Au-delà et en deçà des Pyrénées, deux histoires proches concernant Gaudí et Guimard ont été rapportées séparément. Elles confirment que malgré les aspects extérieurs bien différents de leurs œuvres architecturales, les processus de créations de ces deux architectes phares du style Art nouveau avaient beaucoup en commun.
La première histoire que nous voulons évoquer concerne Antoni Gaudí (1852-1926) et la basilique de la Sagrada Familia (1882-2026 ?). Ce témoignage a été connu relativement tardivement lorsque les entretiens que l’architecte et historien de l’art Juan Bergos avait eus avec Gaudí (qu’il avait connu à partir de 1914) ont été publiés à sa mort, en 1974, par Joan Bassegoda, professeur d’architecture barcelonais, spécialiste de Gaudí[1]. Il a été repris en 1981 par l’architecte Puig Boada[2] qui lui aussi avait connu Gaudí à partir de 1914, collaboré à son œuvre et poursuivi la construction de la Sagrada Familia, puis par l’architecte Jordi Bonet[3] en 2000. Juan Bergos avait ainsi rapporté plusieurs aphorismes de Gaudí que Bonet reprend ainsi :
« La capacité d’observation de Gaudi est bien connue. Il a lui-même expliqué que c’était une conséquence de la faiblesse de sa santé depuis l’enfance. La contemplation de la Nature, en plus de lui donner un pur plaisir, l’a également aidé à formuler des idées telles que « L’architecture crée un organisme et c’est pourquoi elle doit avoir des lois en harmonie avec celles de la Nature ». Ces idées ont muri avec le temps : « Tout vient du grand livre de la Nature » ; « Cet arbre, à côté de mon atelier est mon maître ».
Un peu plus loin, dans son ouvrage L’últim Gaudí, Bonet reproduit judicieusement la photo d’un arbre de Barcelone à côté de celle des colonnes médianes des collatéraux et du transept de la Sagrada Familia.
Ces colonnes soutiennent les voûtes à la manière d’une forêt où la lumière parvient indirectement. Alors que cette voûte n’existait pas encore, Gaudí l’évoquait pour les visiteurs du temple en construction :
« au coucher de soleil, tous les orifices laisseraient passer des rayons qui illumineraient l’intérieur sans que l’on puisse savoir d’où viendrait la lumière. Comme dans une forêt ! Comme dans une forêt, répétait-il, avec l’exaltation sereine et joyeuse du visionnaire. »[4]
La seconde histoire concerne Hector Guimard et la Salle Humbert de Romans, construite de 1898 à 1901. Nous en avons évoqué les circonstances dans un article récent[5]. L’épisode en question a été rapporté — cette fois du vivant de Guimard — sous une forme quelque peu elliptique par le Bulletin de l’Union Syndicale des Architectes et des Artistes Industriels[6] du 16 janvier 1904. Un mois plus tôt, le 12 décembre 1903, Guimard avait assisté au Trocadéro à une conférence sur « L’Architecture du XXe siècle et l’Art Nouveau » donnée par l’architecte en chef diocésain Paul Gout. Il y avait été question du pavillon de Guimard à l’exposition de l’Habitation en 1903[7] et de la Salle Humbert de Romans.
À l’issue de la conférence, Guimard avait pris part à une discussion informelle au cours de laquelle Gout l’avait probablement questionné à propos de la structure portante de la voûte de la Salle Humbert de Romans, lui reprochant sans doute une complexité peu fonctionnelle et l’utilisation d’une méthode de rigidification des poutres par une âme de métal[8]. Guimard avait alors lancé une invitation à visiter sa salle de concert de la rue Saint-Didier, toute proche, afin de juger sur pièce. Cette visite a été effectuée peu de temps après sous la direction d’Anatole de Baudot qui, gardien d’une certaine orthodoxie, n’a sans doute ménagé ni ses éloges vis-à-vis du décor, ni ses critiques vis-à-vis de la structure en bois et fer de la voûte. L’auteur de l’article (non signé[9]) du bulletin de l’USAF a rendu compte de cette visite d’une manière spirituelle en laissant entendre que Guimard leur avait vanté avec un peu trop d’éloquence les qualités de son œuvre :
« Quelle amplitude de dégagement et de vestiaires, et comme ces services accessoires sont bien étudiés ! Vraiment c’est d’un maître. Et quel fini d’études, quel soin dans les motifs accessoires ! Comme ce buffet d’orgue est joli, comme ces fauteuils sont confortables ! »
Au contraire, la parole d’Anatole de Baudot au cours de cette visite est relatée comme celle du sage remettant les pendules à l’heure en se référant aux grandes époques de l’architecture française en matière de voûtes en bois.
Un peu plus loin, dans le même Bulletin de l’Union Syndicale des Architectes et des Artistes Industriels, un autre article, tout aussi caustique et cette fois signé Élie Leduc[10], s’adresse au Secrétaire de la Rédaction et revient sur le précédent sujet. Estimant que Paul Gout n’a pas obtenu de réponse satisfaisante à ses interrogations, l’auteur s’est résolu à tenter d’en savoir plus auprès de Guimard. Son texte court et savoureux mérite d’être cité en entier.
« Mon cher confère,
Désespéré de ne pouvoir saisir dans le discours de Guimard, à la Salle Saint-Didier, une réponse claire et précise à sa question, notre ami Gout s’en fut triste et inconsolé.
Désespéré de tant de douleur, je fus incontinent chez Guimard ; là, je me trouvais en présence de la concierge, aimable cerbère dont la vue gracieuse m’hypnotisa, et, dans cet état de demi sommeil, telle la pythonisse de Delphes, j’invoquai Apollon ; ce fut Mademoiselle Couesnon qui répondit[11], le Dieu étant occupé au téléphone.
Cette très bienveillante personne, mise au courant de la question posée par maître Gout à son ami Guimard, fit des recherches dans les dossiers d’idées communiqués aux mortels et, faisant parler l’âme ésotérique de Guimard, voici la copie de la communication :
Un platane tri tronchu,
Par la Ville bien entretenu,
Près le Pont de Grenelle,
Vl’a ma ficelle.
Je le pris sans le déplanter d’là (copié)
Et c’est dans ma salle qu’il poussa. »
Outre qu’il nous apprend que le Castel Béranger avait une concierge d’allure hypnotisante et que la secrétaire de Guimard était alors une Mlle Couesnon, en filant un champ lexical où Guimard est comparé à un dieu de l’Olympe correspondant avec le vulgaire par le truchement de son envoyée sur terre, l’article se moque de sa fréquente attitude d’apôtre[12] qui pouvait facilement amuser ou indisposer ses confrères. Mais ce texte contient aussi dans son épigramme finale une courte révélation qui, n’en doutons pas, est authentique, à savoir qu’il s’est lui aussi inspiré d’un arbre bien réel rencontré près du Pont de Grenelle pour la Salle Humbert de Romans. En effet, si l’on considère les piliers qui soutiennent sa voûte, on retrouve bien les trois troncs d’un « platane tri tronchu ».
Le groupe des disciples d’Anatole de Baudot au Trocadéro avait sans doute raison quant au fait que Guimard avait déployé pour cette voûte légère[13] une charpente superfétatoire où les rationalistes ne reconnaissaient pas la clarté dans la structure qu’ils prônaient. Tout en se voulant proche de ce courant, Guimard s’en tenait malgré tout à une certaine distance dans la mesure où dans ses créations « le sentiment » devait impérativement être combiné à la « logique » et à « l’harmonie ». En se référant explicitement à une forêt, Guimard retrouvait l’esprit plus que la forme de l’architecture du gothique flamboyant des XVe et XVIe siècles dans lequel la continuité des lignes entre les piliers et les nervures des voûtes se référait au même concept mais d’une façon ordonnée et moins naturaliste.
Cette référence à la Nature comme l’une des principales sources d’inspiration des artistes du mouvement Art nouveau est bien connue. En Lorraine, où l’École de Nancy s’en prévalait tout spécialement, Émile Gallé avait pris comme devise : « Ma racine est au fond des bois » et Louis Majorelle n’était pas en reste avec « Mon jardin est ma bibliothèque ». Quant à Guimard, il déclarait, dans sa conférence prononcée en 1899 dans les locaux du Figaro :
« Je veux pour cela vous parler d’une œuvre pour laquelle ma passion est grande et mon admiration sans limite : c’est l’œuvre de la nature. […] Tout est logique dans la nature […] Les végétaux, leurs, feuilles, leurs fleurs, leurs racines, etc., etc., ont des formes logiques avec leur matière ; tous les éléments qui constituent la nature sont toujours logiques ; les œuvres de la nature affectent toutes les formes possibles et ces formes sont les formes logiques de l’œuvre créée.[14] »
Il renchérit et précise son idée dans ses propos que Victor Champier rapporte dans son article sur le Castel Béranger, paru dans la Revue des Arts Décoratifs en janvier 1899 :
« Voyez-vous, c’est à la nature toujours qu’il faut demander conseil. Quand je construis une maison, quand je dessine un meuble ou que je le sculpte, je songe au spectacle que nous donne l’univers. La beauté nous y apparait dans une perpétuelle variété. Point de parallélisme ni de symétrie : les formes s’engendrent avec des mouvements jamais semblables. Évoquez la forêt avec ses milliers d’arbres aux essences diverses, avec ses verdures aux tons multiples, avec ses tapis de fleurs : vous avez une impression d’unité obtenue par une infinie variété. Et quel décor est plus beau, plus enivrant ? Considérez ensuite un seul de ces végétaux dont l’assemblage produit une forêt : voyez comme chaque arbre, chaque arbuste est différent de ses voisins. Pas une branche ressemblant à une autre branche. Pas une fleur pareille. Et quelle leçon pour l’architecte, pour l’artiste qui sait regarder dans cet admirable répertoire de formes et de couleurs ! Pour la construction, ne sont-ce pas les branches des arbres, les tiges tour à tour rigides et onduleuses, qui nous fournissent nos modèles ?[15] »
C’est précisément à partir de 1898 que le style de Guimard est devenu arborescent, notamment pour son mobilier ou pour les accès du métro de Paris, avant de se contracter quelques années plus tard et de tendre vers une élégance moins démonstrative.
Si le platane proche du pont de Grenelle mentionné par Guimard n’existe sans doute plus, l’arbre photographié à Barcelone par Jordi Bonet en 2000 n’avait alors guère plus de 50 ans et n’avait donc pu être vu par Gaudí. Mais il n’est pas discutable que ce sont bien le tronc et les branches maîtresses d’un arbre qui ont donné la forme générale des piliers de la Sagrada Familia. Comme l’ont parfaitement montré les publications catalanes du début des années 2000, et en particulier l’ouvrage L’últim Gaudí de Jordi Bonet, pour concevoir ses volumes structurels, Gaudí a ensuite retraité ces formes naturelles observées selon plusieurs formules de géométrie réglée. C’est sans doute dans le contexte de ces allers et retours entre formes naturelles et surfaces mathématiques qu’il faut comprendre ces phrases adressées verbalement par Gaudí au peintre Carlès et rapportées par l’écrivain José Pla pour justifier les formes ondulantes de la Casa Milà : « La nature n’est pas mathématique ! Mais une forme régulière, un style satisfait l’esprit. Tout ce qui n’est pas chaotique satisfait l’homme. » Et d’ajouter aussitôt : « Mais c’est qu’il ne faut pas essayer de le satisfaire !…[16] »
D’ailleurs, sur cette pureté des surfaces mathématiques, il s’est appliqué à réintroduire du désordre, notamment en leur adjoignant des décors d’un naturalisme descriptif et illustratif ainsi que des inscriptions et des symboles religieux qui ont navré plus d’un historien d’art.
Les surfaces réglées n’étaient pas non plus étrangères à Guimard qui avait assuré un cours de géométrie à l’École nationale des arts décoratifs. Il s’en est servi, mais de façon assez parcimonieuse dans son œuvre, notamment pour les toitures vitrées des édicules et des pavillons du métro[17]. Contrairement à Gaudí, il n’a pas surchargé ses créations de décors réalistes ou religieux et a utilisé les motifs végétaux adventices avec beaucoup de retenue. Pourtant le fait que la Nature présidait à la plupart de ses projets paraît tout aussi évident que pour les meilleures créations nancéiennes. Le hall central de l’hôtel Mezzara (1910-1911) avec ses piliers métalliques et sa verrière zénithale peut ainsi être facilement identifié à une clairière.
Une autre similitude entre les œuvres de ces deux architectes est l’emploi occasionnel de « matériaux pauvres »[18] comme le grillage. Mais à cette différence près que chez Guimard on peut y voir comme l’affichage d’un pragmatisme quelque peu désinvolte, alors que chez Gaudí nous soupçonnons une certaine ostentation de l’humilité.
Il est hautement improbable que Guimard et Gaudí se soient jamais rencontrés. Nous ignorons même ce que l’un a pu penser de l’œuvre de l’autre. Les seules occasions où Guimard a pu prendre connaissance des travaux de son confrère catalan c’est à l’occasion de l’exposition de dessins et de maquettes de la Sagrada Familia au salon de la Société Nationale des Beaux-Arts en 1910, présentation combinée à la publication d’un article dans la revue L’Art et les artistes[19]. Gaudí n’a pas fait le déplacement à Paris et cette présentation, financée par son mécène Eusebi Güell, est d’ailleurs passée quasiment inaperçue dans un contexte où la perception de l’art moderne espagnol était teinté d’une certaine condescendance et où le génie de l’architecte catalan n’était ni compris ni admis en France. Malgré les similitudes que nous avons mentionnées, leur art était alors engagé dans des directions différentes et la volonté de production sérielle de Guimard n’était pas une préoccupation chez Gaudí.
Frédéric Descouturelle
Merci à Nicolas Horiot, spécialiste de la Salle Humbert de Romans, qui nous a apporté des précisions très utiles.
Notes
[1] BASSEGODA I NONELL, Joan, Las Conversaciones de Gaudí con Juan Bergos, Hogar y arquitectura, revista bimestral de la obra sindical del Hogar, 1974.
[2] PUIG BAODA, Isidre, El Pensament de Gaudí, Col.legi d’Arquitectes de Catalunya i Baleares, Barcelone, 1981.
[3] BONET I ARMENGOL, Jordi, L’últim Gaudí, Portic, 2000. Jordi Bonet, dont le père avait dirigé les travaux de la Sagrada Familia, a lui aussi contribué à la poursuite de sa construction en introduisant la conception assistée par ordinateur.
[4] MARAGALL, Joan, Fora del temps, 1907. Cité par César Garcia Alvarez, Gaudí, catalogue de l’exposition, Musée d’Orsay, Hazan, 2022.
[5] DESCOUTURELLE, Frédéric, Encore des chats !
[6] L’Union syndicale des Architectes Français, fondée en 1890 regroupait initialement les architectes non diplômés par l’École nationale des Beaux-Arts. Elle est vite devenue le rassemblement de la mouvance rationaliste et prônait le rapprochement avec le monde des entreprises et l’emploi des nouveaux matériaux.
[7] Construit en 1903 au Grand Palais pour l’Exposition de l’Habitation.
[8] Cette méthode de poutres armées consiste à recouper les poutres dans le sens longitudinal, inverser le sens d’une des deux moitiés et les joindre par boulonnage en insérant un feuillard métallique au centre. Elle rigidifie ainsi la poutre en évitant le gauchissement du bois. Utilisée pour le château de Chambord, lors de sa construction au XVIe siècle ou lors de réaménagements au XVIIe siècle, cette méthode est décrite par Viollet le Duc dans L’Histoire d’une maison (chapitre XXI, p. 188-189). Il s’en est lui-même servi lors de la reconstruction du château de Pierrefonds. Elle n’aurait donc pas dû heurter ses disciples.
[9] Ou plutôt signé d’un curieux pseudonyme : « En quels termes galants ces choses-là sont dites », inspiré du Misanthrope de Molière.
[10] Nous ne connaissons d’Élie Leduc que le fait qu’il ait signé en 1902 un ouvrage consacré aux chaux et aux ciments.
[11] Il y a peut-être ici un clin d’œil au poème « La Légende de la nonne » de Victor Hugo.
[12] CHAMPIER, Victor, « Le Castel Béranger, Hector Guimard architecte », Revue des Arts Décoratifs, janvier 1899.
[13] Néanmoins, en 1898, dans ses premiers plans pour la Salle Humbert de Romans, Guimard avait prévu d’utiliser les briques de verre Falconnier au niveau du lanterneau central, comme l’avait fait Louis Bonnier en 1895 pour la verrière zénithale du magasin de Bing, rue Chauchat. Le choix de ce matériau aurait eu pour effet d’alourdir un peu la voûte mais était surtout aventureux au sommet d’une structure en bois sans doute insuffisamment rigide. Dans ses plans ultérieurs, il y a renoncé.
[14] GUIMARD, Hector, « La Renaissance de l’art dans l’architecture moderne », Le Moniteur des Arts, 7 juillet 1899.
[15] CHAMPIER, Victor, ibid.
[16] DESCHARNES, Robert ; PRÉVOST, Clovis, Gaudí vision artistique et religieuse, p 165, Edita, Genève, 1969. On lira aussi avec intérêt l’article d’Isabelle Morin Loutrel « Le rationalisme de Gaudí au regard des architectes français » qui compare les architectures de Guimard et de Gaudí, dans Gaudí, catalogue de l’exposition éponyme au musée d’Orsay, p. 95-103, Musée d’Orsay – Hazan, 2022.
[17] DESCOUTURELLE, Frédéric ; MIGNARD, André ; RODRIGUEZ, Michel, Guimard l’Art nouveau du métro, p. 92-93, La Vie du Rail, 2012.
[18] Nous avons signalé cette convergence dans notre article «La Casa Vicens de Gaudí à Barcelone ».
[19] LEBLOND, Marius-Ary, « Gaudí et l’architecture méditerranéenne », L’Art et les Artistes, 1910, vol. 11, pp. 69-76.
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