Nous avons été heureux de pouvoir acquérir récemment en vente publique[1] un décor de linteau en grès émaillé d’Hector Guimard édité par Bigot. Tout en le présentant à nos lecteurs, nous le replaçons dans le contexte de sa création, le comparons aux autres décors de ce type et décrivons brièvement leur évolution dans l’œuvre de Guimard. Cet article recoupe des informations contenus dans de précédents articles consacrés au stand Gilardoni & Brault de 1897, aux décors en céramique du Castel Béranger, au décor du vestibule du Castel Béranger, ainsi que dans le livre consacré à la céramique et à la lave émaillée de Guimard (éditions du Cercle Guimard, 2022).
Rappelons que les linteaux sont des traverses horizontales reposant sur deux points d’appui au-dessus d’une ouverture ou d’une baie et ayant pour fonction de soutenir la maçonnerie. Leurs décors, qu’ils soient sculptés sur les pierres du linteau ou plaqués devant elles, sont des éléments décoratifs des façades et des intérieurs dont l’origine se confond avec celle de l’architecture. En extérieur, sous nos climats, leur colorisation était problématique et ce n’est qu’avec l’arrivée de la lave émaillée à partir des années 1830 puis de la faïence ingerçable à partir des années 1840 que des décors architecturaux colorés et résistants aux intempéries ont pu commencer à enjoliver les façades de façon pérenne. Cette offre s’est multipliée avec l’augmentation du nombre de fabriques capables de les proposer et surtout avec leur industrialisation permettant de les éditer sur catalogues. L’apparition du grès émaillé à la toute fin du XIXe siècle est venue compléter une palette de produits déjà étendue.
Dès ses premières œuvres architecturales, Guimard a créé des décors de linteaux. Celui ornant l’hôtel Roszé (1891), a été sculpté en pierre. Pour cette raison, malgré le caractère répétitif de ses motifs floraux, il a sans doute été le plus coûteux de ces petites villas de l’ouest parisien.
Car la presque totalité de ces premiers décors, notamment au niveau des linteaux et des tympans de ces premières villas a été réalisé de façon plus économique en céramique cloisonnée d’après les dessins de Guimard. Ils ont tous été exécutés et en partie édités par Muller & Cie. On se réfèrera à notre ouvrage La Céramique et la Lave émaillée d’Hector Guimard qui les décrit entièrement pour l’hôtel Roszé (1891), l’hôtel Louis Jassedé (1893), la villa Charles Jassedé (1893), l’hôtel Delfau (1894) et la galerie Carpeau (1894-1895). Ces décors sont constitués d’éléments séparés avec motif de début, de milieu et de fin, illustrant des motifs floraux plus ou moins identifiables.
D’autres décors sont plus simplement composés d’éléments identiques répétés (métopes), souvent encadrés par des barres métalliques orthogonales. Avec la métope n° 13, Guimard évolue stylistiquement par rapport aux motifs précédents en évoquant la poussée d’un bouton floral repoussant ses involucres avec une stylisation qui en rend la lecture difficile au premier abord.
Pour les façades du Castel Béranger (1895-1898), immeuble qui a marqué son entrée dans le style Art nouveau, Guimard a également conçu des décors de linteaux. Quelques-uns sont en pierre sculptée, particulièrement épais et occupant toute la hauteur de la corniche du 4e étage de la façade sur rue.
Mais la plupart des décors de linteaux des façades du Castel sont beaucoup plus discrets, masquant un linteau métallique par des métopes encadrées par des lames métalliques. Techniquement, Guimard agit ici dans la continuité de sa mise en place de décors de linteaux quelques années plus tôt sur l’hôtel Louis Jassedé et la villa Charles Jassedé. Mais stylistiquement, ses motifs ont évolué vers un modelage où l’évocation du monde du vivant est perceptible mais sans que l’on puisse réellement identifier une espèce, ni même la rattacher au règne animal ou végétal. Les colorations ont également changé, passant d’aplats de couleurs vives cloisonnées à des camaïeux de couleurs ocres ou bleutées fondues.
Comme nous l’avons établi dans le livre sur la céramique de Guimard, les décors extérieurs en céramique émaillée du Castel Béranger ont été produits par Gilardoni & Brault et non en grès par Bigot. Cependant nous savons qu’un exemplaire de cette métope a été repéré à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher[2]. Sa localisation à 25 km de Mer, lieu d’implantation de l’entreprise A. Bigot et Cie, dans une zone géographique où la diffusion de Gilardoni & Brault était nulle, introduit un doute quant à son attribution. Contrairement aux autres décors en céramique des façades du bâtiment, ce modèle précis de métope pourrait donc avoir été produit par Bigot.
À l’extérieur du Castel Béranger, un autre décor de linteau est particulièrement remarquable. Il s’agit de celui qui coiffe la (ou les) devanture(s) de boutiques(s) se trouvant à l’origine au niveau des 7e et 8e travées, du côté droit de la façade[3]. Ce linteau métallique, comparable à son contemporain du préau de l’École du Sacré-Cœur[4], était visiblement destiné à recevoir une (ou deux) enseigne(s). Le décor qui le surmonte est des plus étranges. Trois groupes de deux types de métopes (un grand modèle et un petit) sont enserrés dans des cornières métalliques en arc de cercle, séparés par des motifs en tôle découpée pouvant évoquer des fleurs en boutons. Les métopes, en céramique émaillée, ont l’aspect inédit d’une matière informe et convulsive, s’écartant radicalement de la plupart des autres décors des façades qui conservent une parenté avec le monde du vivant.
Ce style nouveau et propre à Guimard se retrouve largement sur les éléments en grès émaillé, cette fois produits par Alexandre Bigot, qui garnissent les parois du vestibule. Leur matière bouillonnante qui semble contenue par le strict motif de treillage en barres métalliques orthogonales présente des empreintes de doigts qui ont été enfoncées dans la terre glaise au moment de leur modelage.
C’est sans doute dans le même laps de temps (vers 1897) qu’ont été conçus les décors de linteaux en grès émaillé dont nous présentons un exemplaire en début d’article. Ils peuvent dissimuler un linteau métallique en étant placés devant lui, mais leur forme semi-elliptique les destine aussi à être mis en place sous un arc porteur en briques[5]. Cette disposition permet alors d’équiper les baies par des fenêtres à vantaux rectangulaires, plus économiques que des vantaux à traverses supérieures arquées.
Comme sur les panneaux en grès émaillé du hall du Castel Béranger, on trouve de multiples empreintes de doigts, regroupées dans de petites zones comme si ces empreintes appartenaient à une même main.
On retrouve sur leur tranche supérieure, tracées à la pointe, les signatures « Hector GUIMARD Arch[6] » et « A Bigot cer ». Ils sont donc signés de façon similaire à certains panneaux en grès émaillé du vestibule du Castel Béranger et aux cheminées en grès émaillé, éditées par Bigot et placées à une vingtaine d’exemplaires dans les salles à manger de l’immeuble (« GUIMARD Arch » et « A Bigot cer »).
Contrairement à ces cheminées du Castel Béranger, le revers de notre décor de linteau ne présente pas le logo de Bigot : une tour crénelée.
L’édition de ce décor de linteau est attestée par sa présence au sein du catalogue édité en 1902 par la société A. Bigot & Cie qui le commercialisait au prix de 40 F-or. Il est annoncé en longueur courante de 1 m avec la possibilité de porter celle-ci à 1 m 30. Pour l’instant, nous ne connaissons aucun exemplaire de cette dernière longueur. Mais même dans sa dimension courante, il a sans doute été peu diffusé puisque, sauf nouvelle découverte, nous n’en connaissons aucun exemplaire en place ailleurs que sur des bâtiments de Guimard.
Non seulement Guimard semble avoir été le seul à utiliser ces décors de linteaux édités par Bigot, mais qui plus est, il ne les a pas employés au moment de leur conception, préférant créer à chaque fois de nouveaux modèles. C’est seulement quelques années plus tard, alors que son style avait radicalement évolué et que ces décors s’étaient dèjà fort démodés, qu’il a commencé à s’en servir. Bien qu’il ait toujours été soucieux d’harmoniser ses créations, Guimard a parfois ainsi réutilisé des éléments décoratifs plus anciens, en décalage avec l’évolution de son style, mais qui ne nuisaient pas pour autant au résultat final.
La première occurrence de leur utilisation s’est faite au Castel Val, construit en 1903 par Guimard à Auvers-sur-Oise. Plusieurs décors de linteaux ont été insérés dans les balustrades des terrasses de la villa et du garage.
Dans une seconde phase d’aménagement de la propriété en 1911-1912, l’architecte Eugène Daubert, sous la supervision probable de Guimard, a sans doute complété cette longue balustrade en ciment joignant la villa au garage, portant à seize le nombre de ces décors de linteaux [7]. Dans cette configuration architecturale, ils perdent alors leur signification pour ne plus être que des éléments décoratifs colorés utilisés pour ponctuer le chemin. Au fil du temps cette balustrade du Castel Val s’est dégradée et a été restaurée en 2003-2004. Le seul décor original intact qui subsistait a été moulé et des copies en ciment ont été replacées dans chaque module de la balustrade.
En 2021, lors de sa revente, le Castel Val comportait encore l’élément original exposé en intérieur. Il est possible que l’élément que nous avons acquis provienne lui aussi de la balustrade originale.
L’autre occurrence de ces décors de linteaux en grès émaillés édités par Bigot s’est faite à deux exemplaires dans la cour de l’hôtel Deron Levent en 1907. Ils surmontent effectivement des fenêtres (au premier étage) mais, placés plus en hauteur au sein de la maçonnerie, ils perdent également leur fonction primitive, celle de dissimuler (ou d’accompagner) une poutrelle métallique industrielle. Ces dernières sont pourtant bien visibles, mais enjolivées par des décors en fontes alors créés spécialement à cet usage par Guimard et dont il sera question plus loin dans notre article.
Très similaire à notre décor de linteau en grès émaillé, mais pourtant légèrement différent, un autre modèle a été retrouvé à deux exemplaires sur un immeuble banal, non daté et d’architecte inconnu, à Courbevoie[8] en banlieue parisienne. Scellés en linteaux de fenêtre de rez-de-chaussée, ces décors ne révèlent pas le nom de leur fabricant, mais leur attribution à Guimard ne fait aucun doute. Mesurant également un mètre de longueur et relevant donc d’une offre équivalente à celle du catalogue de Bigot, ils ont nécessairement été produits par un concurrent, le nom de Gilardoni & Brault étant sans doute le plus probable. On observe qu’ils ne comportent pas de coulures de l’émaillage comme on en trouve sur tous les décors de linteaux de Guimard édités chez Bigot.
Si nous revenons à présent en arrière, au moment de l’aménagement du Castel Béranger, nous retrouvons d’autres décors de linteaux et en particulier au sein de l’agence de Guimard, située au rez-de-chaussée de l’immeuble. Nous écartons de notre sujet les décors des chambranles des deux fenêtres du bureau du Guimard, assez grossièrement creusés à même la pierre.
De véritables décors de linteaux se trouvent sur le mur orthogonal à celui de la rue, et tout d’abord au-dessus de la porte du dégagement permettant la sortie sur cour. Guimard y a placé un décor de linteau qui est cerné par des cornières de métal découpées et coudées. Son style est proche du linteau que nous avons acheté et, si l’on se réfère à la carte postale de l’agence Guimard, ce linteau était coloré (mais pas nécessairement en bleu) probablement avec des nuances.
À l’heure actuelle, ce décor de linteau et ses cornières en métal sont uniformément peints d’une couleur verdâtre. En s’en approchant, on constate que le décor en relief n’est pas, comme on pouvait s’y attendre, en céramique mais simplement en staff.
De l’autre côté de cette porte, dans le dégagement permettant la sortie sur cour, se trouvent deux autres décors de linteaux, jumelés à angle droit. Ils sont de même nature que le précédent (cornières et staff) et actuellement entièrement peints en blanc.
Toujours dans le bureau de Guimard, mais de l’autre côté de la cheminée, une autre porte donnant cette fois dans le bureau des dessinateurs est surmontée d’un linteau. Il est d’une plus grande longueur car il englobe aussi une niche séparée de la porte par un épais pilier. Au-dessus de ce pilier, le staff modelé est remplacé par une plaque métallique savamment découpée.
Le dessin des parties métalliques de ces trois derniers décors de linteaux existe dans le fonds Guimard du Musée d’Orsay. Il comporte sur sa droite un quatrième linteau qui n’est pas identifié. Ce dessin n’est pas daté mais pourrait approximativement remonter à l’année 1897, époque où Guimard a conçu l’aménagement de son agence.
Face à la cheminée, un troisième décor de linteau, beaucoup plus important, surmonte la large baie séparant en deux le bureau de Guimard. Il est de même nature que les précédents, combinant les fers industriels pliés et découpés avec des surfaces modelées en staff.
Enfin, un linteau spectaculaire sépare le bureau des dessinateurs du couloir d’entrée. Il comporte une partie centrale horizontale, comparable à celles des précédents linteaux. Mais ce sont ces consoles latérales qui assurent l’essentiel de l’effet.
Guimard a reproduit ces deux consoles sur une planche consacrée à des éléments métalliques dans le portfolio du Castel Béranger et a mentionné dans les légendes : « Console en fonte des filets en fer ». Mais leur examen révèle que, comme la totalité des consoles de l’agence et des espaces communs, elles ont été moulées en staff et non en fonte. Ce choix, probablement dicté par une recherche d’économie et de facilité de mise en place, vient contredire le crédo rationaliste de Guimard[9] puisque les consoles expriment une fonction de soutien.
Toujours en 1897, Guimard est chargé de la construction du stand Gilardoni & Brault à l’Exposition nationale de la céramique. Comme nous l’avons vu précédemment, lors de la phase de décor du Castel Béranger, il a sollicité cette tuilerie implantée à Choisy-le-Roi. L’entreprise, dotée d’un solide savoir-faire en matière de décor architectural, lui a alors fourni les décors externes et une partie des rétrécissements de cheminées des salons. Le stand Gilardoni & Brault, sous la forme du « Porche en Céramique d’une Habitation » présente certes des produits fabriqués par la tuilerie (tuiles, briques, et même deux modèles de sculptures de style historique) mais surtout un étourdissant ensemble de décors en grès émaillé, modelés par le sculpteur Raphanel[10]. Le nouveau style de Guimard s’est ainsi trouvé révélé d’une manière radicale au grand public qui n’avait pas encore vraiment eu connaissance de cette construction excentrée qu’était le Castel Béranger. Linteaux, appuis de fenêtres, meneaux, corniches, chéneaux et faitières, sans compter un décor complet d’escalier sont l’occasion d’un déchaînement de formes abstraites mouvantes, concentrées dans un espace bien plus réduit qu’au Castel. Seul le panneau au chat faisant le gros dos[11], vraisemblablement exposé ici avant sa mise en place sous l’oriel du Castel Béranger apporte une note de réalisme à cet exercice de style en forme de façade.
Au-dessus de la petite fenêtre à gauche et de la petite porte à droite, Guimard a placé des décors de linteaux qui sont encadrés par des cornières (à gauche) ou des lames en tôle découpée (à droite). Là encore, l’aspect de leur modelage est très proche du décor de linteau édité par Bigot (ou l’inverse). Le fait que nous sachions que pour cet ensemble Guimard a eu recours au sculpteur Raphanel peut nous laisser supposer, mais sans certitude, que ce dernier a aussi participé au modelage du décor de linteau édité chez Bigot, ainsi qu’au modelage des décors de linteaux présents dans l’agence du Castel Béranger, le tout d’après des dessins de Guimard.
Presqu’en même temps que le Castel Béranger, Guimard a construit au Vésinet la villa Berthe en 1896. D’aspect plus conventionnel que le Castel par la symétrie de sa façade tournée vers la rue, la villa possède néanmoins de très beaux détails décoratifs comme les décors des linteaux des fenêtres du premier étage, probablement élaborés à la même époque (1897) que ceux du stand Gilardoni & Brault et du Castel Béranger.
Sur la travée centrale, légèrement bombée, le décor est divisé en trois parties, elles-mêmes subdivisées en trois éléments en grès émaillé. Les jonctions entre les éléments sont masquées par des lames en tôle découpée. À la différence de la disposition des panneaux du vestibule du Castel Béranger, ces lames ne sont plus strictement orthogonales mais courbes, participant ainsi davantage au décor. Cette innovation pourrait être le signe d’une création légèrement postérieure, mais elle apparaît pourtant sur les plans datés d’avril 1896. Là aussi, la planéité de ces lames, contrastant avec la protrusion des éléments en grès émaillé, semble leur donner une fonction de contrainte s’opposant au bouillonnement de la matière.
Rapidement, à partir de 1898, Guimard a été attiré par l’utilisation de la lave émaillée qui se sculpte, ou qui, dans sa version dite de la lave reconstituée[12], se moule. Son émaillage permet une vivacité des coloris et une précision de leur mise en place que le grès émaillé aux tons plus ternes et plus fondus n’atteint pas. Vaporisé sur des panneaux ou des blocs de lave naturelle « sabrée » ou « rustiquée », cet émaillage permet aussi d’ajouter une coloration presque inaltérable à un travail traditionnel de la pierre. L’une des premières utilisations architecturales de la lave émaillée par Guimard s’est sans doute faite sur les linteaux de l’hôtel Roy, 81 boulevard Suchet à Paris en 1898. Sa destruction ne nous permet pas de connaître la couleur exacte employée car la colorisation de la carte postale représentant sa façade sur rue n’est pas forcément un reflet de la réalité. Outre les linteaux des trois fenêtres de la grande baie du rez-de-chaussée, du grand linteau qui la surmonte et du grand linteau placé au-dessus des fenêtres du premier étage, il est probable qu’au niveau de l’annexe à droite, sous la terrasse, les décors des linteaux des fenêtres étaient aussi en lave émaillée.
La photo en noir et blanc de l’article d’Abel Favre consacré à Guimard et paru dans la revue Le Mois de septembre 1901, montre, là aussi, la présence de lames courbes en tôle découpée entourant et divisant les plaques de lave émaillée.
L’immeuble de Guimard le plus emblématique de l’utilisation de la lave émaillée est bien sûr la maison Coilliot à Lille en 1898-1900. Guimard a revêtu sa façade sur rue par des panneaux sabrés et émaillés en vert en y intégrant deux importantes enseignes. Elles se distinguent du reste de la façade par leur surface lisse et leur fond jaune mais ne sont pas des décors de linteaux.
À l’intérieur de la maison, Guimard a disposé plusieurs décors de linteaux dont un double au-dessus des deux portes du palier donnant accès à l’appartement du premier étage. Au moins quatre autres petits décors de linteaux en lave émaillée étaient disposés au sein de l’appartement, enserrés par des lames de fer pliées. Pour leur modelage, l’évolution stylistique de Guimard est patente par rapport au décor de linteau édité par Bigot. Réalisés en lave reconstituée par estampage sur un moule avant cuisson et émaillage, ils auraient pu facilement être multipliés et employés sur d’autres constructions de Guimard. Mais pour l’instant nous n’en connaissons pas d’autres tirages. Comme pour le Castel Béranger et le stand Gilardoni & Brault, ces décors de linteaux étaient enserrés dans des lames de fer pliées.
Lors de la première partie de sa carrière, plus « militante », au lieu de dissimuler les linteaux métalliques en les recouvrant par un décor, Guimard a aussi cherché à les mettre en valeur. Lorsque des poutrelles en I étaient employées, en particulier pour les soubassements, il a agi de la même manière qu’avec des fers industriels en cornière, en U ou en T, en découpant la partie centrale et en pliant les ailettes
En hauteur, il a parfois créé de véritables décors d’une grande complexité tout en leur donnant une impression de légèreté en combinant de la tôle rivetée à des cornières découpées, elles-mêmes doublées ou triplées par des barres de fer pliées. La dépense entraînée par la forte augmentation du métrage des fers a été habilement compensée par l’économie réalisée en employant des matériaux industriels mis en œuvre par un serrurier et non par un ferronnier. Le plus bel exemple d’un tel linteau est sans doute celui de la boutique Coutollau à Angers en 1896.
En se tournant de plus en plus vers la production en série, Guimard a pu créer un important corpus de fontes ornementales, édité par la fonderie de Saint-Dizier et diffusé sur un catalogue spécial. Parmi ces fontes, plusieurs modèles de décors d’extrémités de linteaux peuvent s’adapter aux poutrelles en I de dimensions normalisées (IPN) en s’insérant le long de l’âme. Ils sont pourvus d’un œillet pour leur fixation par rivetage ou boulonnage.
Le modèle GA est le plus grand, conçu pour une âme de 12 cm.
Les modèles GB et GC sont conçus pour des âmes de 10,5 et 8,5 cm.
La rosace GE[13] a la même hauteur que les ornements GB. Également pourvue d’un œillet, elle est destinée à ponctuer les poutrelles. Nous ne connaissons cependant aucune occurrence d’une telle utilisation.
Les modèles GD sont différents car ils ne comportent pas d’œillet et sont conçus pour s’adapter à deux petits fers en T, l’un horizontal et l’autre cintré. En raison de la faiblesse de leur section, ces fers ne peuvent avoir de fonction de linteau et cette combinaison de fers et de fontes ne peut donc qu’être plaquée devant un linteau porteur ou se placer sous un arc[14].
Guimard les a largement utilisés sur les deux immeubles Jassedé du 142 avenue de Versailles et du 1 rue Lancret[15] à Paris (1903-1905) en les appliquant contre des poutrelles en I.
Le dernier exemple d’utilisation des ornements de linteaux GD par Guimard s’est sans doute fait sur la fenêtre du premier étage sur rue de la petite villa d’Eaubonne que nous datons approximativement de 1907. Sans doute pour donner plus de discrétion à ce linteau, Guimard ne lui a pas adjoint le fer supérieur arqué.
Contemporain de la villa d’Eaubonne, l’hôtel Deron Levent, villa de la Réunion à Paris, comporte également plusieurs linteaux en poutrelles métalliques recevant des ornements en fonte (GA, GB, GC). Cependant, pour cette construction plus luxueuse qui se hausse au statut d’hôtel particulier, Guimard a éprouvé le besoin d’ajouter des décors modelés en stuc surmontant les linteaux des fenêtres du premier et du deuxième étage de la travée centrale. Et dans le même but, il a fait sculpter les consoles soutenant les balcons de cette travée, ainsi que l’arc de la fenêtre du second étage.
Nous avons vu plus haut que, dans la cour de cet hôtel, Guimard avait placé deux linteaux métalliques au-dessus des fenêtres du premier étage et qu’il les avait pourvus d’ornements GC. Là aussi, il a voulu en renforcer l’effet décoratif en leur adjoignant cette fois ses anciens décors de linteaux en grès émaillé édités par Bigot.
La villa d’Eaubonne et l’hôtel Deron Levent sont pratiquement les dernières constructions[16] sur lesquelles Guimard a fait apparaître des linteaux métalliques. Par la suite, l’expression d’une élégance de bon aloi a supplanté la volonté d’afficher la structure du bâtiment sur les façades. C‘est donc la sculpture de la pierre qui a progressivement pris le relais des multiples décors de linteaux que nous avons répertoriés. Mais là encore, Guimard a su s’écarter du conformisme de ses confrères. Alors que la plupart des architectes concentrent le décor des linteaux des portes d’entrée en leur milieu pour y placer une tête, un motif quelconque ou un simple numéro de rue, Guimard a pris le contre-pied de cette habitude en évidant au contraire la partie centrale et en augmentant le décor sur la partie haute des jambages et sur les angles supérieurs.
Même sur la porte de son hôtel particulier, avenue Mozart, où Guimard a placé son monogramme au centre du linteau de la porte d’entrée, la surabondance du décor latéral rend plus discrète la présence de ce motif.
Le décor des linteaux a donc fidèlement suivi l’évolution du style de Guimard en matière d’architecture, passant d’une multiplicité de matériaux, souvent très colorés, à une restriction de leur nombre et à une plus grande sobriété dans la coloration. Dans le même temps, leur modelage, bouillonnant à l’époque du Castel Béranger, s’est assagi pour se tourner vers la recherche d’élégance.
Frédéric Descouturelle
Notes :
[1] Vente Auctie’s du 02 décembre 2022, à Drouot salle 10, lot 183.
[2] Information fournie par Mme Françoise Mary.
[3] L’aspect réel de ce (ou ces) boutique(s) nous est pratiquement inconnu. Dans le portfolio du Castel Béranger, aux planches 1 et 2, Guimard en donne deux versions dessinées, à la fois différentes et imaginaires. Seule une petite partie des devantures est photographiée (sans avoir été retouchée) aux planches 3 et 6 et fait apparaitre de simples panneaux de verre verticaux étroits conformes au premier projet du Castel Béranger avant sa transformation par Guimard en un immeuble de style Art nouveau. Ces ouvertures ont été par la suite réduites en simples fenêtres reprenant le gabarit de la fenêtre de droite de l’agence de Guimard.
[4] 9 avenue de la Frillière, Paris XVIe, 1895.
[5] Il devient alors nécessaire pour l’architecte et pour l’entrepreneur de concevoir leur arc en suivant les dimensions et la courbure du décor de linteau. Il s’agit du même phénomène de renversement des rôles qui s’est répandu tout au long du XIXe siècle en raison de l’édition en série des décors et qui voit, par exemple, les menuisiers tenus de fabriquer leurs huisseries en fonction des dimensions des panneaux de fontes ornementales disponibles sur catalogues.
[6] Guimard a donc préféré se prévaloir de la fonction d’architecte qu’il tenait en haute estime, plutôt que celle de sculpteur-modeleur qu’il aurait plus logiquement utilisé en signant « Hector Guimard sc ».
[7] Ce chiffre est celui de l’actuelle disposition après restauration de la balustrade. Cependant une photographie ancienne montre que la répartition des décors de linteau était sans doute différente de l’actuelle. De plus, deux autres modules de balustrade existent aussi au niveau du portail de l’entrée carrossable sur rue, sans que nous sachions s’il s’agit bien d’une disposition d’époque.
[8] Nous remercions Georges Barbier-Ludwig, ancien conservateur du musée Roybet-Fould de Courbevoie de nous avoir signalé leur existence.
[9] « Guimard me disait ce matin une chose juste : dissimuler le moins possible la nature des matériaux — que du bois reste du bois, etc. — et si pour des raisons pratiques on est forcé de les recouvrir, que l’on conserve le plus possible les caractères de chaque matériau, sinon dans leur teinte, pour se garder de toute imitation, mais dans leur ton pour rester logique… » Signac, Paul, Journal, 15 janvier 1899, cité par Thiébaut, Philippe, La Revue de l’Art, 1991, vol. 92 ; n° 1, p. 72-78.
[10] Le nom de Raphanel est le seul nom de collaborateur cité dans la presse. Il l’est également sur le plan du stand et sur le projet d’enseigne du stand dessiné par Guimard. Il apparait également en compagnie de celui du sculpteur plus connu Jean-Désiré Ringel d’Illzach dans le portfolio du Castel Béranger où tous deux sont crédités de l’exécution des modèles de sculpture. Il s’agit vraisemblablement du sculpteur Xavier Raphanel (1876-1957), auteur de nombreuses statuettes historicistes et de quelques objets d’art décoratif.
[11] On se réfèrera au livre La Céramique et la lave émaillée de Guimard où nous faisons l’hypothèse que ce panneau au chat faisant le gros dos est la réduction d’un panneau légèrement plus grand, édité en version gauche et droite, et qui a été remodelé pour entrer dans l’espace qu’il occupe actuellement au Castel Béranger, peut-être à la place d’un autre décor initialement prévu.
[12] Cf. le livre La Céramique et la lave émaillée de Guimard ou notre article sur la lave émaillée.
[13] La rosace GE est également répertoriée en tant que rosace GO sur la planche des ornements divers. De même que les ornements de linteau GA, GB et GC, elle sera intégrée lors d’une augmentation du catalogue à des compositions de balcons et de balustrades fondues en une seule pièce.
[14] C’est cette solution qui a été adoptée pour le seul exemple d’utilisation des ornements de linteaux GD en dehors de Guimard sur un immeuble non daté et d’architecte inconnu au 13 avenue de Metz à Châlons-en-Champagne.
[15] Sur la façade de l’immeuble du 142 avenue de Versailles à Paris donnant dans la rue Lancret, le fer supérieur arqué des décors de linteaux est manquant sur toute la 2e travée (petites fenêtres d’un escalier), ainsi que sur toutes les façades sur rue de l’immeuble du 1 rue Lancret. Cette systématisation des manques écarterait l’hypothèse de destructions aléatoires de ce fer supérieur. Cependant on note que même lorsque le fer supérieur est manquant, les coins supérieurs et intérieurs des ornements de linteaux GD ont été sciés, comme dans les cas où un fer supérieur arqué y était inséré. Faute de pouvoir examiner de près un ornement de linteau GD, nous ne connaissons pas la raison précise de cette amputation, mais il est probable qu’elle est due à un impératif technique puisqu’elle n’existe pas sur le linteau de la villa d’Eaubonne où un fer supérieur arqué n’a pas été mis en place.
[16] Sur l’immeuble Franck, 10 rue de Bretagne, réalisé de façon très économique de 1914 à 1919, les linteaux métalliques ont réapparu, sans aucun décor. La maquette de maison standardisée, vers 1921, conservée au musée des Arts Décoratifs, montre également des linteaux apparents qui pourraient avoir été prévus en ciment armé.
Addenda le 25 mars 2023
Un décor de linteau en grès émaillé par Bigot, semblable à celui que nous présentons en début d’article, a été brièvement mis en vente le 25/3/2023 sur le site LeBonCoin. L’existence de ce nouvel exemplaire (le troisième) plaide en faveur de l’existence d’une série de ces décors de linteaux provenant du Castel Val.
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