Huit annonces parues sur eBay et se terminant simultanément le 18 janvier 2016 mettaient en vente les chiffres Guimard suivants : 0, 1, 3, 4, 6 (en fait le 9 à l’envers), 7, 8 et 9 (en fait le 6 à l’envers). Elles nous donnent l’occasion de revenir sur plusieurs notions et de préciser l’historique de ces chiffres.
Alors qu’on se serait attendu à ce que les enchères ne dépassent pas la vingtaine d’euros pièce, cette vente a donné lieu à un emballement dont le vendeur a peut être été le premier surpris. En effet, les prix se sont échelonnés de 110 € pour le chiffre 1 à 402 € pour le chiffre 8. Il ne faut pas chercher bien loin la raison d’une telle frénésie dans la surenchère. Dans son texte d’accompagnement, le vendeur assurait que chaque chiffre « provient d’un stock d’une ancienne fonderie champenoise et est donc à la fois ancien et neuf ». Ce mot « ancien » a fait espérer à de nombreux enchérisseurs qu’ils allaient pouvoir acquérir un chiffre Guimard « d’époque », c’est à dire un tirage ancien. Mais qu’est ce réellement qu’un tirage ancien ?
Lorsque Guimard fait éditer à partir de 1908 son corpus de fontes ornementales par la fonderie de Saint-Dizier en Haute-Marne, il inclut dans le catalogue à la planche 35, la série complète des chiffres qui sont destinés à numéroter les maisons dans une rue. Ces chiffres sont complétés par les mentions « bis » et « ter » et peuvent être posés sur des plaques prévues pour 1, 2 ou 3 chiffres. Il nous paraît à peu près certain que dans le cas d’une commande de chiffres sur plaque, la fonderie livrait un tirage monobloc comportant la plaque et les chiffres.
Guimard utilise ces plaques sur la plupart de ses bâtiments construits à partir de 1908 (1). Mais les chiffres pouvaient aussi être fixés directement sur le mur, comme Guimard l’a fait pour ses immeubles du 122 avenue Mozart, du 18 rue Henri Heine et du 36 rue Greuze.
Ces numéros de maison ont sans doute été parmi les premières fontes Guimard a être posées sur des bâtiments d’autres architectes puisque nous connaissons l’existence de la plaque du n° 15 de l’avenue Perrichont, apposée dès 1908 sur un immeuble de Joachim Richard, presqu’en face des ateliers Guimard. Cette proximité nous fait soupçonner qu’il s’agissait là d’un don amical (et publicitaire ?) de Guimard à son confrère et ami, alors même que la commercialisation de ses fontes ornementales venait à peine de débuter.
Cette plaque a d’ailleurs été volée à une date inconnue, puis finalement offerte en 2005 au Musée d’Orsay (2).
D’autres plaques de numéros de maisons commandées à la fonderie en dehors de tout lien personnel avec l’architecte sont bien sûr connues, mais restent relativement rares. À l’instar du succès commercial très relatif des fontes ornementales de Guimard, ses chiffres se sont peu vendus.
Dans l’entre-deux guerres, la fonderie de Saint-Dizier abandonna progressivement la commercialisation des fontes Guimard, ne gardant au sein de son catalogue général que celles qui se vendaient assez bien comme les bancs, les jardinières, certains balcons de croisée et panneaux de porte. Après la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait plus du tout de demande pour ce type de fontes et les contre-modèles métalliques de Guimard restèrent inutilisés dans les réserves de la fonderie. Nous nommons donc tirages anciens tous les tirages commerciaux effectués avant cette époque. Il est certain qu’il en subsistait encore, invendus au sein de la fonderie ou chez d’anciens employés, mais leur nombre ne devait pas être considérable.
Ce n’est qu’en 1968 qu’Alain Blondel et Yves Plantin, jeunes pionniers dans la réévaluation de Guimard, firent le voyage à Saint-Dizier où ils découvrirent le fonds de contre-modèles qui dormait dans les réserves de la fonderie et convainquirent le directeur d’alors de le leur céder. Dès 1971, ils en organisèrent une exposition dans leur galerie et à cette occasion publièrent un petit catalogue de 122 numéros, précédé d’un texte de présentation sur le rôle de la fonte dans l’œuvre de Guimard.
À l’issue de l’exposition, la majorité du fonds fut acquis par Mme Dominique de Ménil pour sa fondation à Houston. Ce fonds de contre-modèles fut ensuite l’un des points forts de l’importante exposition Art Nouveau Belgium/France présentée à Houston et à Chicago en 1976 avec 106 numéros.
Très généreusement, en 1981, Mme de Ménil fit don à l’État français de 56 contre-modèles qui furent attribués au Musée d’Orsay. Ce dernier n’étant pas encore ouvert, le Musée national d’Art moderne en exposa quelques-uns dans une salle consacrée à l’Art nouveau. Dès l’ouverture du Musée d’Orsay en 1986, un plus grand nombre de contre-modèles furent exposés dans les escaliers des tours menant aux étages supérieurs. Quant aux contre-modèles de chiffres, qui étaient restés à Houston, ils firent cependant une brève apparition à Paris pour l’exposition consacrée à Guimard au musée d’Orsay en 1992. À cette occasion, le catalogue de l’exposition en donnait en pleine page une photographie de bonne qualité en mêlant 8 contre-modèles de la collection de Ménil (les 0, 1, 2, 3, 4, 6, 7 et 8) à deux tirages anciens (le 5 et le 9) appartenant au musée d’Orsay depuis 1984 (dons de la fonderie de Saint-Dizier en 1984).
À une date qui reste à préciser mais qui doit se situer à la fin des années 1980, la fonderie de Saint-Dizier prit l’initiative de rééditer les chiffres Guimard et de les commercialiser par l’intermédiaire des Fontes d’Art de Dommartin-le-Franc (Haute-Marne). Ils ont été coulés en grande quantité entre 1990 et 1995, au moment de la sortie du timbre postal Guimard. Pour les fabriquer, les contre-modèles anciens n’étant plus disponibles, il a fallu recréer des modèles, ce qui a été fait en utilisant tout simplement des tirages anciens pour les 0, 1, 2, 3, 5, 7, 8 et 9. Ce surmoulage explique une perte de qualité des tirages modernes par rapport aux tirages anciens. Pour le chiffre 4, un tirage ancien n’ayant pu être retrouvé, le modèle a dû être recréé d’après photo, avec un modelage assez médiocre. Pour le chiffre 6, le modèle utilisé était sans doute cassé à son extrémité supérieure, ce qui pourrait expliquer la modification de cette extrémité. La Fonderie de Saint-Dizier a ensuite créé un outillage spécifique en fixant les chiffres sur une plaque-modèle. La prise d’empreinte s’est faite avec du sable chimique ou « à vert ». Le type de fonte et le sable de moulage utilisés, différents de ceux utilisés en 1900, ont donné une surface plus granuleuse à ces tirages modernes qui permet de les différencier assez facilement des tirages anciens beaucoup plus lisses.
Sur les tirages anciens, les lignes sont plus complexes et plus fines, alors que sur les tirages modernes, elles sont nettement plus grossières et même très différentes à certains endroits. Mais il n’est pas toujours facile de s’en rendre compte lorsqu’ils sont revêtus de plusieurs couches de peinture. Cependant, lorsqu’on dispose d’une série de chiffres, le moyen le plus simple de savoir si l’on a à faire à des tirages anciens ou à des tirages modernes est d’observer les chiffres 4 et 6.
Les tirages anciens et modernes du chiffre 4 ont des différences manifestes.
Quant au chiffre 6, on peut voir plus haut sur le catalogue, sur la photographie des contre-modèles de la collection De Ménil à Houston et encore mieux sur une plaque de numéro de maison, que son extrémité supérieure est relevée.
Alors que sur les tirages modernes, cette extrémité est abaissée.
Si l’on se penche sur certaines collections de chiffres, comme celle présentée à Londres en 2000 à l’exposition Art Nouveau 1890-1914 et qui est patinée en bleu, on constate que le chiffre 4 est bien un tirage moderne et que le 6 présente à son extrémité supérieure la caractéristique des tirages modernes. Nous supposons donc que le reste de cette série n’est pas plus ancien.
Le chiffre 4 de la collection du musée de Saint-Dizier est lui aussi un tirage moderne (ainsi que les autres chiffres exposés).
Qu’en est-il des chiffres qui se sont vendus sur eBay en janvier 2016 ? En observant à nouveau le chiffre 4, on se rend compte, là encore, qu’il s’agit d’un tirage moderne et non d’un tirage ancien. Le chiffre 6 est bien également un tirage moderne.
La principale caractéristique de ces chiffres Guimard mis en vente était d’être copieusement rouillés, ce qui leur conférait effectivement un indéniable aspect ancien, mais ne leur donnait pas pour autant un âge supérieur à 25 ans. Ils n’auraient finalement pas dû valoir plus cher que ceux que le Cercle Guimard commercialise, avec la rouille en moins.
Frédéric Descouturelle
Merci à Élisabeth Robert-Dehault, présidente de l’ASPM, ainsi qu’à Virginie Dupuy, conservatrice du musée de Saint-Dizier, pour leur aide.
(1) Et même certains de ceux construit avant, puisque le Castel Béranger (1895-1898) a reçu une plaque aux chiffres 14, l’Hôtel Nozal (1902-1906) une plaque aux chiffres 52, l’immeuble Jassedé du 1 rue Lancret (1903-1905) une plaque au chiffre 1 et la villa d’Eaubonne (vers 1907) une plaque aux chiffres 16.
(2) Nous tenons cette anecdote de Georges Vigne qui en fait part sur son excellent blog Paris 1900 (http://paris1900.blogspot.fr/2008/02/15-avenue-perrichont-16e-arrondissement.html).
Addenda le 27 avril 2023
Un site américain de vente en ligne d’antiquités présente des copies en bronze de chiffres de Guimard. Leur finition est particulièrement médiocre.
Addenda le 15 mars 2024
La maison de ventes Christies New York a proposé dans sa vente en ligne n° 22505 du 28 février au 12 mars 2024, au lot n° 148, une série de chiffres Guimard bleutée (photo ci-dessous). Il s’agissait vraisemblablement de celle qui a fait partie de l’exposition Art nouveau 1890-1914 qui s’est tenue en 2000 à Londres au Victoria et Albert museum. Comme nous le signalons plus haut, ces chiffres sont des copies modernes. L’estimation était de 3 000 à 5 000 $. Nous avons averti le 2 mars la responsable de la vente qu’il ne s’agissait pas de chiffres anciens. Elle nous répondu très aimablement le 4 mars et a retiré le lot de la vente.
Addenda le 12 novembre 2024
La maison de ventes Millon à Paris a proposé dans sa vente du 28 novembre 2024 à l’hôtel Drouot, au lot n° 187, une série de neuf chiffres Guimard (le 2 étant manquant) estimée de 2000 € à 3000 € (photo ci-dessous). Le 9 novembre, nous avons signalé au responsable de la vente qu’il s’agissait de copies. Le lot a été retiré du catalogue de la vente le 12 novembre.
Accessible dès à présent à l’adresse suivante : http://passerelles.bnf.fr
Le site Passerelle(s) vient d’être lancé par la BnF en partenariat avec le CCCA-BTP (le réseau de l’apprentissage BTP) et la Fondation BTP PLUS.
Il s’agit d’un portail multimédia dédié aux apprentis du BTP et aux jeunes en insertion professionnelle mais il peut et doit être consulté par tout un chacun grâce à la fiabilité de ses informations et la richesse de sa documentation iconographique.
Le Cercle Guimard a été initialement contacté par Mme Nathalie Ryser, l’une des coordonnatrices du projet, pour fournir quelques images destinée au volet dédié au Castel Béranger et plus largement à Guimard et à l’Art nouveau :
http://passerelles.bnf.fr/batiments/castel_beranger_planche.php
Mais nous avons également pu suggérer quelques modifications ou compléments dans les textes rédigés par des auteurs spécialisés dans l’histoire des disciplines de la construction.
Alors que, par esprit routinier, nombre de médias continuent à répandre des informations dépassées ou folkloriques sur Guimard (et sur l’Art nouveau), il est très important pour nous qu’une institution aussi prestigieuse que la BnF prenne notre action en considération et puisse présenter une information qui soit à la fois de qualité et attractive.
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