permettre à la couche inférieure de gagner, elle aussi, en fusibilité et ainsi, dans certains cas, de passer au travers de la couche d’émail supérieur et de créer des effets de camaïeu et de profondeur. Cette profondeur peut aussi être créée par l’adjonction de plusieurs couches d’une même couleur mais d’épaisseur différentes donnant également lieu à des nuances.
[5] RHODES, Daniel, Terres et glaçures, 2006.
[6] Ce terme désigne une glaçure chinoise destinée aux grès et qui est reprise dans les arts du feu européens entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La couleur des céladons est due à la réduction des oxydes de la glaçure. La quantité de ces derniers, ainsi que la température de cuisson et la méthode de réduction, influencent la couleur de la céramique qui peut varier du vert grisâtre au bleu-vert. La cuisson en réduction limite l’apport en air dans le four, le carbone du feu utilisant alors l’oxygène des oxydes, réduit ceux-ci à l’état de métaux purs et changent les nuances des glaçures.
[7] RADA, Pravoslav, Les techniques de la céramique, Collection Techniques d’art, 1989.
[8]Vente Le Calvez & Associés à Auvers-sur-Oise, le 29/02/24, lot n° 15.
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