Dès leur achèvement en 1898, les façades du Castel Béranger ont interpellé les passants de la rue La Fontaine[1]. Il faut dire que leur richesse, tant du point de vue de la polychromie que de l’ornementation, était en nette rupture avec celles des façades des maisons de rapport avoisinantes. Au Castel Béranger les registres aquatiques, botaniques, médiévaux et fantastiques[2] s’entremêlent pour animer les fontes, les céramiques et les ferronneries ornant les façades. Ce pittoresque, prôné par les pouvoirs publics du moment, a même valu au Castel Béranger l’un des prix du concours des façades de 1898 organisé par la Ville de Paris[3].
Pourtant, ce riche décor à l’origine de la renommée internationale du Castel Béranger et d’Hector Guimard n’était pas celui initialement prévu par l’architecte. Les élévations des façades du permis de construire déposées par Guimard en mars 1895, que l’on peut actuellement voir exposées aux Archives de Paris[4], en font foi. L’existence de ces documents n’est pas une découverte puisqu’ils sont connus depuis longtemps et disponibles à la consultation. Cependant, leur scan en haute définition réalisé dans le cadre de l’organisation de cette exposition pour l’année Guimard, a révélé un projet de décorum en céramique avorté. Celui-ci devait être réalisé en majorité en collaboration avec l’établissement Muller & Cie, entreprise avec laquelle Hector Guimard collaborait jusqu’alors. Les récents travaux de Frédéric Descouturelle et d’Olivier Pons publiés dans l’ouvrage La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard[5] permettent d’identifier la plupart des modèles qui devaient être employés.
Le projet initial du Castel Béranger
Le Castel Béranger était une commande d’Élisabeth Fournier, bourgeoise du quartier d’Auteuil. Veuve et désireuse de placer un capital dans l’immobilier, elle s’est tournée à la fin de l’année 1894 vers l’architecte Hector Guimard, résidant lui aussi dans le quartier, pour la construction d’un immeuble de rapport rue La Fontaine.
Sans contraintes de la part de la commanditaire, le jeune architecte a conçu un projet dont les principes sont issus de l’école rationaliste de Viollet-le-Duc. En façade, une architecture pittoresque aux références médiévales cohabite avec une polychromie due à l’emploi de différents matériaux, à la mise en peinture des fontes et ferronneries et à un décor de céramiques émaillées.
Avant son voyage à Bruxelles durant l’été 1895, Hector Guimard a déposé à la mairie de Paris le permis de construire du Castel Béranger pendant la seconde quinzaine du mois de mars[6]. Celui-ci comprenait les plans des différents niveaux (plan des caves, plan de rez-de-chaussée, plan d’étages courants, plans des cinquième et sixième étages) ainsi que les élévations des façades sur rue et sur cour. On y découvre un édifice en U constitué de deux corps de bâti organisés autour d’une cour, reliés entre eux par un escalier. L’immeuble est à l’alignement côté rue, tandis que la cour est ouverte du côté du hameau Béranger.
Ces dessins du permis de construire sont suffisamment détaillés pour que l’on puisse se faire une idée assez précise du décor qui était alors prévu. Celui des ferronneries des garde-corps, ainsi que celui du portail d’entrée reflètent un style indéfini, assez convenu et moins audacieux que sur l’hôtel Jassedé réalisé deux ans plus tôt au 41 rue Chardon-Lagache. On y remarque toutefois des stylisations florales.
On peut effectivement reconnaître à nouveau la fleur et les feuilles du tournesol, motif principal du décor de l’hôtel Jassedé. Il est possible que, dans une optique économique, Guimard avait prévu de faire réaliser en fonte les motifs centraux qui se répètent à de multiples reprises sur les façades. C’est en tous cas ce qu’il a fait dans la version définitive des garde-corps des balcons.
La ferronnerie du portail n’est pas non plus très inventive avec ses barreaux verticaux régulièrement espacés. Seuls, en partie haute, deux motifs en spirale envoyant des rayons en périphérie lui donnent un aspect plus dynamique.
Au-dessus des devantures des deux petites boutiques des dernières travées de droite, Guimard a prévu l’emplacement d’une large enseigne pouvant être insérée devant un linteau métallique. Il lui a dessiné un décor interrompu par deux plus petits emplacements d’enseignes placés devant les allèges des fenêtres du premier étage.
Ce décor est lui aussi naturaliste avec des motifs répétitifs de fleurs en deux tailles. Probablement prévus en céramique émaillée, ils semblent être encadrés par des ferronneries se terminant en demi-cercle, dentelées comme le sont certaines feuilles, et séparés les uns des autres par des épis floraux.
Le Castel Béranger et Muller & Cie
Comme le montrent les plans du permis de construire, de nombreux éléments en céramique étaient prévus sur les façades. Grâce au livre consacré à la céramique et à la lave émaillée de Guimard[7], plusieurs éléments du décor initial ont été identifiés dans les catalogues Muller & Cie : métopes garnissant les linteaux, métopes ornant les allèges, épi de faitage et frises décorant le vestibule. Ces éléments, produits et commercialisés par l’établissement Muller & Cie, ont été dessinés et employés par Guimard pour décorer certains de ses projets antérieurs au Castel Béranger.
Dans le projet initial, Guimard avait prévu de réemployer le dispositif de linteau conçu en 1893 pour l’hôtel Louis Jassedé, rue Chardon-Lagache[8]. Comme deux ans auparavant, le modèle de métope édité sous le numéro 13 dans le deuxième catalogue de Muller & Cie devait garnir les linteaux métalliques des baies du Castel Béranger. Le dessin des façades montre que les métopes devaient être enserrées dans des cadres en fer vissés, à la manière du linteau d’encorbellement de la villa Charles Jassedé construite elle-aussi en 1893.
Le modèle devant orner l’allège de certaines baies est la métope n° 35 de Muller & Cie. Elle a aussi été employée à l’hôtel Jassedé pour animer le socle de l’édifice. Même si son aspect tranche nettement avec le modèle n° 13, elle a bien été dessinée par Guimard comme le prouve le tableau des prix du catalogue Muller et Cie de l’année 1904 qui associe à chaque modèle le nom de l’architecte qui l’a conçu.
Tout comme c’est le cas aujourd’hui, la toiture en pavillon placée à l’extrémité gauche du volume bâti bordant la rue La Fontaine devait être couronnée d’un épi de faîtage. Contrairement à l’exemplaire actuel qui semble être en fonte, celui d’origine devait être en céramique et fabriqué par Muller & Cie.
Le manque de précisions de sa représentation dans les élévations du permis de construire ne permet pas d’identifier avec certitude le modèle qui devait être employé. Cependant, on peut tout de même formuler l’hypothèse qu’il s’agit d’une nouvelle transformation de l’épi n° 23 dessiné par Gustave Raulin[9] pour les écoles d’Ivry-sur-Seine (1880-1882).
Après avoir employé ce modèle au restaurant café-concert Au Grand Neptune en 1888, Guimard l’a aussi utilisé pour couronner la toiture de la villa Charles Jassedé à Issy-les-Moulineaux[10].
Peu avant, pour l’hôtel Jassedé, il avait transformé cet épi de faîtage en supprimant les rouleaux latéraux et en ajoutant des enroulements tirés de l’épi n° 22 du catalogue Muller & Cie.
Bien que semblant assez éloigné de cette dernière variante, le dessin de la première version de l’épi de faîtage du Castel Béranger présente de nombreuses similitudes avec l’épi n° 23 original. En effet, comme le modèle de Raulin, l’exemplaire dessiné par Guimard présente une extrémité dont la forme se rapproche de celle d’un bouton floral. Sur les deux prototypes on observe un déploiement de feuilles à sa base. La différence majeure réside en une section ronde[11] et allongée et l’absence de rouleaux sur le fût.
Les murs du vestibule, quant à eux, devaient initialement recevoir un décor très éloigné de celui actuel formé de parois bouillonnantes en grès exécutés par Bigot. De façon plus classique, les parois devaient être animées de cinq frises florales horizontales. Leur apparence se rapproche de celle des panneaux cloisonnés verticaux, utilisés par l’architecte en 1891, pour border les fenêtres des retours de la véranda de l’hôtel Roszé[12]. Il s’agit du modèle édité sous le n° 127 dans le deuxième catalogue Muller & Cie. Guimard semble avoir prévu de séparer ces frises par des lits de briques émaillées, à la manière du vestibule du 66 rue de Toqueville à Paris réalisé par Muller & Cie en 1897 sous les directives de l’architecte Charles Plumet[13].
Deux tympans et un modèle de métope en céramique, visibles sur les élévations de façades du permis de construire du Castel Béranger, n’ont pas encore été identifiés dans les catalogues Muller & Cie. Il est probable que ces exemplaires devaient eux aussi être réalisés par l’établissement[14]. Mais, il est aussi envisageable que Guimard avait déjà prévu de faire appel à l’établissement Gilardoni & Brault pour leur fabrication.
Durant son séjour bruxellois, Hector Guimard a eu l’opportunité de rencontrer les architectes Victor Horta et Paul Hankar, figures phares de l’Art nouveau belge. Il a en particulier trouvé chez Horta une intégration du décor à la structure qui n’avait pas d’équivalent ailleurs et qui a bouleversé sa vision de l’architecture moderne. Après ce voyage, Guimard a délaissé les décors botaniques figuratifs dessinés sous l’influence nancéienne[15] pour une ornementation tendant davantage vers l’abstraction. Il a emprunté à Horta le motif de la ligne en coup de fouet, mais il s’est aussi référé à d’autres sources plus anciennes[16].
Ainsi, à son retour à Paris, Guimard a redessiné l’ensemble du second œuvre du Castel Béranger en suivant le principe d’œuvre d’art totale qui l’avait tant marqué dans les productions d’Horta. Outre la conception des éléments destinés au décor et à l’aménagement des appartements (papiers peints, crémones, poignées, vitraux, cheminées…), l’architecte a transformé l’ensemble de l’ornementation des façades et du vestibule.
Contrairement au second œuvre, il a été impossible pour l’architecte de modifier les plans précédemment conçus ; le chantier du gros-œuvre ayant débuté dès son retour de Belgique. En comparant avec attention les plans et les façades dessinés pour le permis de construire avec ceux publiés dans le portfolio du Castel Béranger[17], on se rend compte que l’agencement des espaces et la volumétrie générale des corps de bâtis sont quasiment identiques. Les légères modifications notables (ouvertures, échauguettes, souches de cheminées, volume du bâti côté cour) résultent certainement du processus naturel du projet conduisant l’architecte à questionner sans cesse son travail. Celles-ci sont donc sûrement apparues lors du dessin des plans d’exécution destinés aux artisans du gros œuvre, probablement produits avant le départ de Guimard pour la Belgique.
Si l’on compare les dessins des façades du dossier de permis de construire avec celles publiées à l’issue de la construction dans le portfolio du Castel Béranger, on se rend compte que l’ensemble des ferronneries initialement prévues a été remplacé par des modèles alternatifs. Le caractère floral a disparu au profit d’un nouveau style, en partie abstrait et en partie fantastique.
De même, tous les décors en céramique prévus sur le permis de construire ont été remplacés. Guimard a alors cessé sa collaboration avec l’établissement Muller & Cie alors que quelques mois plus tôt il envisageait de lui passer commande. Cette rupture est d’autant plus surprenante que, jusqu’ici, il avait exclusivement fait appel à celle-ci pour l’ensemble de ses projets requérant de la céramique architecturale : le restaurant café-concert Au Grand Neptune (1888), l’hôtel Roszé (1891), l’hôtel Jassedé (1893), la villa Charles Jassedé (1893), l’hôtel Delfau (1894), la galerie Carpeaux (1894-1895). Ce changement de fournisseurs s’est fait au profit de deux entreprises concurrentes. La première était Gilardoni & Brault, une tuilerie qui, comme Muller & Cie, s’était diversifiée dans le décor architectural. Les métopes n° 13, éditées par Muller et initialement prévues pour les linteaux des fenêtres…
ont ainsi été remplacées par de nouvelle métopes, elle aussi enserrées dans des lames de fer.
Quant aux métopes n° 35 prévues en allège de certaines fenêtres, elles ont elles aussi été remplacées par de nouveaux modèles.
La seconde entreprise à laquelle Guimard a fait appel est celle d’Alexandre Bigot, encore récente mais dont la réputation était en pleine ascension. Elle ne pratiquait que le grès émaillé et se positionnait résolument dans le style moderne.
Pourquoi la fin d’une telle collaboration avec Muller & Cie ?
Il n’y a pas d’explications évidentes à cette rupture. Les raisons ne peuvent pas être d’ordre technique puisque l’établissement Gilardoni & Brault offrait les mêmes types de produits que Muller & Cie, déclinés en simple terre cuite, faïence émaillée et grès émaillé. Il est également douteux que la rupture ait été consommée uniquement pour des raisons d’ordre stylistique. Si la brusque évolution du style de Guimard a pu surprendre chez Muller & Cie, on sait par ses catalogues que cette entreprise a accueilli favorablement les nouvelles tendances stylistiques et qu’elle a édité un nombre considérable de modèles modernes.
Au contraire, jusque-là, les produits de Gilardoni & Brault étaient restés plutôt prudemment éclectiques. Cette tuilerie, soudainement éprise de modernité, aurait-elle « débauché » Guimard ? En tous cas, l’importante commande pour son stand à l’exposition de la Céramique en 1897[18] est une confirmation de son intérêt pour le nouveau style de l’architecte ; n’hésitant pas à supporter les frais de fabrication de nombreux moules. Pendant plusieurs années l’entreprise a même accompagné les recherches de Guimard en matière de pièces de forme, et notamment de vases.
D’autres raisons, sans doute plus mesquines, peuvent être avancées pour expliquer l’apparition d’une mésentente entre l’architecte et Muller & Cie. Tout d’abord, Guimard a pu être agacé par les libertés prises par la tuilerie vis-à-vis de ses modèles. Celle-ci n’a en effet pas hésité à modifier certains exemplaires conçus par l’architecte, et à créer de nouveaux modèles dans un style approchant, sûrement sans le rémunérer pour autant[19].
Du point de vue de Muller & Cie, les précédents modèles de Guimard n’avaient sans doute pas remporté le succès escompté. Lorsque ce dernier au lieu de continuer à les amortir au Castel Béranger, a proposé d’en créer et d’en éditer de nouveaux, l’entreprise a pu reculer devant un investissement lui paraissant trop risqué ; choisissant alors de rompre sa collaboration avec Guimard qui perdurait pourtant depuis sept ans.
Maréva Briaud, École doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ED113), IHMC (CNRS, ENS, Paris 1).
Notes
[1] « Des curieux, des passants étonnés s’arrêtaient, examinaient longuement cette façade originale, si différente des maisons environnantes. » L. Morel, « L’Art nouveau », Les Veillées des chaumières, 17 mai 1899, p. 453.
[2] Cet aspect sera traité lors d’une communication à l’occasion de la journée d’étude Guimard organisée par la mairie de Paris le 3 décembre 2024 et dans l’article qui suivra.
[3] Le résultat du concours n’a été proclamé qu’en 1899 et Guimard l’a aussitôt fait graver sur la façade du Castel Béranger.
[4] Guimard, architectures parisiennes, exposition aux Archives de Paris, réalisée en partenariat avec Le Cercle Guimard, du 20 septembre au 21 décembre 2024. On consultera aussi le journal d’exposition disponible sur place : Le Cercle Guimard. Exposition aux archives de Paris, n° 4, 19 septembre 2024.
[5] F. Descouturelle, O. Pons, « Guimard et Muller & Cie », La Céramique et la lave émaillée d’Hector Guimard, Paris, Le Cercle Guimard, 2022.
[6] Les plans du permis de construire sont datés du 10 mars 1895 et les façades du 15 mars 1895.
[7] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit.
[8] Ibid., p.34.
[9] Hector Guimard était rattaché à l’atelier de Gustave Raulin pendant son cursus à l’École des Beaux-Arts.
[10] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 42.
[11] Les épis de faîtage actuels du garage de l’hôtel Jassedé ont une section ronde. Il s’agit de l’épi n° 4 du catalogue Muller & Cie de 1903, pl. 16 et qui est peut-être l’édition du modèle recomposé par Guimard dix ans plus tôt.
[12] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 31.
[13] Ibid, p. 21.
[14] Muller et Cie était capable de réaliser n’importe quel modèle sur demande.
[15] Les représentations de flore de Guimard sont figuratives mais n’atteignent pas la précision du dessin naturaliste d’Émile Gallé. Elles anticipent même de peu les stylisations d’Eugène Grasset.
[16] Voir l’article « Guimard et le style auriculaire » paru sur notre site internet.
[17] H. Guimard, L’Art dans l’habitation moderne/Le Castel Béranger, Paris, Librairie Rouam, 1898. Ces plans aquarellés sont globalement exacts mais présentent ponctuellement des écarts avec la réalité.
[18] Exposition nationale de la céramique et de tous les arts du feu en 1897 à Paris, au sein du Palais des Beaux-Arts.
[19] F. Descouturelle, O. Pons, op. cit., p. 48.
En devenant adhérent, vous participez à nos rencontres... et soutenez nos activités !
Adhérer au Cercle Guimard