Les premiers vases en céramique créés par Guimard sont encore assez mal connus car rares et peu disponibles en France. Leur attribution est en partie le fait de conjectures et leurs fabricants ne sont pas toujours connus avec certitude. Notre livre consacré à la céramique de Guimard[1] a fait un premier bilan de cette production, mais de nouvelles informations sont venues enrichir nos connaissances. Dans cet article, nous n’aborderons que quelques modèles de vases sur lesquels les informations étaient jusqu’ici très restreintes, jusqu’à ce que l’un d’entre eux puisse être acquis en juin 2023 et qu’un autre apparaisse en vente publique, la veille de la publication de cet article.
Dans le portfolio du Castel Béranger, édité à la fin de l’année 1898, la dernière planche (n° 65) est consacrée à différents modèles de vases qui sont reproduits sans avoir été mis à l’échelle. Ceux qui sont représentés aux quatre coins sont deux modèles différents en bronze doré (n° 3 et 5, n° 4 et 6). Les autres vases sont en céramique. La légende précise, pour le pot à tabac (n° 7, 8, 9, 10), « Pot à tabac en grès, couvercle en bronze », sans donner le nom du fabricant. Le petit pot (n° 11 et 12) est légendé : « Petit pot en grès[2] » sans nom de fabricant. Le grand vase (n° 1 et 2, cerclés sur la photo) est simplement légendé : « Grand vase à fleurs » sans indication de matériau ni de fabricant. Il comporte quatre anses joignant l’épaulement à un col resserré et qui ne sont pas symétriques.
Les céramistes auxquels Guimard a pu avoir recours à cette époque sont tout simplement ses fournisseurs pour le décor intérieur et extérieur du Castel Béranger. Il s’agit, d’une part d’Alexandre Bigot, et d’autre part de Gilardoni fils, A. Brault & Cie (la Tuilerie de Choisy-le-Roi). En dehors du Castel Béranger, Guimard a aussi collaboré avec ces deux entreprises : avec Bigot pour l’édition de décors de linteaux ; avec Gilardoni & Brault pour l’élaboration de leur stand à l’Exposition de la Céramique et des Arts du Feu de 1897. Nous excluons d’emblée Muller & Cie (la Grande Tuilerie d’Ivry) des possibles fabricants de ces vases puisque Guimard semble avoir cessé sa collaboration avec eux au moment de la construction du Castel Béranger. Les exemplaires de vases connus ne présentent d’ailleurs pas de marque Muller & Cie et n’ont pas reçu l’émaillage aux tons généralement assez vifs et brillants de la Grande Tuilerie d’Ivry.
Le seul document sur lequel il a été possible de retrouver le « grand vase à fleurs » est une photographie parue dans le supplément du Gil Blas en 1903, prise au sein du pavillon que Guimard avait édifié au Grand Palais à l’occasion de l’Exposition de l’Habitation en 1903. Mais la liste complète des participants à ce pavillon, publiée sur l’emballage des cartes postales « Le Style Guimard » éditées à cette occasion, ne mentionne aucun céramiste.
Il est donc possible que ce grand vase n’ait été présent dans le pavillon que pour son aspect décoratif et non au titre d’objet en vente et encore en cours de production. Aucun exemplaire de ce grand vase n’est actuellement connu, ce qui pourrait signifier qu’il n’a pas été édité en série.
Un document plus ancien, puisqu’il date de l’Exposition Universelle de Paris en 1900, apporte d’autres informations. Il s’agit de la photographie d’un présentoir de produits artistiques exposés par Gilardoni & Brault. Ce présentoir serait passé inaperçu si cette photo n’avait été publiée dans le numéro spécial de la revue anglaise The Art Journal compilant ses articles consacrés à l’Exposition Universelle. Elle est légendée : « The Monks of Dijon[3] and some new designs in grès cerame ». Le texte de l’article précise qu’il s’agit de grès de l’entreprise Gilardoni & Brault.
Sur l’étagère inférieure, se trouve un vase qui nous intéresse plus particulièrement et que nous nommerons le « petit vase Guimard/Gilardoni » par opposition au « grand vase à fleurs ». Leurs silhouettes sont suffisamment proches pour que nous supposions que le grand vase ait aussi été produit par Gilardoni & Brault. Ce petit vase dont les dimensions le font tenir dans un cube, présente déjà une certaine symétrisation. Le fait qu’il soit absent de la planche du portfolio du Castel Béranger indique qu’il a probablement été conçu après sa publication, vers 1899. Et son absence du pavillon Guimard à l’Exposition de l’Habitation, suggère qu’il n’était déjà plus commercialisé en 1903, Guimard préférant alors sans doute mettre en avant sa production pour la Manufacture de Sèvres. Même si son attribution à Guimard ne fait aucun doute dans notre esprit, il faut bien noter que nous ne connaissons aucun document ancien où son auteur est clairement désigné, que nous ne connaissons aucune photo où il apparait dans les ateliers ou au domicile de Guimard et qu’aucun des exemplaires connus ne porte de signature ou de monogramme de Guimard. Quelques exemplaires de ce petit vase sont en collections publiques ou privées, mais jusque récemment, nous n’avions pu en observer aucun de près.
Une photographie ancienne d’un exemplaire aujourd’hui non localisé montre une glaçure brillante en camaïeu[4] d’ocres.
Une autre photographie du même vase, prise d’un peu plus haut montre clairement la présence de deux anses (à gauche et à droite) et de deux « boucles » au modelage complexe (devant et derrière).
D’autres vases du même modèle sont connus, comme le vase ci-dessous qui est en collection publique à Canberra en Australie .
En dehors de ce modèle à deux anses et deux boucles, il existe deux autres variantes. L’une d’elles ne comprend que les deux boucles. Le seul exemplaire connu est au Detroit Art Institute qui le donnait jusqu’ici comme étant en faïence émaillée. Mais après discussion avec l’équipe de conservation, il est établi qu’il s’agit de grès.
Une autre variante du petit vase Guimard/Gilardoni ne comprend que les deux anses. Elle n’est venue à notre connaissance que récemment, lorsque la maison de vente de Grasse a mis en vente en juin 2023 un vase à glaçure turquoise « dans le goût de Dalpayrat », assorti d’une toute petite estimation à 100-200 €. Comme les autres vases Guimard/Gilardoni, celui-ci n’avait ni monogramme « HG », ni marque de fabricant, ce qui limitait le nombre d’enchérisseurs potentiels lors d’une vente qui avait toutes les chances de passer inaperçue. Mais nous n’avons pas été les seuls à repérer ce vase et son estimation a été pulvérisée, à la grande stupéfaction du commissaire-priseur.
Afin de retrouver l’éclat des couleurs et la profondeur des motifs, un nettoyage adapté a été réalisé. Cette étape préliminaire a été complétée par une reprise des lacunes de l’émail, situées sur les éléments en ressaut du vase. Ces actions ont été menées par notre adhérente Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice de céramiques, nouvellement diplômée de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Dans l’étude technique d’un vase de ce type, les lacunes et les revers nous révèlent quelques informations intéressantes notamment pour la composition de la pâte et le travail de l’émail. Ainsi, il semblerait que le vase soit en grès, composé d’une pâte claire et assez fine, apparaissant à l’endroit des lacunes de l’émail. En retournant le vase, on comprend que les couleurs sont appliquées en couches épaisses, successives, lesquelles forment des masses avec des cratères et bubons. Ces épaisseurs situées sous le vase, sont le résultat des coulures des émaux sur la pièce. Les quatre encoches visibles sous le vase, indiquent l’emploi, au cours de la cuisson, de pernettes. Ces petits éléments en terre réfractaire de différentes formes, permettent de surélever la pièce dans le four. Ainsi, les effets de coulures de l’émail formant ce décor singulier, peuvent se vitrifier sans risquer d’adhérer aux plaques du four.
Les actions de conservation-restauration menées sur le vase, ont également permis d’appréhender sa fabrication et de comprendre le processus créatif ayant engendré cette glaçure bicolore.
Une première couche d’émail aux tonalités bordeaux est obtenue avec des oxydes de fer. Elle est ensuite recouverte d’une seconde couche d’émail de couleur turquoise, à base d’oxydes de cobalt et/ou de cuivre[5]. Cette succession de couches appliquées au pinceau et frottées sur les zones en ressaut, donne un émaillage majoritairement turquoise avec une profondeur et des creux bordeaux. Ces deux couleurs font explicitement références aux couleurs traditionnelles dites céladon[6] et sang de bœuf, des céramiques asiatiques.
La cuisson de ce type d’émaux se situe entre 600 °C et 800 °C. Afin d’obtenir un aspect mat à légèrement satiné, les employés de l’atelier d’émaillage ont pu ajouter aux émaux, de la chaux, de l’oxyde de zinc, ou encore de l’argile[7].
Notre hypothèse quant à la mise en forme du vase est la suivante : dans un premier temps, le corps a été réalisé en coulant la pâte dans un moule bivalve (composé de deux parties en plâtre, associées). La terre, mélangée à l’eau, est suffisamment épaisse pour ne former qu’une couche le long des parois du moule (voir schéma). Une fois l’eau évaporée, le corps peut être démoulé et les éventuelles barbes et défauts sont retirés à l’outil.
Travaillées à part, les anses ont été moulées pleines et ensuite ajoutées au corps du vase. La barbotine (un mélange de terre et d’eau) a permis d’associer les éléments entre eux. À l’aide d’outils divers, le céramiste a repris les « coutures » des différents éléments entre eux et préparé la pièce pour sa cuisson de dégourdi, laquelle a précédé la pose de la glaçure.
Par un heureux hasard, l’un de nos nouveaux adhérents possède un vase très proche du nôtre, mais dont les couleurs sont inversées et comparables au vase à deux boucles du Detroit Art Institute. La glaçure bordeaux y est très majoritaire, alors que la glaçure turquoise est restreinte aux reliefs. Ces deux vases forment donc une sorte de « positif » et de « négatif » d’un même modèle, décliné avec des émaux inversés.
Nous avons donc pu les comparer en les posant côte à côte, ce qui a permis de mettre en avant certaines caractéristiques intéressantes dans la production de céramiques de cette période, oscillant entre pièce unique et modèle de série.
Bien que similaires sur plusieurs points comme leur taille, leur forme générale, les anses, les couleurs des émaux et le style organique, ces vases ne sont pas tout à fait identiques. On constate en effet de multiples différences dans leurs reliefs et au niveau du traitement du vaisseau.
Cela signifie très probablement que ces nuances ont été travaillées avec une adjonction de matière sur le corps du vase préalablement moulé. Ainsi, à l’outil, le céramiste a pu creuser, relever ou adoucir les reliefs pour créer cet effet mouvant dans le décor, sans doute en s’appuyant sur un dessin ou un modèle en plâtre.
En revanche, les anses sont identiques sur les deux vases. Ceci corrobore l’idée qu’il s’agit bien d’éléments rapportés qui ont été moulés à part et appliqués sur le vase dans un second temps.
L’hypothèse de l’utilisation d’un même moule pour le corps de ces deux vases nous suggère l’idée que Guimard a pu utiliser le moule d’un vase commun, lisse, préexistant chez Gilardoni & Brault et qu’il s’est chargé de modifier à sa guise le corps obtenu par l’ajout d’anses, de boucles et surtout de ses reliefs mouvementés. À l’appui de cette idée, nous avons l’exemple d’une telle démarche avec un soliflore de Guimard dont deux exemplaires étaient également sur le présentoir de Gilardoni & Brault à l’Exposition universelle de 1900.
Nous en connaissons un exemplaire qui appartient à l’un de nos adhérents.
Posés sur le même présentoir, quatre autres exemplaires de ce soliflore ont le même renflement à la base du col mais n’ont pas les reliefs mouvants caractéristiques de Guimard. Ce premier modèle lisse, très éloigné du style de Guimard, aurait ainsi subi une « guimardisation ». Il est possible que le « grand vase à fleurs » ait subi le même traitement.
Si l’on compare les photographies connues des petits vases Guimard/Gilardoni à deux anses et deux boucles, ils semblent au contraire être identiques.
Cela signifierait qu’un moule spécifique aurait été créé pour ce modèle afin d’en tirer une production en série. Le vase à deux anses et deux boucles présenté sur l’étagère de l’Exposition Universelle en serait un exemplaire, alors que les variantes à deux boucles ou à deux anses pourraient avoir été des exemplaires de recherche antérieurs, réalisés à l’unité. Les dimensions inférieures des vases à deux anses et deux boucles pourraient être dues au rétrécissement qu’entraine le surmoulage d’un modèle.
Pendant la rédaction de cet article, un troisième vase Guimard/Gilardoni (ci-dessus), cette fois à deux anses et deux boucles, s’est présenté en vente à Auvers-sur-Oise[8]. Nous n’avons pas pu l’acquérir lors de cette enchère car son prix d’adjudication a dépassé le montant maximum que nous nous étions fixé, mais son nouveau propriétaire nous a fait la surprise de nous le « revendre » en abaissant son prix au niveau où nous avions dû décrocher. Nous lui en somme très reconnaissant car ce vase magnifique, dont l’état n’a nécessité qu’un simple nettoyage par Clémence Rigaux, complète de manière heureuse le vase turquoise.
Il possède une glaçure du même type que celle des vases à deux anses ou à deux boucles. Si notre hypothèse d’une antériorité de ces derniers était exacte, il pourrait donc s’agir d’un des premiers exemplaires du modèle à deux anses et deux boucles, avant que Gilardoni & Brault n’adopte des glaçures en camaïeu comme celles que nous présentons plus haut, peut-être plus aisément commercialisables.
Contrairement aux autres vases que nous connaissons, il possède une marque peu visible au culot : une lettre « S » avec de grands empattements.
Frédéric Descouturelle, avec la participation d’Olivier Pons et de Clémence Rigaux, conservatrice-restauratrice du Patrimoine.
Nous remercions M. Paul Arthur, spécialiste de la céramique art nouveau qui nous a indiqué l’existence de certains des vases mentionnés dans l’article, ainsi que notre ami Francesco Mariani et M. Patrick Mathé pour son accueil et sa générosité.
Notes
[1] La Céramique et la Lave émaillée de Guimard, éditions du Cercle Guimard, 2022.
[2] Le grès (ou grès cérame) est une argile à forte concentration en silice cuite à haute température (entre 1200 °C et 1300 °C) permettant d’obtenir une vitrification partielle avec une céramique compacte, opaque, imperméable et très dure. Les pâtes utilisées par les manufactures et les céramistes à la fin du XIXe siècle étaient des pâtes artificielles comportant de l’argile naturelle, du kaolin, du feldspath et de la silice sous forme de quartz et de silex. En fonction de sa composition, sa couleur était ocre ou grisâtre, parfois presque blanche (grès porcelainé).
[3] Il s’agit de reproductions des pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne qui étaient originellement à la chartreuse de Champmol à Dijon et qui sont à présent reconstitués au musée des Beaux-Arts de Dijon. Des moulages des pleurants sont exposés à la Cité de l’Architecture à Paris. Deux exemplaires qui étaient selon toute probabilité des reproductions de Gilardoni & Brault avaient été placés sur des étagères au sein du Castel Henriette à Sèvres. Guimard en possédait un troisième.
[4] Ce type de glaçure est assez répandue sur les grès. Afin d’obtenir de la profondeur et un dégradé de couleurs, les émaux sont placés par superposition sur la céramique. Ils sont alors liquides, appliqués à la louche ou au pinceau, avec un temps de séchage à l’air libre entre chaque couleur. On pose les émaux foncés dans un premier temps, puis on superpose des couches plus claires. L’emploi d’une couche d’émail transparent, à la fusibilité plus importante lors de la cuisson, peut permettre à la couche inférieure de gagner, elle aussi, en fusibilité et ainsi, dans certains cas, de passer au travers de la couche d’émail supérieur et de créer des effets de camaïeu et de profondeur. Cette profondeur peut aussi être créée par l’adjonction de plusieurs couches d’une même couleur mais d’épaisseur différentes donnant également lieu à des nuances.
[5] RHODES, Daniel, Terres et glaçures, 2006.
[6] Ce terme désigne une glaçure chinoise destinée aux grès et qui est reprise dans les arts du feu européens entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La couleur des céladons est due à la réduction des oxydes de la glaçure. La quantité de ces derniers, ainsi que la température de cuisson et la méthode de réduction, influencent la couleur de la céramique qui peut varier du vert grisâtre au bleu-vert. La cuisson en réduction limite l’apport en air dans le four, le carbone du feu utilisant alors l’oxygène des oxydes, réduit ceux-ci à l’état de métaux purs et changent les nuances des glaçures.
[7] RADA, Pravoslav, Les techniques de la céramique, Collection Techniques d’art, 1989.
[8]Vente Le Calvez & Associés à Auvers-sur-Oise, le 29/02/24, lot n° 15.
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