Nous évoquions le mois dernier la bibliographie ancienne de Guimard à travers le mémoire réalisé par Agathe Bigand-Marion dont le travail s’est appuyé sur les recherches menées par Ralph Culpepper dans les années 60-70.
En présentant ce nouvel article, nous avons souhaité ajouter une pierre à l’édifice en inscrivant cette démarche dans la durée. Cette contribution en appelle d’autres et nous ne manquerons de vous faire découvrir d’autres articles dont le contenu nous permet d’approfondir nos recherches sur Hector Guimard.
Le calme dont fait preuve la presse à l’égard de Guimard dans les années 1920 participe à la méconnaissance par le grand public de cette période tardive de la carrière de l’architecte.
Excepté pour quelques rares exemples de constructions faisant l’objet d’une visibilité médiatique importante comme la Mairie-modèle du Village Français, édifiée pour l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs de 1925, Guimard est alors davantage considéré comme un architecte du passé. Pire, il est régulièrement cité comme un des principaux représentants de l’Art nouveau, cet affreux Modern’Style qui a sévi autour de 1900 et dont l’héritage agonisant est souvent contesté par des journalistes aux goûts prétendument modernes. Dans ce contexte peu favorable à l’Art nouveau, l’hommage que rend Gaston-Louis Vuitton à Guimard, un soir d’octobre 1932, est particulièrement inattendu et courageux. En effet, rapportant une réunion des Amis des Champs-Élysées, le bulletin mensuel édité par ce comité transcrit en détail une scène étonnante.
Ce bulletin mensuel, publié de 1930 à 1939, traduit les buts de l’association : l’embellissement et le développement du quartier. Comme le montre le chapeau de la revue, la famille Vuitton qui l’a vraisemblablement fondée y exerce une emprise certaine puisque Georges Vuitton (fils de Louis Vuitton, fondateur de cette dynastie de malletiers) en est le président et que son propre fils, Gaston-Louis Vuitton, en est tout à la fois le vice-président et le trésorier. L’intérêt de la famille Vuitton pour les Champs-Élysées est évidemment lié à la construction de l’immeuble siège de la marque par l’architecte Louis Bigaux au 70 de l’avenue en 1912 dans un style Art nouveau sobre et élégant. Ils concourent ainsi à la transformation des Champs-Élysées qui, d’avenue bourgeoise, devient dès 1898, un lieu d’implantation de grands hôtels et de banques, ainsi que de grandes marques françaises et internationales.
Nous apprenons ainsi que Guimard a été invité à cette soirée par son ami Louis Bigaux. Notons aussi la présence d’une autre vieille connaissance de l’architecte : Frantz Jourdain qui préside ce déjeuner du 21 octobre au restaurant Langer. Les débats passionnés portent essentiellement sur l’architecture des nouveaux immeubles construits le long de la célèbre avenue et en particulier sur le nouvel immeuble du 116 bis, récemment construit par Jean Desbouis. Soutenu par les uns, critiqué par d’autres, cet immeuble à vocation commerciale choque par sa façade rideau en accordéon et ses couleurs (granit bleu foncé des deux premiers niveaux, travertin jaune sous les bow-windows des étages, barres d’appui chromées) qui tranchent sur celles des immeubles en pierre du voisinage. Présent lors du déjeuner, Desbouis s’explique brièvement sur ses choix architecturaux.
La réunion est déjà bien entamée lorsque Gaston-Louis Vuitton prend à son tour la parole en s’adressant directement à Guimard en ces termes :
Je crois que nous avons à peu près épuisé le débat, parce que, quels que soient les arguments que chacun apporte, notre siège est un peu fait. Nous aimons ou nous n’aimons pas et nous nous laissons difficilement convaincre.
Il y a trente-quatre ans, on a construit rue Lafontaine, un immeuble qualifié à l’époque d’épouvantable : Le Castel Béranger. J’avais 18 ans à cette époque, je me suis battu pour cet immeuble. J’avais un patron qui me donnait cent sous. J’ai économisé ce qui était nécessaire, j’ai été voir le libraire qui m’a demandé cent francs pour l’ouvrage qui s’appelait « Le Castel Béranger »[1]. Et c’est une de mes plus grandes joies de jeunesse d’avoir rapporté chez moi « Le Castel Béranger » contre lequel tout le monde hurlait à l’époque.
L’auteur du Castel Béranger qui est l’auteur des grilles du métro dont on parle quelquefois est le Maître Guimard ici présent, un de nos plus grands architectes, un précurseur, un de ceux qui a aidé au mouvement moderne et dont on a n’a pas su reconnaître tout l’effort et tout le travail. Je suis heureux de lui exprimer mes sentiments d’admiration et d’affection.
Dans quelques années sans doute, M. Desbouis aura la joie de réparations semblables.
Très touché par les paroles que M. Vuitton vient de lui adresser, M. Guimard tient à l’en remercier :
Si j’avais pensé qu’en acceptant l’aimable invitation de mon ami Bigaux, l’auteur du premier immeuble moderne de l’avenue des Champs-Élysées, que son client M. Vuitton a eu le mérite de lui faire construire, j’entendrais cet admirateur du Castel Béranger, j’aurais hésité.
En vous ramenant à l’époque déjà lointaine de cette construction, à ce moment jugée si révolutionnaire, et pour laquelle vous venez aujourd’hui me témoigner votre sympathie, j’ai cru que l’artiste moderne qu’est mon ami Vuitton voulait que les amis des Champs-Élysées reconnussent que l’évolution de l’Architecture doit suivre celle de la vie et de la prospérité de ce beau quartier. Ceux qui qualifiaient le Castel Béranger d’horreur avaient, je pense, aussi tort que ses plus sincères admirateurs. Je pensais, à ce moment déjà, être de son temps, et j’ai voulu simplement, mais très simplement, je vous l’assure, donner une expression d’art de ce que je croyais logique et nouveau de faire pour que la construction d’une maison de rapport ne soit pas une caserne à la vue de tout le monde. Je lui ai donné ce petit nom de Castel parce que c’était une demeure collective.
Aujourd’hui je viens d’entendre qualifier d’horreur la façade d’un immeuble qu’un ingénieur M. Desbouis vient d’édifier avenue des Champs-Elysées avec la pensée d’être logique et pratique (…). On vient de vous présenter cette œuvre de M. Desbouis, ingénieur, mais qui n’est pas architecte ; aussi cela explique-t-il la critique de ceux qui n’aiment pas cette façade à laquelle je reconnais qu’il aurait fallu donner un sentiment d’art pour désarmer ceux que choquent les matériaux de couleur employés.
Il y a aussi une question d’accoutumance. Qu’a-t-on dit de la Tour Eiffel en 1889 ? C’est tout de même un monument de trois cents mètres qui est moins laid que les premiers gratte-ciels américains.
Je plaide la cause de mon collègue ingénieur en vous demandant d’attendre un peu pour porter un jugement que le temps pourra ratifier (…). »
Rien n’oblige alors Gaston-Louis Vuitton à rendre un tel hommage à Guimard et nous avons le sentiment qu’il a attendu longtemps le moment propice pour dévoiler ce souvenir d’enfance qui semble lui tenir particulièrement à cœur.
Mais ce qui nous paraît peut-être le plus important est l’esprit visionnaire avec lequel Vuitton prononce son discours : il considère Guimard comme un des plus grands architectes de son temps et un précurseur du mouvement moderne, tout en exprimant un regret particulièrement lucide : que son travail n’ait pas été suffisamment reconnu. Il met en parallèle l’immeuble de Desbouis et le Castel Béranger pour suggérer à son auditoire que la postérité fera justice à l’un et l’autre qui ont su traduire la modernité de leur temps.
On imagine aisément la surprise, voire l’émotion, de Guimard en écoutant ces paroles. Mais l’intérêt de cet article réside surtout dans sa réponse : elle nous éclaire de façon inédite sur le regard qu’il porte sur le début de sa carrière. Ainsi, l’architecte ne regrette pas la construction du Castel Béranger mais avec l’assagissement des années, il est capable d’en accepter les limites. Il a d’ailleurs depuis quelque temps renoncé aux formes de l’Art nouveau, mais les mots employés dans son discours ne laissent aucun doute sur son état d’esprit, même au début des années 1930 : « expression d’art », « sentiment d’art », « logique », « pratique »… sont autant de principes fondateurs et éternels de l’œuvre de Guimard qui tient ferme sur sa trilogie Logique – Harmonie – Sentiment.
Sa phrase « Ceux qui qualifiaient le Castel Béranger d’horreur avaient, je pense, aussi tort que ses plus sincères admirateurs » peut désarçonner le lecteur contemporain. À notre avis, il exprime probablement là le sentiment de ne pas avoir été compris à l’époque ou bien d’avoir été admiré pour des raisons superficielles de virtuosité formelle (celles-là mêmes qui nous séduisent à nouveau aujourd’hui). Sans doute redoute-t-il que la postérité ne le prenne jamais au sérieux, alors que des architectes comme Sauvage qui ont rapidement laissé tombé le Sentiment, seront plus rapidement reconnus.
Guimard ne se contente pas d’évoquer son propre passé, mais apporte aussi son soutien à Desbouis. Lui qui a connu l’opposition aux implantations de certaines de ses entrées de métro et qui a argumenté contre l’obligation de construire en fonction du contexte architectural, ne peut que se sentir solidaire de Desbouis, face à ceux qui tolèreraient son architecture mais qui la cantonneraient volontiers ailleurs, en dehors de l’avenue des Champs-Elysées.
Ce faisant, il nuance tout de même son propos en lâchant qu’il eût sans doute fallu apporter à cette façade un « sentiment d’art », c’est-à-dire un décor plus poussé. Par ces mots, Guimard ravive discrètement l’opposition corporatiste entre architectes et ingénieurs-constructeurs qui dure depuis le 19e siècle. Héritier de Viollet-le-Duc, il a toujours pensé qu’il était du devoir des premiers de se servir des avancées techniques apportés par les seconds, mais qu’il revenait aux seuls architectes, par leur talent artistique, d’élever l’architecture au-dessus de la simple construction fonctionnelle. En rappelant à deux reprises dans sa réponse que Desbouis est ingénieur et ajoutant même qu’il « n’est pas architecte », Guimard lui accorde donc volontiers des brevets de Logique et d’Harmonie, mais lui dénie celui de Sentiment. Mi-poli, mi-perfide, il conclut en disant : « Je plaide la cause de mon collègue ingénieur (…). » Cependant, en rappelant le scandale provoqué par la tour Eiffel, Guimard reconnaît implicitement que les ingénieurs ont su, plus souvent que les architectes, faire preuve d’audace, au point de provoquer un rejet que le temps et l’accoutumance se sont chargé d’apaiser. Le fait qu’il associe dans la même phrase les premiers gratte-ciels américains, eux aussi dus à des ingénieurs-architectes, nous rappelle que Guimard a entretenu des rapports suivis avec les États-Unis et que quelques années plus tard il quittera la France pour s’y expatrier.
Olivier Pons,
avec la contribution de Frédéric Descouturelle
[1] Il s’agit de l’album promotionnel Le Castel Béranger – L’Art dans l’Habitation Moderne contenant 65 planches illustrées des intérieurs et extérieurs du Castel.