C’était prévu au printemps dernier, la Covid 19 en a décidé autrement. Ce samedi 23 janvier, les membres du bureau du Cercle Guimard avaient rendez-vous au 16, boulevard Beaumarchais, à deux pas de la place de la Bastille, à Paris. La mission de ce commando ? Récupérer une collection unique de documents, celle – aussi précieuse qu’étendue – qu’avait réunie Jean-Pierre Lyonnet, président-fondateur du Cercle, disparu le 25 septembre 2019. En lien avec l’association depuis sa création en 2003, Monique, épouse de l’ancien président, en accord avec Thomas et Clara leurs enfants, avait émis le souhait que cette « accumulation » – aussi intéressante qu’impressionnante, demeure entière et, partant, reste utile. Cette volonté bien sûr entendue avec grand intérêt par le Cercle, s’est concrétisée en ce samedi de janvier.
C’est donc avec enthousiasme que les membres du Cercle ont transféré dans des cartons (plus de 50 et une vingtaine de grands sacs pour les hors-formats et documents fragiles…), les six rayonnages emplis d’ouvrages de la bibliothèque d’histoire et d’architecture Jean-Pierre Lyonnet. D’abord, une imposante section Art nouveau, avec – à tout seigneur, tout honneur – une large place réservée à Hector Guimard, puis de nombreux livres, documents et publications ayant trait aux divers mouvements modernes (style International, Bauhaus… et leurs grandes figures : Le Corbusier, Rob Mallet-Stevens, Perret, Plumet…). S’y ajoutent des sections entières sur les bâtiments industriels, les transports, les aéroports et même… les autodromes, ainsi que d’innombrables classeurs rassemblant articles, originaux, cartes postales et autres images parfois inédites et rarissimes. Cela aussi bien pour la France que pour de nombreux pays étrangers, avec une mention spéciale pour les Etats-Unis et super-spéciale pour l’Angleterre, pays quasi d’adoption et cher à Jean-Pierre Lyonnet. Surtout, cet ensemble rassemblait une dizaine de collections – parfois complètes – de revues et de publications consacrées à l’architecture. Citons « La Revue du bâtiment », « L’Architecte », « Le Studio », sans oublier, la toujours actuelle et barcelonaise « Coup de Fouet ».
Dûment classées et empaquetées – mais non répertoriées (le travail reste à faire !) –, ces pépites ont pris le chemin du XVIe arrondissement, pour rejoindre le Castel Béranger, l’immeuble qui, au début du siècle dernier, abritait l’agence d’Hector Guimard. Ultime clin d’œil à Jean-Pierre Lyonnet, qui a dépensé tant de temps et tant d’énergie à honorer l’architecte d’art.
Avec ce qu’il convient désormais d’appeler le fonds Jean-Pierre Lyonnet et la donation Arthur Gillette, le centre d’archives et de ressources du Cercle Guimard prend corps.
Nous profitons de la découverte d’une lettre inédite au mois d’octobre dernier dans les archives des descendants de la famille Nozal pour traiter un des dossiers majeurs de la carrière de Guimard. La collaboration entre l’architecte et cette famille de négociants en métaux est en effet à l’origine de quelques-unes des réalisations architecturales et mobilières les plus remarquables de Guimard et dont malheureusement, à une exception près, il ne reste plus rien aujourd’hui.
Sans révéler d’informations inédites, le document complète nos connaissances et nos dernières découvertes sur ce sujet confirmant quelques hypothèses comme le rôle éminent joué par le fils ainé des Nozal.
Nous souhaitons d’ailleurs remercier chaleureusement les descendants de la famille Nozal – au premier rang desquels M. Raffin – qui n’ont jamais cessé de nous aider et de nous encourager durant toute la dernière décennie en mettant à notre disposition une partie des documents qui illustrent cet article et en continuant à répondre favorablement à nos sollicitations répétées. Ces échanges ont été une source d’enrichissement mutuel et constant contribuant à améliorer notre compréhension des rapports entre Guimard et les Nozal.
L’étude de ces liens est un thème récurrent de nos recherches. En 2017, dans le cadre de l’exposition à l’hôtel Mezzara, nous apportions un nouvel éclairage sur les ateliers Guimard de l’avenue Perrichont-prolongée[1]. Récemment encore, Marie-Claude Paris évoquait dans un article publié sur le site du Cercle Guimard la présence de (Louis) Léon Nozal (1847-1914) en tant que témoin de l’architecte à son mariage en 1909[2].
Dans cette première partie nous replacerons la lettre dans son contexte, avant d’évoquer la naissance de cette collaboration et les premières constructions. Nous consacrerons une seconde partie à la nature des liens économiques entre Guimard et Nozal père, la suite des réalisations et la fin de cette relation. En effet si les commandes et donc le soutien de cette famille de riches industriels ont permis à un des principaux représentants de l’Art nouveau en France d’exprimer son génie créatif – au point que l’on a parfois parlé de mécénat – nous verrons qu’il s’agissait aussi d’une relation d’affaires.
Cette lettre est d’autant plus rare que les archives familiales à ce sujet sont quasiment inexistantes, ce qui est étonnant, compte tenu de l’ampleur des réalisations de Guimard pour le compte des Nozal. Ces liens ont souvent dépassé le cadre professionnel au point que les évènements privés touchant les Nozal ont parfois directement affecté la carrière de l’architecte comme dans le cas de la disparition de Léon Nozal en 1914. Dès lors les liens ne cesseront de se distendre au point de devenir franchement mauvais au milieu des années 1930 lorsque Guimard assignera en justice Mme Nozal et sa fille pour une sombre histoire d’argent…
La lettre s’adresse manifestement à (Jeanne) Marguerite Nozal née Chanu (1852-1939), l’épouse de Léon, en faisant allusion à un projet quelque peu mystérieux qui n’est jamais cité et dont elle aurait délaissé la direction au profit de Guimard. Dans un premier temps l’architecte en semble contrarié avant d’admettre qu’il fera tout son possible pour être à la hauteur de la mission. L’absence d’informations plus précises nous incite à la prudence même si le projet en question a certainement un lien avec une réalisation architecturale — et familiale si l’on tient compte de l’implication de Mme Nozal. S’agit-il du futur hôtel Nozal, rue du Ranelagh à Paris ? Du futur Chalet blanc/La Surprise à Cabourg ? Guimard emploie un style fait de circonvolutions et un ton presque obséquieux qui rendent difficile son interprétation… Que de sous-entendus ! On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la sincérité de l’architecte : ne s’agit-il pas plutôt d’une posture destinée à ménager Mme Nozal, la rassurer — son fils est toujours associé au projet — et finalement officialiser sa décision alors qu’il se savait déjà en charge du projet… ? Plus important peut-être, Guimard confirme indirectement le rôle joué par le fils ainé Paul Nozal (1876-1903)[3], dont l’implication et l’influence au sein des chantiers conduits par l’architecte apparaissent de plus en plus importantes. C’est d’ailleurs sans doute par son entremise que la rencontre entre Guimard et cette famille a dû se faire quelques années auparavant.
Paul Nozal et premier projet
Lorsque l’architecte rédige cette lettre au mois de juillet 1902, la famille Nozal est en passe de devenir son principal commanditaire. Les entrepôts et magasins des Établissements Nozal situés à Saint-Denis sont en cours de construction, les travaux des ateliers de l’avenue Perrichont-prolongée vont débuter tandis que sont déjà projetés l’hôtel Nozal et le Chalet blanc à Cabourg (qui deviendra La Surprise), sans oublier Le Castel Val à Auvers-sur-Oise sur le point d’être commandé par Georges (Jules) Chanu (1853-1928), beau-frère de Léon Nozal.
Ce dernier est à la tête des Établissements éponymes, une société florissante spécialisée dans le négoce de fers et fondée par son père Louis Nozal (1823-1899) au milieu du XIXe siècle. Sous l’action de son fils, l’entreprise se développe rapidement à Paris et en province, disposant bientôt de plusieurs dépôts, comme à Angers et au Mans, puis de filiales à l’étranger, comme au Maroc à travers le Comptoir métallurgique du Maroc ou en Algérie au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Dans ce contexte d’agrandissement et de modernisation de l’entreprise, un premier chantier est attribué à Guimard qui se voit confier la construction d’entrepôts à Saint-Denis. Il s’agit de réaliser des hangars de stockage à structure métallique et un petit bâtiment à l’entrée du site destiné à abriter les bureaux et le logement du directeur.
L’ensemble sera détruit en 1965. Quelques éléments provenant du pavillon de la direction ont semble-t-il été sauvés[4] dont un piètement passé en vente en 2018.
Dans son numéro de février 1904, le journal L’Écho des mines et de la métallurgie propose un compte-rendu très positif de sa visite au « Dépôt de fer à l’américaine » Nozal, livrant des informations intéressantes sur les raisons et la direction de cette construction. Illustré de photos inédites, le texte précise que cette nouvelle installation, équipée de voies ferrées, vient en complément des entrepôts du quai de Passy qui, eux, reçoivent et chargent par bateau. Soulignant la parfaite organisation et la modernité de l’ensemble, l’article précise que les aspects artistiques n’ont pas été oubliés. Selon le journaliste, il ne s’agit pas d’un simple bâtiment industriel mais aussi « d’une manifestation d’art due au talent de l’éminent architecte M. Guimard » citant notamment « l’élégant pavillon de direction ».
L’article rend surtout un très bel hommage à celui qui a « présidé à tous les aménagements » de ce nouveau site, « celui qui personnifiait l’établissement nouveau, qui en était l’avenir et l’espoir ». On devine aisément qu’il s’agit de Paul Nozal, décédé quelques mois plus tôt. À la lecture des mots employés on imagine sans peine le choc provoqué par la mort de l’héritier désigné des Établissements Nozal. Sa disparition prématurée explique en partie le peu d’informations dont nous disposons à son sujet mais il semblerait que le personnage avait aussi un certain goût pour la discrétion.
En 1894, Paul réussit le concours d’entrée aux écoles des hautes études commerciales, avant de rejoindre rapidement les établissements de son père où il exerce dans un premier temps la fonction de représentant de commerce[5]. Cet avenir tout tracé dans un secteur a priori très éloigné du monde artistique ne l’empêche pas de côtoyer et de s’intéresser à un domaine où la famille compte déjà un représentant. Son oncle (Victor) Alexandre Nozal (1852-1929) est un peintre paysagiste un peu bohème qui connait un certain succès mais dont la carrière aurait pu être contrariée par un père qui le destinait plutôt à des responsabilités dans la société familiale. S’enfuyant du domicile à 17 ans, le jeune Alexandre est retrouvé et ramené par son frère ainé Léon qui plaide sa cause auprès de leur père[6] avec la suite positive que l’on connait.
Grâce à cet oncle (et donc aussi un peu grâce à son père), Paul évolue à la fin du XIXe siècle dans un milieu empreint d’une certaine tradition artistique et assiste au milieu des années 1890 à l’émergence des idées architecturales et décoratives modernes annonçant l’Art nouveau. Étant lui-même domicilié dans le quartier d’Auteuil[7], un des foyers parisiens de ce mouvement, il ne peut échapper à l’effervescence médiatique autour du Castel Béranger d’autant plus que le siège historique de la société Nozal, situé quai de Passy, se trouve à proximité géographique de l’œuvre de Guimard.
Il y est en tous cas suffisamment sensible pour rédiger en 1899 une des deux critiques de l’opuscule consacré au Castel Béranger (l’autre est signée par Gustave Soulier), bien qu’il ait souhaité garder un relatif anonymat en se cachant derrière ses initiales P.N.
Même s’il s’agit d’un document confidentiel assez peu diffusé, la participation de Paul Nozal est une marque de confiance étonnante de la part de Guimard dans la mesure où Paul n’est pas critique d’art. Elle est la preuve de l’intérêt de ce dernier pour un domaine qui lui est a priori étranger et illustre une proximité intellectuelle forte entre les deux hommes annonçant les futurs projets. Une évolution facilitée par la place qu’occupe Paul dans la famille et son influence grandissante au sein des Établissements Nozal.
Au mitan de l’année 1903, cette collaboration est déjà bien entamée. Certains projets sont en cours de construction ou sont achevés dans le cas des entrepôts à Saint-Denis. Mais l’histoire connait un rebondissement tragique. Au mois de juillet, Paul Nozal décède brusquement dans un accident de voiture. Revenant d’une visite chez son grand-père à Bayonne, il est victime d’une grave chute sur la route entre Libourne et Barbezieux. Paul ne reprendra jamais connaissance et décèdera peu de temps après à l’hôpital de Barbezieux, entouré de sa famille accourue sur les lieux[8]. De nombreux journaux nationaux et régionaux relatent le fait divers mais, sans surprise, c’est la presse locale qui donne le plus de détails sur les circonstances de l’accident. Ainsi La Charente du 20 juillet 1903 nous apprend que Paul Nozal était accompagné de « sa femme » et de son mécanicien Léon Magnoleix, âgé de 26 ans, originaire de Corrèze et habitant rue François Gérard dans le 16ème arrondissement de Paris. Contrairement à Paul, les deux passagers s’en sortent avec seulement quelques brûlures et contusions. Le mécanicien interrogé par le journaliste sur son lit d’hôpital précise la cause de l’accident : la crevaison d’un pneumatique suivi de la rupture d’une roue. Le Barbezilien du 18 juillet 1903 indique que les docteurs Landry et Pillet n’ont rien pu faire pour sauver le jeune homme de 27 ans. Le 17 juillet, le corps est conduit par la famille – et une délégation locale – de l’hôpital de Barbezieux à la gare pour son dernier voyage vers Paris.
Léon et Marguerite Nozal effectueront pendant plusieurs années un pèlerinage annuel dans la région pour honorer la mémoire de leur fils et participer à plusieurs œuvres de bienfaisance en remettant notamment une somme d’argent au Maire du Tâtre pour les pauvres de la commune ou en soutenant des associations locales comme, par exemple, la « Fraternelle des travailleurs barbeziliens » (La Charente du 06 juin 1909, Archives départementales de la Charente).
Guimard érige sur place une stèle à la mémoire de Paul portant l’inscription « Accident automobile. 15 juillet 1903. Mort de P.N. Âgé de 27 ans » où l’on retrouve à nouveau les mêmes initiales discrètes « P.N. » pour désigner le disparu. Abimé au cours d’un accident dans les années 1960 puis stocké lors de l’élargissement de la voie, le monument est longtemps resté entreposé avant d’être réinstallé en 1988.
Heureusement le monument bénéficie à nouveau depuis quelques temps de l’attention des autorités locales. Il vient ainsi d’être inscrit au titre des monuments historiques par arrêté du 9 avril 2021. La commune du Tâtre souhaite le mettre en valeur et a déjà procédé à son nettoyage. Cette étape a permis de dégager la borne de sa gangue végétale et de rendre davantage lisible l’inscription. Elle précède la pose d’une plaque explicative pour laquelle Le Cercle Guimard a été sollicité.
Paul laisse un fils, Paul Louis (1899-1936), né d’une union avec Germaine Bonnell, qu’il ne reconnait qu’au mois de juin 1903, soit un mois avant sa mort. Léon Nozal le prendra sous son aile tout comme sa mère[9].
Dès qu’il sera en âge d’exercer des responsabilités, le jeune Paul se lancera à son tour dans le négoce des métaux en créant au mois de novembre 1925 la société Paul Nozal. Malgré un capital de 3 400 000 francs et la présence parmi les administrateurs de Georges Chanu, le beau-frère de Léon Nozal, la société sera liquidée moins de trois ans après. Ce qui n’empêchera pas Paul de se marier quelques mois plus tard, en octobre 1928, avec Thérèse Pflucker. Il ne vivra pas longtemps non plus, s’éteignant à l’âge de 36 ans.
La mort en 1903 du fils ainé des Nozal a profondément affecté la famille. Selon le témoignage d’Anne de Leseleuc, qui a longtemps fréquenté la famille Nozal et passé une partie de ses étés dans les années 1930 à La Surprise, Mme Nozal, surnommée « Mémé », ne s’est jamais vraiment remise du décès de son « fils adoré » basculant dans une sorte de « folie douce et gaie ». La disparition de Paul semble aussi avoir provoqué un report sur Guimard de l’affection que Mme Nozal avait eu pour son fils[10].
Quant aux projets architecturaux, une partie d’entre eux sont déjà bien avancés. La disparition de Paul Nozal les a certainement ralentis mais sans les remettre en cause.
L’Hôtel Nozal
La construction de cet hôtel particulier sur un terrain acheté par Léon Nozal en 1901 et dont les premiers plans datent de 1902 a certainement été décalée d’un an pour ne débuter qu’en 1904 et ne s’achever qu’à la fin de l’année 1906.
Destinée à devenir la demeure principale d’une famille de la haute bourgeoisie, cette imposante construction — que nous connaissons encore assez peu — va devenir le chantier principal de Guimard au milieu de la décennie et certainement un de ses chefs d’œuvre. Il sera détruit en 1957 sur l’autel de la spéculation immobilière après avoir été profondément transformé dans les années 1930.
Quelques éléments décoratifs récupérés par les démolisseurs que l’on retrouve parfois en vente aux enchères et de rares photos d’époque donnent une petite idée de la réalisation la plus luxueuse de l’architecte qui comptait également un jardin d’hiver accolé au bâtiment principal ainsi que le pavillon du gardien construit côté rue du Ranelagh dans la continuité d’une très belle grille et d’un superbe portail d’entrée.
Les plans de Guimard dévoilent une construction vaste, organisée par niveau et manifestement prévue pour accueillir un grand nombre de personnes. Les espaces de représentation sont situés au rez-de-chaussée, les pièces de vie des propriétaires au premier étage tandis que le second étage abrite un appartement pour la mère de Marguerite Nozal, Mme Chanu. Tout un réseau de pièces dévolues à la domesticité – que l’on devine conséquente – complète l’ensemble.
Dans un souci de discrétion vis-à-vis de son commanditaire, l’hôtel Nozal n’a probablement jamais été exposé par Guimard, pas plus qu’il n’a eu droit à une quelconque publicité. Seul un proche de l’architecte, le poète et critique d’art Alcanter de Brahm (1868-1942), rédige un petit article dans La Critique du mois de novembre 1906 intitulé « Le Castel Nozal » évoquant avec enthousiasme sa visite du bâtiment à peine achevé. Il y décrit un immeuble dont « la conception d’art tient à la fois du Renaissance et du Louis XVI », une combinaison qui préfigure « une formule en laquelle s’incarnera le style du XXe siècle », et la preuve selon lui d’une synthèse réussie entre le style Guimard et les styles historiques… De Brahm note aussi qu’« aux approches de la nuit […] le jeu des appareils [électriques] le transforme instantanément en un palais féérique dont les dimensions se prêteraient à de princières réceptions. » Enfin on y apprend une information importante sur un des souhaits du commanditaire : la disposition de l’immeuble a été faite de telle sorte « que l’on puisse en admirer la structure de quelque côté qu’on le regarde par ses propres fenêtres […] ».
Ce nouvel élément nous aide à mieux comprendre l’architecture du bâtiment, notamment la raison de ces nombreux renflements et retraits qui rythment les façades. L’hôtel Nozal apparait alors sous un jour nouveau : deux ailes principales s’articulent autour d’un noyau central, délimitées de part et d’autre de la façade principale par deux avancées puissantes et symétriques, telles deux observatoires, donnant à l’ensemble des airs de château moderne.
À l’intérieur, Guimard réalise une partie des décors fixes et quelques meubles. Mais le fait que plusieurs pièces lui échappent révèle le goût des propriétaires pour d’autres styles. Le meilleur exemple connu concerne la salle de billard située au rez-de-chaussée du bâtiment. Une photo d’époque montre les portes d’entrée de la pièce ornées de marqueteries de style oriental ou mauresque pour les éléments architecturaux.
D’autres photos ont été prises à l’occasion de l’« Exposition d’œuvres d’art d’une majesté et de deux altesses » inaugurée le 17 février 1928 à l’hôtel Nozal[11].
Les reliures de la Reine d’Espagne, les peintures et les aquarelles de la grande-duchesse de Russie et de l’Infante Béatrice côtoient les œuvres de la branche artistique des Nozal réunie au grand complet : Alexandre bien sûr, mais aussi son fils Jacques, sa belle-fille Julie et le père de cette dernière, l’artiste émailleur Paul Grandhomme ou encore Armel Beaufils dont les sculptures sont installées dans le jardin d’hiver. Sur le premier cliché Harlingue, on devine au fond de la pièce une porte dans le même esprit que celle installée dans la Maison Belle-Époque à Épernay[12].
L’évènement a eu un certain retentissement, y compris à l’étranger, puisque la revue espagnole Blanco y Negro y consacre un passionnant reportage dans lequel plusieurs vues inédites mettent en scène les œuvres des artistes dans un décor au style aisément identifiable : staffs, boiseries et mosaïques ont été visiblement dessinés par Guimard.
Le grand hall d’entrée et notamment ses impressionnantes mosaïques semblent avoir particulièrement marqué les esprits des membres de la famille. C’est le cas de M. Raffin qui a habité l’hôtel Nozal jusqu’au milieu des années 1950 mais aussi de sa mère Simone Raffin, née Pézieux (1906-1993), qui l’évoque dans ses mémoires[13]. Elle se souvient aussi des cinq portes ornées de glaces qui composaient le grand hall dont une, très mystérieuse, qui ne menait… nulle part ! Un luxueux ascenseur « aussi grand qu’une pièce », occupait une partie du grand hall et « comptait quatre sièges genre fauteuil de cinéma ; entre eux se trouvaient de charmantes consoles de marbre ; et le tout était entouré d’un bocage fleuri de forme hélicoïdale en fer forgé : une véritable petite merveille ».
Simone Raffin se souvient également avec beaucoup d’humour et non sans malice des caprices de l’ascenseur qui tombait souvent en panne. Ainsi pour accéder aux étages supérieurs les invités étaient souvent priés d’emprunter… l’escalier de service ! Ce souvenir nous permet de rappeler que Guimard avait réussi à persuader les Nozal de se passer pour leur hall de l’élément obligé de la demeure noble : le grand escalier d’honneur, en le remplaçant par ce symbole de la modernité qu’était l’ascenseur. Quelques années plus tard, Guimard adoptera la même solution pour son propre hôtel particulier de l’avenue Mozart, où le manque d’espace justifiait d’avantage cet équipement, mais en rencontrant parfois les mêmes déboires : l’obligation de passer par un étroit escalier de service lorsque l’ascenseur tombait en panne.
L’hôtel Nozal subit de profondes transformations en 1937. Les extrémités des deux ailes de part et d’autre de la façade principale sont « modernisées » selon le langage architectural de l’époque… D’après Anne de Leseleuc, il s’agissait de réaménager le bâtiment pour accueillir les deux filles de Caroline-Madeleine Pézieux qui occupaient chacune un étage[14].
À quelques exceptions près comme les portes intérieures et les mosaïques du grand hall qui demeureront en place jusqu’au bout, l’essentiel du décor intérieur disparait donc juste avant la Seconde Guerre mondiale. Le jardin d’hiver a lui échappé aux transformations mais il est dans un état si mauvais que l’on interdit aux enfants d’y jouer ou même de s’en approcher[15]. Un temps suspecté d’avoir abrité un général autrichien pendant le conflit, des recherches récentes au sein des archives familiales nous apprennent que des membres de la famille organisait des réunions dans la propriété, signe que le bâtiment a été accessible au moins durant une partie de l’occupation[16].
En 1957, l’hôtel Nozal est victime d’un mouvement qui sévit déjà depuis quelques années dans le 16ème arrondissement de Paris. Les photos aériennes ci-dessous prises entre 1920 et 1965 montrent l’ampleur des transformations qui s’accélèrent dans les années 1950. La propriété Nozal est progressivement « assiégée » par un vaste programme immobilier. L’hôtel est démoli en 1957.
Dans les années 1960, Alain Blondel et Yves Plantin partis à la redécouverte de l’œuvre de Guimard, constatent que la grille de clôture et le porche d’entrée de la maison du gardien sont encore debout[17]. Mais plus pour très longtemps. L’ensemble finira à la décharge peu de temps après.
Le mobilier Nozal
Une bibliothèque pourrait bien être le premier meuble commandé par la famille Nozal à Guimard. Plusieurs dessins conservés au Musée d’Orsay se rapportant à l’aménagement de la bibliothèque de l’hôtel Nozal[18] ressemblent étrangement au meuble de la planche 63 du portfolio du Castel Béranger.
Nous souscrivons à l’hypothèse de Frédéric Descouturelle selon laquelle cette bibliothèque, du fait de ses dimensions et des éléments de décor entourant le meuble (et malgré la présence d’une frise de papier-peint Guimard), ne se trouvait ni dans un appartement du Castel Béranger ni dans l’agence d’architecture de Guimard, mais plutôt chez Nozal, père ou fils, et qu’elle a été modifiée pour être réinstallée rue du Ranelagh[19].
Par ailleurs un ensemble remarquable dessiné par Guimard a pris place un certain temps dans l’hôtel Nozal. Il s’agit de la chambre à coucher conçue à l’occasion du mariage de Madeleine Nozal avec un militaire, Albert Pézieux (1878-1922), le 2 avril 1903.
En 1937, lorsque Madeleine, au nom de Mme Nozal, fera don de la chambre aux Arts Décoratifs, la lettre d’intention précisera que les meubles seront prélevés de l’hôtel Nozal[20]. Ce mobilier n’étant pas destiné à être installé initialement rue du Ranelagh, à quelle date a-t-il pris place dans l’hôtel Nozal ? Grâce aux archives familiales, nous pouvons suivre le parcours du couple Pézieux dans le 16ème arrondissement et émettre quelques hypothèses. A la date des noces, en avril 1903, l’hôtel Nozal n’est pas encore construit, Albert et Madeleine viennent d’emménager rue de l’Alboni. Ils s’installent l’année suivante rue de Largilière puis en 1909 rue de Boulainvilliers. Avant d’emménager avenue Victor Hugo, le couple a vécu quelque temps à l’hôtel Nozal où il apparait domicilié selon le registre des mutations par décès de 1922. Il est donc tout à fait possible que la chambre à coucher ait été installée rue du Ranelagh entre la fin des années 1900 (au moment du déménagement rue de Boulainvilliers) et le début des années 1920 et qu’elle y soit restée définitivement.
Ce mobilier extraordinaire en bois de poirier comptant parmi les plus beaux ensembles dessinés par Guimard peut être admiré aujourd’hui au Musée des Arts Décoratifs. Composé d’un lit signé et de sa table de nuit, de deux meubles triangulaires, d’une armoire signée, de deux chaises (dont une signée et datée de 1904), d’un fauteuil et son bout de pied signés « formant chaise longue » et d’un guéridon tripode signé[21], il est complété en 1946 par deux chaises de salle à manger données par Léon Raffin (1906-1996), et par différents objets aux chiffres des Nozal/Pézieux donnés par Madeleine en 1955 : deux cadres signés en bois (dont un double), un autre en cuivre argenté ainsi que deux vases « flûte » signés et datés de 1903 en bronze doré.
Une salle à manger d’apparat et ses offices pourraient également figurer au nombre des pièces de l’hôtel Nozal meublées par Guimard. Sur plusieurs photos provenant du fond légué par sa veuve à la Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, apparaissent des intérieurs luxueux où des meubles richement sculptés semblent épouser parfaitement le décor.
Un de ces clichés montre une chaise identique à celles données par Léon Raffin en 1946. Un modèle dont on retrouve plusieurs exemplaires dispersés dans différents musées et collections particulières à travers le monde. Six autres ont été dénombrés en plus des deux appartenant au Musée des Arts Décoratifs, portant à huit le nombre d’exemplaires connus et donc probablement à douze la quantité d’origine, un chiffre cohérent pour une pièce de réception de l’hôtel Nozal.
Dans ces mêmes archives figurent la preuve d’un autre mobilier créé pour la famille Nozal/Pézieux : un fauteuil garni d’un curieux tissu marbré (peut-être provisoire) et orné au sommet du dossier d’un médaillon aux initiales « P.N. ». Ce modèle est proche de celui qui meublait le bureau de la Mairie du Village français, construite en 1925 par Guimard pour l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et dont une paire (en version sans accoudoir) a été découverte récemment[22].
Par ailleurs, Guimard a dessiné pour la famille Nozal des meubles plus simples mais tout aussi fins et élégants démontrant sa capacité à fabriquer ponctuellement un mobilier plus économique. Ils étaient peut-être prévus pour des intérieurs moins luxueux que ceux de l’hôtel de la rue du Ranelagh ou alors, favorisés par la sobriété de leur style, destinés à prendre place dans des intérieurs non décorés par l’architecte. Citons parmi ces pièces une petite armoire en poirier et un semainier qui appartiennent toujours aux descendants de la famille ainsi qu’une autre armoire[23].
Enfin pour compléter cet inventaire mobilier, le Virginia Museum of Fine Arts de Richmond (USA) a bénéficié du don en 1985 d’un très bel ensemble de bureau acquis en France dans les années 1970 par un couple de collectionneurs américains.
Certainement réalisé au sein des Ateliers d’Art et de Fabrication Guimard de l’avenue Perrichont-prolongée, il est réputé avoir appartenu à Léon Nozal. A ce jour aucun document ne vient aujourd’hui confirmer cette hypothèse mais les recherches se poursuivent[24].
Olivier Pons
Notes :
[1] Journal n° 2 du Cercle Guimard édité à l’occasion de l’exposition Guimard, précurseur du design, 2017.
[2] https://www.lecercleguimard.fr/fr/les-relations-amicales-du-couple-guimard-oppenheim-en-1908-1909/
[3] Léon et Marguerite Nozal ont eu deux enfants, Paul donc, né le 22 juillet 1876 chez son grand-père à Créteil, chemin des petits Bois, et (Caroline) Madeleine (1880-1959).
[4] Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[5] Thiébaut, Philippe, sous la direction de, catalogue de l’exposition Guimard au musée d’Orsay, 1992.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Nozal
[7] Il habitait au 18 rue Antoine Roucher selon l’annuaire de la Société des Amis du Louvre dont il est membre tout comme son père (BNF-Gallica). Sa sœur Caroline-Madeleine était également domiciliée à cette adresse en 1901 (archives familiales).
[8] Le Journal du 17/07/1903 et du 18/07/1903. BNF-Gallica.
[9] Sur plusieurs photos postérieures au décès de Paul Nozal, Paul Louis et sa mère posent parmi les autres membres de la famille. Archives familiales.
[10] Anne de Leseleuc née Anne-Marie Briois en 1927 ou Anne Carrère dans les années 1980 au moment de son témoignage. Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[11] Journal Le Gaulois du 12/02/1928. BNF-Gallica.
[12] Un autre encadrement de porte de la même provenance mais plus étroit est passé aux enchères le 23/11/2015 chez Art Auction France lors de la vente de la collection Yves Plantin.
[13] Extraits d’un récit intitulé « Une mémé de fantaisie » rédigée entre 1945 et 1955 alors que Simone Raffin habitait l’hôtel Nozal.
[14] Fonds Ralph Culpepper. Centre d’archives et de documentation du Cercle Guimard.
[15] Témoignage de M. Raffin.
[16] Ibid.
[17] Guimard, colloque international, musée d’Orsay, 12-13/06/1992.
[18] Numéros d’inventaire MO : GP 70, GP 71, GP 75.
[19] https://www.lecercleguimard.fr/fr/nos-recherches/dossiers/lalbum-du-castel-beranger/
[20] Communication d’Évelyne Possémé, Journée d’études aux Arts Décoratifs : « Autour d’Hector Guimard » pour le 150e anniversaire de sa naissance, 13/10/2017. Dossier de correspondance du don de la chambre à coucher de Madeleine Pézieux au nom de Madame Léon Nozal.
[21] Un modèle quasi identique du guéridon se trouve dans les collections du MoMA à New-York.
[22] https://www.lecercleguimard.fr/fr/mobilier-de-la-mairie-du-village-francais-de-1925/ et Georges Vigne, Hector Guimard, Carnets d’Architectes, Éditions du Patrimoine, 2016, p. 116.
[23] Témoignage de M. Raffin.
[24] Ce mobilier signé et daté de 1909 se compose d’un bureau, de deux cartonniers, d’un fauteuil et de deux chaises.
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